XLVI

Bien que l’horloge de la Bourse marquât à peine la demie, Jenny était là. Jacques la vit de loin et s’arrêta. La fine silhouette se détachait, immobile, devant les grilles fermées, dans le va-et-vient des marchands de journaux et des employés d’autobus. Une longue minute, il demeura au bord du trottoir, à la contempler. Il retrouvait une émotion très ancienne, à la surprendre ainsi dans sa solitude. Autrefois, à Maisons-Laffitte, pour l’entrevoir un instant, il venait souvent rôder autour du jardin des Fontanin. Il se souvenait d’une fin d’après-midi où il l’avait vue, en robe blanche, sortir de l’ombre des sapins et traverser une traînée de soleil qui eut juste le temps de la nimber de lumière, comme une apparition…

Ce soir, elle n’avait pas son voile de deuil. Elle portait un costume noir, qui la faisait plus mince encore. Dans sa manière de s’habiller, comme dans toute sa conduite, elle ne cédait jamais au désir de plaire. Elle ne cherchait d’approbation qu’en elle-même (trop fière pour se soucier du jugement d’autrui, et, d’ailleurs, trop modeste pour penser que les autres pussent se donner la peine de porter un jugement sur elle). Elle aimait les vêtements de coupe sobre, strictement pratiques. Élégante, pourtant : mais d’une élégance un peu sèche et sévère, faite surtout de simplicité, de naturelle distinction.

Lorsqu’il s’approcha d’elle, elle tressaillit et s’avança vers lui en souriant. Car elle souriait, maintenant, sans trop d’effort : ou, plus exactement, un frémissement indécis faisait palpiter le coin des lèvres, tandis qu’au fond de ses yeux clairs s’avivait une petite lueur, que Jacques savait saisir au passage, – ce qui, chaque fois lui gonflait le cœur de joie.

Il l’aborda par une taquinerie :

– « Quand vous souriez, vous avez toujours un peu l’air de faire l’aumône. »

– « Vraiment ? »

Elle ne put se défendre de se sentir légèrement blessée dans son orgueil. Aussitôt, elle se dit qu’il avait raison et elle fut sur le point de surenchérir : « C’est vrai que j’ai des traits figés, revêches… » Mais elle répugnait toujours à parler d’elle.

– « Tout va de plus en plus mal », soupira-t-il brusquement. « Chaque gouvernement s’entête et menace… C’est à qui se montrera le plus intransigeant… »

Dès l’arrivée de Jacques, elle avait remarqué son visage : fatigué, soucieux. Elle l’interrogea du regard, pour qu’il précisât les nouvelles. Mais il secoua obstinément la tête :

– « Non, non… Ne parlons de rien… À quoi bon ? Assez… Aidez-moi, au contraire, à tout oublier, pendant cette heure d’entracte… Je vous propose de dîner dans le quartier, pour ne pas perdre de temps… Je n’ai pas déjeuné, j’ai une faim terrible… Venez », fit-il, en l’entraînant.

Elle le suivit. « Si maman, si Daniel, nous voyaient », songea-t-elle. Cette fugue à deux donnait subitement à leur intimité, que tous ignoraient encore, une sorte de consécration matérielle, qui la troublait comme une enfant en faute.

– « Pourquoi pas là ? » dit-il, en lui désignant, au coin de deux rues, un restaurant de piètre apparence, dont la façade, largement ouverte sur le trottoir, laissait voir quelques tables à nappes blanches. « Nous y serions tranquilles, vous ne croyez pas ? »

Ils traversèrent la chaussée et franchirent ensemble le seuil de la petite salle, qui était fraîche et complètement déserte. Au fond, par la porte vitrée de la cuisine, on apercevait, de dos, deux femmes attablées sous une suspension allumée. Aucune d’elles ne se retourna.

Jacques avait, d’un geste las, jeté son chapeau sur la banquette, et s’était avancé vers le fond, pour attirer l’attention des tenancières. Il patienta une minute debout, immobile, Jenny leva les yeux sur lui ; et, soudain, ce masque vieilli, aux reliefs bizarrement déformés par la lumière de la cuisine, lui parut être celui d’un inconnu. Elle eut l’impression d’un cauchemar, l’effroi de la fillette attirée dans un lieu sinistre par un voleur d’enfants… Ce vertige ne dura qu’une seconde ; déjà Jacques revenait vers elle, et le déplacement des ombres lui rendait son vrai visage.

– « Installez-vous », dit-il, en lui facilitant l’accès de la banquette. « Non, asseyez-vous là, vous n’aurez pas le jour dans l’œil. »

C’était pour elle une sensation toute neuve de se sentir veillée par cette virile sollicitude, et elle s’y abandonnait avec délice.

Dans la cuisine, la plus jeune des femmes, une grosse fille veule, en corsage rose, les cheveux plantés bas sur un front de génisse, s’était levée enfin et venait à eux, avec l’air hargneux d’une bête qu’on dérange à l’heure de sa pâtée.

– « Pouvons-nous dîner, Mademoiselle ? » demanda Jacques, sur un ton enjoué.

La fille le toisa :

– « Ça dépend. »

Les yeux de Jacques allaient et venaient, gaiement, de la serveuse à Jenny :

– « Vous avez bien des œufs ? Oui ? Un peu de viande froide, peut-être ? »

La fille tira un papier de son poitrail :

– « Voilà ce qu’il y a », dit-elle, avec un air de dire : « À prendre ou à laisser. »

La bonne humeur de Jacques paraissait inaltérable.

– « Parfait ! » déclara-t-il, après avoir lu le menu à haute voix, et consulté Jenny du regard.

La serveuse tourna les talons, sans un mot.

– « Charmante nature », murmura Jacques. Et il s’assit, en riant, vis-à-vis de Jenny.

Il se releva aussitôt pour l’aider à retirer sa jaquette.

« Si j’enlevais aussi mon chapeau ? » songea-t-elle. « Non, je vais être toute décoiffée… » Elle eut instantanément honte de cette pensée coquette : elle retira son chapeau d’un geste volontaire, et se défendit même de passer la main sur ses cheveux.

La fille au visage grognon reparut, avec une soupière fumante.

– « Bravo, Mademoiselle ! » s’écria Jacques, en lui prenant la louche des mains. « Vous ne nous aviez pas annoncé de potage… Il embaume ! » Et, se tournant vers Jenny : « Je vous sers ? »

Sa gaieté sonnait un peu faux. Ce premier repas tête à tête l’intimidait presque autant que la jeune fille. Et il ne parvenait pas à se délivrer des préoccupations de la journée.

Une glace verdâtre, placée derrière Jenny, doublait chacun de ses mouvements et permettait à Jacques d’apercevoir, au-delà du buste vivant qu’il avait devant lui, l’image gracieuse des épaules et de la nuque.

Elle se sentit examinée et dit soudain :

– « Jacques… Je me demande… si vous me connaissez bien. C’est effrayant… Est-ce que vous ne vous faites pas… beaucoup d’illusions sur moi ? »

Elle souriait pour dissimuler l’anxiété réelle qui s’emparait d’elle, dès qu’elle se demandait : « Parviendrai-je jamais à être telle qu’il me souhaite ? Ne suis-je pas condamnée à le décevoir ? »

Il sourit à son tour :

– « Et si je vous demandais, moi aussi : “Me connaissez-vous bien ?” qu’est-ce que vous répondriez ? »

Elle hésita une seconde :

– « Je crois que je répondrais : “non”. »

– « Mais vous penseriez, en même temps : “Ça n’a guère d’importance.” Et vous auriez raison », reprit-il, souriant toujours.

Elle en convint, d’une inclinaison de tête. « Oui », songeait-elle, « ça n’a pas d’importance… Ça viendra tout seul… C’est une idée comme en ont les parents, que j’ai eue là ! »

– « Il faut avoir confiance en nous », prononça-t-il avec force.

Elle ne répondit pas. Il l’observait, avec un soupçon d’inquiétude. Mais, l’expression de bonheur qui, en ce moment, la transfigurait, était la plus rassurante des réponses.

Un parfum de beurre chaud se répandit dans la salle.

– « Voilà le porc-épic », souffla Jacques.

La serveuse au corsage rose apportait une omelette.

« Au lard ? » s’écria Jacques. « Admirable !… C’est vous qui faites la cuisine, Mademoiselle ? »

– « Dame ! »

– « Mes compliments ! »

La fille daigna sourire. Elle prit un air modeste.

– « Oh, vous savez, ici, les dîners sont simples… C’est le matin qu’il faut venir. À midi, jamais une table libre… Mais, le soir, c’est calme… À part les amoureux… »

Jacques échangea avec Jenny un regard amusé. Il semblait vraiment soulagé d’avoir déridé cette face ingrate.

– « Ça », fit-il, avec un claquement de langue approprié, « c’est une omelette ! »

Flattée, la fille, cette fois, se mit à rire :

– « Moi », murmura-t-elle, en se penchant comme pour une confidence, « je fais mon travail sans rien demander à personne. Je m’en rapporte aux connaisseurs. »

Elle enfonça les poings dans les poches de son tablier, et s’éloigna, en roulant les hanches.

– « Faut-il prendre ça pour un compliment discret ? » demanda Jacques en riant.

Jenny, distraite, réfléchissait. Ce n’était rien, cette petite scène, et pourtant elle y découvrait des choses surprenantes. Jacques avait évidemment le don d’émettre une sorte de chaleur ; de créer, par un mot, un sourire, par l’intérêt qu’il témoignait aux êtres, une température favorable à l’éclosion de la confiance, de la sympathie. Jenny le savait mieux que personne : auprès de lui, les natures les plus rétives, les plus fermées, finissaient par échapper à leur sortilège, par se déplier, par s’épanouir. Mais rien ne l’étonnait plus qu’un tel don ! Contrairement à Jacques, contrairement à Daniel, elle n’avait presque aucune curiosité pour autrui. Elle vivait enclose dans son univers. Attentive, avant tout, à préserver la pureté de son atmosphère, elle s’appliquait même à maintenir une distance entre elle et son prochain, à n’offrir aux contacts du monde qu’une surface lisse où rien ne pût mordre. « Mais », se dit-elle, pensant à son frère, « est-ce que cette curiosité qui pousse Jacques vers n’importe quel être vivant, n’a pas, pour contrepartie, une certaine impossibilité à fixer son choix ? »

– « Êtes-vous capable de préférer ? » demanda-t-elle à l’improviste. « Êtes-vous capable de vous attacher à un être plus qu’à tous les autres ? et pour toujours ? »

Elle s’aperçut immédiatement combien sa phrase était obscure, maladroite. Elle rougit.

Il la regardait, interloqué, cherchant à deviner l’association de ses idées ; et il se répétait la question, désireux, avant tout, d’y répondre loyalement. Car tous deux sentaient, et d’une façon quasi superstitieuse, que c’eût été commettre un sacrilège envers leur amour, que de se tromper l’un l’autre, si peu que ce fût.

« Capable de m’attacher à un être ? » faillit-il dire. « Et mon amitié pour Daniel ? » Mais l’exemple était fallacieux, puisque cet attachement n’avait pas échappé à l’action du temps.

– « Jusqu’à présent, peut-être que non », confessa-t-il, avec un peu de sécheresse. Et, plus âprement, il ajouta : « Mais quoi ? Est-ce une raison pour douter ? »

– « Je ne doute pas », balbutia-t-elle, précipitamment.

Il fut frappé par son air de détresse. Il s’avisa, trop tard, des précautions qu’exigeait cette extrême sensibilité. Il voulut ajouter quelque chose, hésita, et, comme la serveuse apportait la suite, il se contenta d’adresser à Jenny un sourire caressant, qui, visiblement, lui demandait pardon de sa rudesse.

Elle l’observait. Cette rapidité avec laquelle Jacques passait d’un extrême à l’autre, l’effrayait comme un danger, mais la ravissait aussi, sans qu’elle sût bien pourquoi ; peut-être y trouvait-elle l’indice d’une supériorité, d’une force ? « Mon Barbare… », songea-t-elle, avec une fierté attendrie. L’ombre qui avait obscurci son visage s’effaça ; et, de nouveau, elle se sentit pénétrée par cette intime certitude de bonheur qui, depuis deux jours, bouleversait et renouvelait tout son être.

Lorsque la fille eut quitté la salle, Jacques constata :

– « Comme votre confiance est encore fragile… »

Dans son accent, pas le moindre reproche : rien d’autre que du regret ; et aussi du remords, car il n’oubliait pas que son attitude passée légitimait, de la part de Jenny, toutes les défiances.

Elle devina aussitôt son scrupule, et, cherchant à écarter tout souvenir amer, elle dit précipitamment :

– « C’est que, voyez-vous, je suis mal préparée à la confiance… Je ne me rappelle pas avoir jamais connu… » (Elle cherchait le terme. Ce fut un mot de Jacques qui lui vint aux lèvres :) « la quiétude. Même enfant… Je suis ainsi faite… » Elle sourit : « Ou, du moins, je l’étais… » Puis, à mi-voix, elle ajouta, en baissant les yeux : « Je n’ai jamais avoué ça à personne. » Et, spontanément, après un bref coup d’œil vers la porte de service, elle tendit, par-dessus la table, ses deux mains vers Jacques ; deux mains fines, tièdes et nues, qui tremblaient. Elle se sentait totalement sienne ; elle ne désirait que s’abandonner davantage encore, s’anéantir, se confondre en lui.

Il murmura :

– « J’étais comme vous… seul, toujours seul ! Et toujours inquiet ! »

– « Je connais ça », dit-elle, en retirant ses mains avec douceur.

– « Tantôt je me croyais supérieur aux autres, et je me grisais d’orgueil. Tantôt je me trouvais stupide, ignorant, laid, et je me dévorais d’humiliation… »

– « Exactement comme moi. »

– « … toujours étranger… »

– « Comme moi. »

– « … muré dans mes particularités… »

– « Moi aussi. Sans espoir d’en sortir, ni de devenir semblable aux autres… »

– « Et si, à certaines époques, je n’ai pas complètement désespéré de moi », reprit-il, avec un brusque élan de gratitude, « savez-vous à qui je le dois ? »

Une seconde, elle espéra follement qu’il allait dire : « À vous. » Mais il dit :

– « À Daniel !… Notre amitié était, avant tout, un échange de confiance. C’est l’affection, la confiance de Daniel qui m’ont sauvé. »

– « Comme moi », murmura-t-elle, « exactement comme moi ! Je n’ai jamais eu d’autre ami que Daniel. »

Ils ne se lassaient pas de s’expliquer l’un à l’autre, l’un par l’autre, et se regardaient jusqu’au fond des yeux, d’un regard gourmand et ravi. Chacun d’eux attendait, comme un aveu, comme un témoignage décisif de leur entente, que le sourire de l’autre répondît au sien. Surprenant, délicieux prodige, de se sentir si aisément pénétré par l’intuition de l’autre, et de se découvrir si pareils ! Il leur semblait que cet échange de confidences était inépuisable, et que rien au monde, pour l’instant, n’était plus important que cette double investigation.

– « Oui, c’est bien à Daniel que je dois de n’avoir pas sombré… Et aussi à Antoine », ajouta-t-il, après réflexion.

Une involontaire froideur, qu’il discerna aussitôt, se marqua sur le visage de la jeune fille. Décontenancé, il la questionnait du regard.

– « Le connaissez-vous bien, mon frère ? » demanda-t-il enfin, tout prêt à se lancer, avec conviction, dans un panégyrique d’Antoine.

Elle faillit avouer : « Je le déteste. » Elle dit seulement :

– « Je n’aime pas ses yeux. »

– « Ses yeux ? »

Comment formuler sa pensée, sans blesser Jacques ? Pourtant, elle ne voulait rien lui cacher ; même ce qui pouvait lui être pénible.

Il insista, intrigué :

– « Qu’est-ce que vous reprochez à ses yeux ? »

Elle réfléchit un peu :

– « On dirait… qu’ils ne savent pas, qu’ils ne savent plus, voir ce qui est bien et ce qui ne l’est pas… »

Jugement étrange, qui laissa Jacques perplexe. Il se souvint alors d’un mot sur Antoine que lui avait dit Daniel : « Sais-tu ce qui m’attache à ton frère ? C’est sa liberté de jugement. » Daniel admirait chez Antoine cette faculté de pouvoir tout naturellement envisager n’importe quel problème en soi, comme il examinait une pièce anatomique, hors de toute préoccupation morale. C’était une attitude d’esprit qui avait beaucoup d’attrait pour un descendant dehuguenots.

Le regard de Jacques semblait réclamer des précisions. Mais elle opposait à ce regard un masque si calme, si clos, qu’il n’osa pas l’interroger davantage.

« Indéchiffrable », songea-t-il.

La fille au corsage rose était venue desservir. Elle proposa :

– « Du fromage ? Des fruits ? Deux bons moka-filtre ? »

– « Pour moi, plus rien », dit Jenny.

– « Alors, un filtre, un seul. »

Ils attendirent que le café fût servi, pour reprendre librement leur conversation. Jacques regardait Jenny, à la dérobée, et il remarqua une fois de plus combien l’expression des yeux contrastait avec celle du visage, combien cette expression était plus « âgée » que celle des traits, restés si jeunes, et comme inachevés.

Il se pencha délibérément :

– « Laissez-moi regarder vos yeux », dit-il, souriant pour excuser cet examen. « Je voudrais les apprendre… Ils sont d’une eau si pure… d’un bleu franc, d’un bleu froid… Et la pupille ! Elle change sans cesse de forme… Ne bougez pas, c’est passionnant. »

Elle aussi le contemplait, mais sans sourire, un peu lasse.

– « Tenez », reprit-il, « quand vous faites un effort d’attention, l’iris bleu se contracte… Et la pupille se rétrécit, se rétrécit… jusqu’à devenir un tout petit point, rond et net comme un trou de poinçon… Quelle volonté il y a, dans vos yeux ! »

L’idée lui vint alors que Jenny pourrait devenir une admirable compagne de lutte. Et, d’un coup, toutes ses préoccupations l’envahirent de nouveau. Il tourna machinalement la tête pour vérifier l’heure au cartel pendu au mur.

Elle murmura, craintive soudain devant ce front assombri :

– « À quoi pensez-vous, Jacques ? »

Il releva sa mèche, d’un geste brutal :

– « Ah ! » fit-il, serrant malgré lui les poings, « je pense qu’il y a, en ce moment, en Europe, quelques centaines d’hommes qui voient clair, et qui se démènent pour le salut de tous les autres, sans parvenir à se faire entendre de ceux qu’ils veulent sauver ! C’est d’un pathétique absurde ! Parviendrons-nous à secouer l’inertie des masses ? Sauront-elles, à temps… »

Il continuait à parler, et Jenny avait l’air d’écouter ; mais elle n’entendait plus ses paroles. Depuis qu’elle avait surpris le coup d’œil de Jacques vers le cadran, son attention était à la dérive, et elle ne maîtrisait plus les battements de son cœur. Trois jours sans lui !… Elle luttait contre une angoisse qu’elle ne voulait à aucun prix lui laisser voir ; et elle éprouvait une joie si douloureuse à l’avoir là, pour quelques minutes encore vivant et proche, qu’elle suivait tous les jeux de sa physionomie, chaque contraction des maxillaires, chaque froncement des sourcils, chaque éclair de ses yeux mobiles – sans chercher à comprendre ce qu’il disait, perdue dans le crépitement confus des mots et des pensées, comme parmi des gerbes d’étincelles.

Il se tut brusquement :

– « Vous ne m’écoutez pas !… »

Elle battit des cils, et rougit :

– « Non… ».

Puis, gentiment, pour se faire pardonner, elle lui tendit la main. Il la prit, la retourna, et appuya ses lèvres dans la paume. Il sentit aussitôt tous les muscles du bras frémir, et il s’aperçut, avec un trouble subtil, – un trouble tout nouveau – que la petite main, au lieu de s’abandonner, passive, s’écrasait passionnément contre sa bouche.

Mais le temps pressait, et il avait encore une confidence à faire :

– « Jenny, il y a une chose que je veux absolument vous avoir dite, dès ce soir… L’an dernier, à la mort de mon père, j’avais refusé d’entendre parler… de comptes… Je ne voulais pas toucher un sou de cet argent… Hier, j’ai changé d’avis… »

Il fit une pause. Elle s’était redressée, interdite, et elle évitait son regard, bouleversée malgré elle par les idées confuses et contradictoires qui lui traversaient l’esprit.

– « J’ai l’intention de prendre tout cet argent et de le verser aux caisses de l’Internationale, pour qu’il soit immédiatement employé à la lutte contre la guerre. »

Elle respira profondément. Le sang lui revint aux joues. « Pourquoi me parle-t-il de cela ? », se demandait-elle.

– « Vous m’approuvez, n’est-ce pas ? »

Jenny baissa instinctivement le front. Quelle arrière-pensée avait-il, en insistant ainsi sur le mot « approuver » ? Il semblait avoir voulu lui conférer un droit de contrôle sur ses actes… Elle esquissa un vague signe de tête, et releva timidement les yeux. Son expression demeurait volontairement interrogative.

– « Jusqu’ici », continua-t-il, « grâce à mes articles, j’ai toujours gagné ma vie… Le strict nécessaire… Peu importe : je vis au milieu de gens sans ressources, je suis comme eux, et c’est très bien. »

Il fit une longue aspiration, et reprit, très vite, sur un ton qu’un peu de gêne rendit presque bourru :

– « Si cette existence… médiocre… ne vous fait pas peur, Jenny… moi, je ne crains rien pour nous. »

C’était la première allusion à leur avenir, à une existence commune.

Elle pencha de nouveau le front. L’émotion, l’espérance, lui coupaient le souffle.

Il attendit qu’elle se redressât, et, dès qu’il aperçut ce visage éperdu de bonheur, il dit simplement :

– « Merci. »

La serveuse apportait l’addition. Il paya, et releva les yeux sur la pendule.

– « Bientôt moins vingt. Je n’ai même pas le temps de vous ramener chez vous. »

Jenny, sans attendre qu’il lui fît signe, s’était levée. « Il va partir », se disait-elle, oppressée. « Où sera-t-il demain ?… Trois jours… Trois mortels jours. »

Comme il l’aidait à mettre sa jaquette, elle se retourna brusquement, et, de tout près, le dévisagea :

– « Jacques… Ce n’est pas dangereux, au moins ? » Sa voix tremblait.

– « Quoi donc ? » demanda-t-il pour gagner du temps.

Les termes du message de Richardley lui revinrent à l’esprit. Il ne voulait ni lui mentir, ni l’inquiéter. Il fit un effort, et sourit.

– « Dangereux ?… Je ne pense pas. »

Une lueur d’effroi pointa dans les prunelles de la jeune fille. Mais elle abaissa vivement les paupières, et, presque aussitôt, elle sourit à son tour, bravement.

« Elle est parfaite », se dit-il.

Sans parler, l’un contre l’autre, ils gagnèrent le métro Sentier.

Au bord de l’escalier, Jacques s’arrêta. Jenny, qui avait déjà descendu la première marche, se retourna vers lui. L’heure était venue… Il posa ses deux mains sur les épaules de la jeune fille :

– « Jeudi… Vendredi, au plus tard… »

Il la regardait bizarrement. Il fut sur le point de lui dire : « Tu es mienne… Ne nous quittons pas encore, viens avec moi ! » Songeant à la foule, aux bagarres possibles, il dit vite et très bas :

– « Allez-vous-en… Adieu… »

Ses lèvres ébauchèrent un mouvement qui n’était pas vraiment un sourire, ni tout à fait un baiser. Puis il retira brusquement ses mains, lui jeta un long regard et s’enfuit.

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