XLVIII

En gare de Hamm, vers huit heures du matin, Jacques qui n’avait guère dormi, descendit acheter quelques journaux allemands.

La presse, à l’unanimité, blâmait l’Autriche de s’être officiellement déclarée « en état de guerre » avec la Serbie. Même les feuilles de droite, la pangermaniste Post, ou la Gazette du Rhin, organe de Krupp, « regrettaient » la brusquerie agressive de la politique autrichienne. Le rapide retour du Kaiser, et celui du Kronprinz, étaient annoncés en manchettes voyantes. Assez paradoxalement, la plupart des journaux – après avoir noté que l’empereur, à peine arrivé à Potsdam, avait eu avec le chancelier et les chefs d’état-major de terre et de mer une longue et importante conférence – fondaient sur l’influence du Kaiser de grands espoirs pour le maintien de la paix.

Lorsque Jacques rejoignit son compartiment, ses compagnons de nuit, munis comme lui des feuilles du jour, discutaient les nouvelles. Ils étaient trois : un jeune pasteur, dont le regard pensif se tournait plus souvent vers la fenêtre ouverte que vers le journal posé sur ses genoux ; un vieillard à barbe blanche, qui devait être israélite ; et un homme d’une cinquantaine d’années, replet, jovial, la figure et la tête complètement rasées. Il sourit à Jacques, et soulevant le Berliner déplié qu’il tenait à la main, il demanda, en allemand :

– « Vous aussi, vous vous intéressez à la politique ? Étranger, sans doute ? »

– « Suisse. »

– « Suisse française ? »

– « Genève. »

– « Vous y voyez les Français de plus près que nous. Chacun d’eux est charmant, n’est-ce pas ? Pourquoi réunis en peuple, sont-ils tellement insupportables ? »

Jacques sourit évasivement.

L’Allemand, loquace, accrocha le regard du pasteur, puis celui de l’israélite, et poursuivit :

– « Moi, j’ai bien souvent voyagé en France, pour mon commerce. J’y ai beaucoup d’amis. J’ai longtemps cru que le pacifisme de l’Allemagne triompherait des résistances françaises, et que nous finirions par nous entendre. Mais, rien à faire avec ces cerveaux brûlés : au fond, ils ne pensent qu’à leur revanche. Et c’est toute l’explication de leur politique actuelle. »

– « Si l’Allemagne est tellement attachée à la paix », hasarda Jacques, « pourquoi ne le prouve-t-elle pas davantage, aujourd’hui, en exerçant une action franchement pacificatrice sur son alliée autrichienne ? »

– « C’est ce qu’elle fait, certainement… Lisez les journaux… Mais, si la France, de son côté, ne souhaitait pas la guerre, est-ce qu’elle appuierait, en ce moment, la politique russe ? Les discours de Poincaré, à Pétersbourg, sont instructifs. C’est la France qui tient entre ses mains la paix et la guerre. Il suffirait que, demain, la Russie cesse de compter sur l’armée française, pour qu’elle se trouve réduite à négocier pacifiquement ; et, du même coup, tout danger de guerre serait écarté ! »

Le pasteur approuva. Le vieillard aussi ; il avait été, plusieurs années, professeur de droit à Strasbourg, et il détestait les Alsaciens.

Jacques, d’un geste aimable, déclina l’offre d’un cigare, et, renonçant par prudence à toute discussion, parut se plonger dans la lecture de ses journaux.

Le professeur prit la parole. Il avait une vue superficielle et partiale de la politique bismarckienne après 70 ; il ignorait, ou feignait d’ignorer, le désir qu’avait le vieux chancelier d’abattre définitivement la France par une nouvelle défaite militaire ; et il semblait ne vouloir se souvenir que des gestes faits par l’Empire pour se rapprocher de la République. Dirigée par lui, la conversation se poursuivit sur le terrain historique. Ils étaient tous trois d’accord. Ils exprimaient, d’ailleurs, des idées qui étaient celles de la grande majorité des Allemands.

Pour eux, de toute évidence, l’Allemagne n’avait pas cessé, jusqu’à ces dernières années, de faire à la nation française de généreuses avances. Bismarck lui-même avait donné des gages de son esprit de conciliation, en autorisant, non sans imprudence, ce rapide relèvement des vaincus, qu’il aurait si bien pu empêcher : il lui aurait suffi de contrecarrer la folie de conquêtes coloniales, qui s’était emparée des Français au lendemain de leur défaite. La Triplice ? Elle ne menaçait personne. Elle était, à l’origine non pas une alliance militaire, mais un pacte de solidarité conservatrice, conclu par trois souverains pareillement inquiets de l’effervescence révolutionnaire qui couvait en Europe. Entre 1894 et 1909, quinze ans de suite, et même après l’alliance franco-russe, l’Allemagne avait cherché la collaboration de la France pour régler les problèmes politiques, spécialement les questions africaines. En 1904, en 1905, le gouvernement de Guillaume II avait multiplié, de bonne foi, des offres d’entente, précises. Toujours, la France avait refusé la main que le Kaiser lui tendait ! Elle n’avait répondu aux propositions les plus engageantes que par des refus méfiants, vexatoires, ou par des menaces ! Si le caractère de la Triplice s’était modifié, la faute en était donc imputable à la France, qui, par son incompréhensible alliance militaire avec le tsarisme, et par les agissements de ses ministres, notamment de Delcassé, avait clairement laissé voir que sa politique extérieure restait dirigée contre l’Allemagne ; que son but était l’encerclement des puissances germaniques. Il avait bien fallu que la Triplice devînt une armée défensive pour lutter contre les progrès de la Triple Entente – qui s’affichait, aux yeux du monde, comme une conspiration de conquérants. De conquérants ! Le mot n’était pas trop fort, et trouvait sa justification dans les faits : grâce à la Triple Entente, la France avait pu s’emparer de l’immense territoire marocain ; grâce à la Triple Entente, la Russie avait pu organiser la Ligue balkanique, qui devait lui permettre un jour de s’avancer sans risques jusqu’à Constantinople ; grâce à la Triple Entente, l’Angleterre avait pu rendre inexpugnable sa toute-puissance sur les mers du globe ! À cette politique d’impérialisme effronté, le seul obstacle était le bloc germanique. Pour que l’hégémonie de la Triple Entente fût assurée, il lui restait encore à désagréger ce bloc. Une occasion venait de s’offrir. La France et la Russie s’en étaient aussitôt saisies : mettant à profit l’agitation des Balkans et le geste imprudent de Vienne, elles cherchaient maintenant à faire désapprouver l’Autriche par l’Allemagne, dans l’espoir de brouiller Berlin avec son unique alliée, et de faire aboutir ainsi leurs dix années d’efforts pour isoler l’Allemagne au centre d’une Europe hostile.

C’était du moins l’avis du pasteur et du professeur israélite. Le gros Allemand, lui, pensait que le but de la Triple Entente était plus agressif encore : Pétersbourg voulait abattre l’Allemagne, Pétersbourg voulait la guerre.

– « Tout Allemand qui réfléchit », disait-il, « a bien été forcé de perdre peu à peu confiance en la paix. Nous avons vu la Russie multiplier ses voies stratégiques en Pologne, la France augmenter ses effectifs et ses armements, l’Angleterre préparer avec la Russie un accord naval. Quel sens donner à tous ces préparatifs, sinon que la Triple Entente désire assurer son pouvoir par une victoire militaire contre la Triplice ?… Nous n’échapperons pas à leur guerre… Si ce n’est pas pour maintenant, ce sera pour 1916, 1917 au plus tard… » Il sourit : « Mais la Triple Entente se fait de graves illusions ! L’armée allemande est prête !… On ne se frotte pas impunément à la force guerrière de l’Allemagne ! »

Le vieux professeur souriait aussi. Le pasteur acquiesça d’un grave mouvement de tête. Sur ce dernier point, ils se trouvaient, tous trois, pleinement, fièrement, d’accord.

 

Jacques avait fait à Berlin de nombreux séjours.

« Je vais descendre à la station du Zoo », se dit-il. « C’est dans l’ouest que je risque le moins de tomber sur d’anciennes relations. »

Il avait environ deux heures à passer avant le rendez-vous mystérieux de la Potsdamer Platz ; et il avait décidé d’aller chercher refuge chez Karl Vonlauth, qui habitait justement dans la Uhlandstrasse. C’était un ami de Liebknecht, un camarade sûr, d’une discrétion éprouvée. Il était dentiste, et Jacques avait toutes les chances, à cette heure, de le trouver chez lui.

On le fit entrer dans un salon où deux personnes attendaient : une vieille dame, et un jeune étudiant. Lorsque Vonlauth entrouvrit la porte pour appeler sa cliente, il enveloppa Jacques d’un bref regard, et ne broncha pas.

Vingt minutes passèrent. Vonlauth reparut et emmena l’étudiant. Puis, aussitôt, il revint, seul :

– « Toi ? »

Bien qu’il fût jeune encore, une mèche presque blanche coupait ses cheveux châtains. La même fièvre brûlait toujours au fond de ses yeux bruns, pailletés d’or, et profondément encaissés.

– « Mission », murmura Jacques. « Je descends du train. J’avais une heure à attendre. Je ne dois voir personne. »

– « Je vais prévenir Martha », dit Vonlauth sans s’étonner. « Viens. »

Il conduisit Jacques jusqu’à une chambre où, près de la fenêtre, une femme d’une trentaine d’années cousait à contre-jour. La pièce était fraîche. Il y avait deux lits jumeaux, une table chargée de livres, une corbeille à terre où dormait un couple de chats siamois. Jacques eut soudain la vision d’un intérieur semblable, recueilli et paisible, où lui-même et Jenny…

Sans hâte, Mme Vonlauth piqua son aiguille dans son ouvrage, et se leva. Une particulière impression d’énergie et de calme émanait de son visage plat, couronné de tresses blondes. Jacques l’avait souvent rencontrée dans les réunions socialistes de Berlin, où elle accompagnait toujours son mari.

– « Reste aussi longtemps qu’il te plaira », dit Vonlauth. « Je retourne à mon travail. »

– « Prendrez-vous une tasse de café ? » proposa la jeune femme.

Elle apporta un plateau qu’elle posa devant Jacques :

– « Servez-vous, sans façons… Vous venez de Genève ? »

– « De Paris. »

– « Ah ! » fit-elle, intéressée. « Liebknecht pense que beaucoup de choses dépendent aujourd’hui de la France. Il dit que vous avez une majorité prolétarienne nettement hostile à la guerre, et que vous avez la chance d’avoir actuellement un socialiste au Conseil des ministres. »

– « Viviani ? Un ancien socialiste… »

– « Si la France voulait, quel grand exemple elle pourrait donner à l’Europe ! »

Jacques lui décrivit la manifestation des boulevards. Il comprenait sans effort tout ce qu’elle lui disait, mais il s’exprimait en allemand avec un peu de lenteur.

– « Chez nous aussi, hier, on s’est battu dans les rues », dit-elle. « Une centaine de blessés, cinq ou six cents arrestations. Et, ce soir, on recommence… On a annoncé pour aujourd’hui plus de cinquante réunions publiques contre la guerre… Dans tous les quartiers… À neuf heures, grand rassemblement à la Brandenburger Tor. »

– « En France », dit Jacques, « nous avons à lutter contre l’incroyable apathie des classes moyennes… »

Vonlauth venait d’entrer. Il sourit :

– « En Allemagne aussi… Apathie partout… Crois-tu que, malgré l’imminence du danger, personne encore au Reichstag n’a exigé la réunion de la Commission des Affaires étrangères ?… Les nationalistes se sentent protégés par le gouvernement, et leur campagne de presse est d’une violence inouïe ! Ils réclament quotidiennement l’état de siège à Berlin, l’arrestation de tous les chefs de l’opposition, l’interdiction des meetings pacifistes !… Peu importe ! Ils ne seront pas les plus forts… Partout, dans toutes les villes de l’Allemagne, le prolétariat s’agite, proteste, menace… C’est magnifique… Nous revivons les jours d’octobre 1912, quand, avec Ledebour et les autres, nous soulevions les foules ouvrières au cri de “Guerre à la guerre !…” À cette époque-là, le gouvernement a compris que toute conflagration des États capitalistes généraliserait immédiatement un mouvement révolutionnaire en Europe. Il a eu peur, il a mis un frein à sa politique. Cette fois encore, nous réussirons ! » Jacques s’était levé. « Tu veux déjà partir ? »

Jacques répondit par un signe de tête affirmatif, et prit congé de la jeune femme.

– « Guerre à la guerre ! » lui dit-elle, les yeux brillants.

– « Cette fois encore, nous sauverons la paix », déclara Vonlauth, en accompagnant Jacques vers le vestibule. « Mais, pour combien de temps ? Je finis par penser, moi aussi, qu’une guerre générale est inévitable, et que la révolution ne se fera pas sans que nous ayons eu à passer par là… »

Jacques ne voulait pas quitter Vonlauth sans lui avoir demandé son avis sur une des questions qui le préoccupaient le plus.

Il l’interrompit :

– « Que sait-on de précis, chez vous, sur l’entente entre Vienne et Berlin ? Quelle comédie ont-ils jouée à l’Europe ? Que s’est-il passé dans la coulisse ? Selon toi, y a-t-il eu, oui ou non, complicité ? »

Vonlauth sourit malicieusement :

– « Français ! »

– « Pourquoi, Français ? »

– « Parce que tu dis : “Oui ou non”… “Ceci, cela…” C’est votre manie, à vous autres, de tout vouloir réduire à des formules claires ! Comme si une idée claire était, a priori, une idée juste !… »

Jacques, interloqué, sourit à son tour. « Dans quelle mesure cette critique est-elle fondée ? » se demanda-t-il. « Et dans quelle mesure s’applique-t-elle à moi ? »

Vonlauth était redevenu sérieux :

– « Complicité ? Ça dépend… Complicité ouverte, cynique, ce n’est pas certain. Je dirais, moi : “Oui et non”… Il y a eu, bien sûr, une part de feinte dans la surprise que nos dirigeants ont affichée, le jour de l’ultimatum. Mais une part seulement. On dit que le chancelier autrichien a roulé le nôtre, comme il a roulé toutes les chancelleries d’Europe, et que notre Bethmann-Hollweg a simplement agi avec une impardonnable légèreté. On dit que Berchtold n’avait soumis à notre Wilhelmstrasse qu’un résumé anodin de l’ultimatum ; et, pour obtenir que l’Allemagne appuie d’avance auprès des chancelleries la politique autrichienne, il avait promis que le texte serait modéré. Bethmann l’a cru. L’Allemagne s’est engagée en toute confiance ; en toute imprudence… Quand Bethmann, et Jagow, et le Kaiser, ont enfin connu la teneur exacte, on raconte, de bonne source, qu’ils ont été atterrés ! »

– « Quel jour l’ont-ils connue ? »

– « Le 22 ou le 23. »

– « Tout est là ! Si c’est le 22, comme on me l’a affirmé à Paris, la Wilhelmstrasse avait encore le temps d’agir sur Vienne avant la remise de l’ultimatum ! Et elle ne l’a pas fait ! »

– « Non, vrai, Thibault », dit Vonlauth, « je crois que Berlin a été pris de court. Même le 22 au soir, il était trop tard ; trop tard, pour obtenir de Vienne une modification du texte ; trop tard, pour désavouer l’Autriche devant les autres gouvernements. Alors, l’Allemagne, compromise malgré elle, n’a plus eu qu’un moyen de sauver la face : paraître intransigeante, pour effrayer l’Europe, et gagner, par l’intimidation, cette hasardeuse partie diplomatique où elle se trouvait, bon gré mal gré, engagée… Voilà, du moins, ce qu’on dit… Et l’on prétend même, de très bonne source encore, que, jusqu’à hier matin, le Kaiser s’imaginait avoir fait un coup de maître : car il s’était cru assuré de la neutralité russe. »

– « Ça, non ! Berlin n’ignorait certainement rien des desseins belliqueux de Pétersbourg ! »

– « On affirme que c’est seulement depuis hier que le gouvernement se voit fourvoyé dans cette dangereuse impasse… Aussi », ajouta-t-il, avec un sourire juvénile, « les manifestations de ce soir ont-elles une exceptionnelle importance : sur un gouvernement qui hésite, l’avertissement populaire peut avoir une action décisive !… Tu viendras Unter den Linden ? »

Jacques secoua négativement la tête, et quitta Vonlauth sans s’expliquer davantage.

« Manie française ? », songeait-il, en descendant l’escalier. « Idée claire, idée juste… Non, je ne crois pas que ce soit vrai, pour moi… Non… Pour moi – claires ou confuses – les idées ne sont jamais, hélas, que paliers provisoires… Et c’est bien ma faiblesse… »

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