XLIX

À six heures précises, Jacques entrait à l’Aschinger de la Potsdamer Platz – un des principaux établissements de ce bouillon populaire, dont tous les quartiers de Berlin possédaient des succursales.

Il aperçut Trauttenbach, seul, installé à une petite table, devant une soupe aux légumes. L’Allemand paraissait plongé dans la lecture d’un journal, plié en quatre, dressé contre la carafe ; mais, de son œil clair, il guettait la porte. Il ne marqua aucune surprise. Les deux jeunes gens se serrèrent négligemment la main, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Puis Jacques s’assit et commanda une portion de soupe.

Trauttenbach était un Juif blond, presque roux, taillé en athlète ; ses cheveux frisottants, coupés court, dégageaient un front de jeune bélier ; la peau était blanche, tachée de son ; les lèvres épaisses, ourlées, étaient à peine plus colorées que le teint.

– « J’avais peur qu’on ne m’envoie quelqu’un d’autre », murmura-t-il, en allemand. « Je me méfie des Suisses pour ce genre de travail… Tu arrives juste à temps. Demain, ç’aurait été trop tard. » Il souriait avec une nonchalance voulue, et jouait avec le moutardier, comme s’il eût parlé de choses indifférentes. « C’est une opération délicate – du moins pour nous », ajouta-t-il énigmatiquement. « Toi, tu n’as rien à faire. »

– « Rien à faire ? » Jacques se sentit frustré.

– « Rien d’autre que ce que je vais te dire. »

Du même ton assourdi, avec la même expression de légèreté souriante, coupant ses paroles de petits rires conventionnels, pour donner le change au cas où ils eussent été observés, Trauttenbach expliqua succinctement l’affaire.

Par vocation personnelle, il s’était spécialisé dans la direction occulte d’une sorte de service révolutionnaire et international d’espionnage. Or, quelques jours plus tôt, il avait eu vent de l’arrivée à Berlin d’un officier autrichien, le colonel Stolbach, qu’on supposait chargé d’une mission secrète auprès du ministre de la Guerre ; et l’on avait toutes raisons de penser que cette visite, en ce moment, avait pour but de préciser la coopération des états-majors d’Autriche et d’Allemagne. Trauttenbach avait formé le projet audacieux de subtiliser les papiers du colonel ; et, pour ce faire, il s’était assuré l’aide experte de deux compères – « deux types du métier », dit-il, avec un sourire entendu, « et dont je réponds comme de moi-même ». Ce dernier détail ne surprit pas autrement Jacques. Il savait que Trauttenbach avait longtemps vécu dans la pègre berlinoise, et qu’il avait conservé, dans ce milieu interlope, des relations dont il avait déjà tiré profit pour la cause.

Stolbach devait avoir, au début de la soirée, une dernière rencontre avec le ministre. À l’hôtel où il logeait, il avait annoncé qu’il partirait cette nuit même pour Vienne. Il n’y avait donc pas de temps à perdre : il fallait faire main basse sur les papiers, entre le moment où Stolbach quitterait le ministère et celui où il monterait dans son train.

Naturellement, Jacques ne devait prendre aucune part à ce cambriolage. (Et il dut s’avouer qu’il en était plutôt satisfait.) Son rôle se bornait à recevoir les documents, à les faire sortir immédiatement d’Allemagne, et à les remettre le plus tôt possible à Meynestrel, avec qui Trauttenbach entretenait, depuis plusieurs années, des relations particulières. Selon l’importance de ces papiers le Pilote les communiquerait, ou non, aux dirigeants de l’Internationale, réunis le lendemain à Bruxelles. Jacques devait donc avoir pris d’avance son billet pour la Belgique, et se trouver, ce soir, à partir de dix heures et demie, en gare de la Friedrichstrasse, dans la salle d’attente des troisièmes, étendu sur la banquette, comme s’il dormait profondément. Le paquet, enveloppé dans un journal, serait discrètement déposé contre sa tête par un voyageur qui disparaîtrait aussitôt, sans lui avoir parlé. Ces dernières indications lui furent répétées deux fois.

– « Buvons encore un verre de bière », dit alors Trauttenbach, « et nous nous séparerons. »

Jacques avait écouté, en silence. Il éprouvait un vague malaise. Cet escamotage de papiers – si utile qu’il pût être – ne lui plaisait guère. En acceptant sa mission, ce n’était pas à ce genre d’entreprise qu’il pensait être mêlé. Son premier mouvement fut de se féliciter qu’on ne lui demandât qu’une collaboration insignifiante. Mais, en même temps, il se sentait déçu, et même un peu vexé, d’être réduit à ce rôle passif de receleur, de commissionnaire…

Avant de quitter Trauttenbach, il lui posa la même question qu’à Vonlauth : y avait-il eu, selon lui, complicité entre le gouvernement autrichien et le gouvernement allemand ?

– « Une entente entre Berchtold et Bethmann, je ne sais pas… Mais, ce qui est possible, c’est qu’il y ait eu connivence entre l’état-major autrichien et le nôtre. Il se pourrait même que notre chancelier eût été joué, à la fois, par le ministre d’Autriche et par notre état-major… »

– « Ah ! » dit Jacques, « si l’on tenait la preuve que, depuis le début, le parti militaire allemand est de mèche avec l’état-major autrichien !… Si l’on pouvait affirmer que c’est l’action sournoise de vos généraux, complices de ceux de Vienne, qui, depuis trois semaines, est responsable de la politique allemande, et qui pousse actuellement l’Allemagne à se dérober aux offres anglaises d’arbitrage !… » (Il avait inconsciemment besoin, pour légitimer à ses propres yeux sa participation au vol des papiers, de se bien persuader que ces documents pouvaient apporter à la cause une aide exceptionnellement efficace.)

– « Je crois, comme toi, que cela pourrait avoir d’incalculables conséquences… Le plus patriote de nos chefs socialistes n’hésiterait plus à se dresser contre le gouvernement. Et c’est pourquoi il est important de mettre le nez dans les paperasses du colonel !… Reste assis », ajouta Trauttenbach, en se levant. « Je pars le premier. Dix heures et demie, à la gare. Et, d’ici là, tiens-toi tranquille, évite les rassemblements. Il y a de la police dehors… »

 

La menace des manifestations prévues pour la soirée, n’avait pas empêché le ministre de la Guerre de poursuivre jusqu’au bout le long, dernier et décisif entretien qu’il avait voulu avoir avec l’émissaire officieux de l’état-major autrichien, le colonel comte Stolbach von Blumenfeld.

L’audience se termina vers neuf heures et quart, dans une atmosphère particulièrement cordiale. Son Excellence eut même l’amabilité d’accompagner son visiteur jusque sur le palier du grand escalier d’honneur. Là, en présence des huissiers en faction et de l’officier d’ordonnance, le ministre tendit la main au colonel, qui s’inclina pour la serrer. Les deux hommes étaient en civil. Leurs visages étaient fatigués et graves. Ils échangèrent un regard plein de sous-entendus. Puis, le colonel, sa lourde serviette jaune sous le bras, et précédé par l’officier d’ordonnance, s’engagea sur les larges degrés recouverts de tapis rouge. Au bas des marches, il se retourna. Son Excellence avait poussé la bonne grâce jusqu’à le suivre des yeux, pour lui faire un dernier signe amical.

Dans la cour, une auto du ministère attendait. Tandis que Stolbach allumait un cigare, et s’installait au fond de la voiture, l’officier d’ordonnance, se penchant vers le chauffeur, lui indiqua l’itinéraire à suivre pour éviter les manifestations, et ramener sans incident le colonel à l’hôtel du Kurfürstendamm, où il était descendu.

La nuit était chaude. Il avait plu : mais cette brève et violente averse, loin de rafraîchir l’atmosphère, avait laissé dans les rues une buée d’étuve. En prévision des troubles, les lumières des magasins étaient éteintes ; et bien qu’il ne fût pas dix heures, Berlin offrait déjà cet aspect solennel et sombre qu’il ne prenait d’ordinaire qu’aux dernières heures de la nuit. Le regard du colonel errait distraitement sur les vastes perspectives de la capitale. Il songeait avec satisfaction aux résultats pratiques de son voyage et au rapport qu’il présenterait le lendemain, à Vienne, au général von Hötzendorf. En s’asseyant, il avait machinalement posé sa serviette à côté de lui. Il s’en aperçut, et la reprit, pour la garder sur ses genoux. C’était une belle serviette neuve, en cuir fauve, avec un fermoir nickelé ; un modèle courant, mais cossu, et tout à fait digne de franchir le seuil d’un cabinet ministériel ; il l’avait achetée chez un maroquinier du Kurfürstendamm, pour les besoins de sa mission, en arrivant à Berlin.

Lorsque l’auto stoppa devant l’hôtel, le portier se précipita au-devant du colonel, et le conduisit, avec des salutations, jusqu’à l’entrée du hall. Stolbach s’arrêta devant le bureau, pour donner l’ordre qu’on lui apportât un lunch léger et qu’on lui préparât sa note, car il désirait prendre le rapide de nuit. Puis, à pas rapides malgré sa corpulence, il gagna l’ascenseur et se fit monter au premier.

Dans l’immense couloir, éclairé et désert, un garçon de service était assis, sur une banquette, à la porte de l’office. Stolbach ne le connaissait pas ; ce devait être un remplaçant du valet de l’étage. L’homme se leva aussitôt et, devançant le colonel, lui ouvrit la porte de son appartement ; il tourna le commutateur et baissa le store de bois. La chambre était une pièce à deux fenêtres, haute de plafond, tapissée d’un papier noir à dessins d’or ; elle communiquait avec un cabinet de toilette en céramique bleutée.

– « Monsieur le Colonel n’a besoin de rien ? »

– « Non. Ma valise est faite. Je voudrais seulement prendre un bain. »

– « Monsieur le Colonel part ce soir ? »

– « Oui. »

Le valet de chambre avait glissé un regard indifférent vers la serviette que le colonel, en entrant, avait posée près de la porte, sur une chaise. Puis, tandis que Stolbach jetait son chapeau sur le lit et passait son mouchoir sur sa nuque glabre où perlait la sueur, le garçon entra dans le cabinet de toilette et fit couler l’eau. Lorsqu’il revint dans la chambre, l’envoyé extraordinaire du chef d’état-major autrichien était en caleçon de soie mauve et en chaussettes. Le valet ramassa les souliers poussiéreux qui gisaient sur le tapis.

– « Je les rapporterai dans un instant », dit-il, en quittant la chambre.

La salle de bains et l’office n’étaient séparés que par une mince cloison. Le valet de chambre, l’oreille au mur, guettait les bruits, tout en promenant un chiffon de laine sur les chaussures. Il sourit en entendant le corps pesant du colonel plonger tumultueusement dans l’eau. Alors, il sortit de son placard une belle serviette neuve, en cuir fauve, à fermoir nickelé, bourrée de vieux papiers ; il l’enveloppa dans un journal, la mit sous son bras, et, prenant les souliers à la main, vint frapper à la chambre.

– « Entrez ! » cria Stolbach.

« Coup manqué », se dit aussitôt le domestique. En effet, le colonel avait laissé grande ouverte la porte de la salle de bains, et l’on apercevait, de la chambre, l’extrémité de la baignoire, d’où émergeait un crâne rose.

Sans insister, le garçon posa les souliers à terre et sortit avec son paquet.

Le colonel, enfoncé jusqu’au menton dans l’eau tiède, barbotait avec volupté, lorsque, tout à coup, la lumière s’éteignit. Chambre et cabinet de toilette se trouvèrent simultanément plongés dans les ténèbres. Stolbach patienta quelques minutes. Voyant qu’on tardait à rétablir le courant, il tâtonna le long du mur, trouva la sonnette et appuya rageusement sur le bouton.

La voix du valet s’éleva dans l’obscurité de la chambre :

– « Monsieur le Colonel a sonné ? »

– « Qu’est-ce qui se passe ? Panne d’électricité dans l’hôtel ? »

– « Non. L’office est éclairé… C’est sans doute le plomb de la chambre qui a sauté. Je vais réparer… Affaire d’un instant. »

Une longue minute s’écoula.

– « Eh bien ? »

– « Que Monsieur le Colonel m’excuse… Je cherche le coupe-circuit. Je croyais qu’il était là, près de la porte… »

Le colonel dressait la tête hors de l’eau, et écarquillait les yeux vers la chambre noire, où il entendait le domestique fureter.

– « Je ne trouve rien », reprit la voix. « Que Monsieur le Colonel m’excuse… Je vais regarder à l’extérieur. Le coupe-circuit est sans doute dans le couloir… »

Le garçon sortit prestement de la chambre, courut à son office, déposa la serviette du colonel en lieu sûr, et se hâta de rendre le courant.

Trois quarts d’heure plus tard, quand le colonel comte Stolbach von Blumenfeld se fut soigneusement épongé, parfumé, habillé, qu’il eut bu son thé, mangé son jambon et ses fruits, allumé un cigare, il consulta sa montre, et, bien qu’il fût en avance – il n’aimait pas avoir à se presser – il téléphona au bureau pour qu’on vînt chercher sa valise.

– « Non, ça, je m’en charge moi-même », dit-il au bagagiste qui s’emparait déjà de la serviette jaune, posée près de la porte sur la chaise.

Il la lui prit des mains, vérifia d’un coup d’œil si le fermoir était clos, la mit gravement sous son bras, et sortit de la chambre, après s’être assuré qu’il n’oubliait rien : il avait toujours eu beaucoup d’ordre.

Avant de quitter l’étage, il chercha le garçon pour lui donner un pourboire. Le couloir était désert. Il poussa la porte de l’office. La pièce était vide, l’homme introuvable.

– « Tant pis pour cet imbécile », grommela le colonel. Et il s’en fut prendre le rapide de Vienne.

 

Presque à la même heure, l’étudiant genevois Eberlé (Jean-Sébastien) montait, à la gare de la Friedrichstrasse, dans le train de Bruxelles. Il ne portait avec lui aucun bagage : rien qu’un paquet, qui ressemblait à un gros livre enveloppé. Trauttenbach avait pris le temps de faire sauter le fermoir, de ficeler les documents dans un journal, et de faire disparaître la belle serviette de cuir fauve, inutilement compromettante.

« Si j’étais pincé en territoire allemand avec ce dossier-là sous le bras… », se disait Jacques. Mais il trouvait si dérisoire que sa « mission » fût réduite à ce seul risque, qu’il s’en amusait plutôt et se refusait à en voir le danger. « Bien la peine d’avoir inquiété Jenny ! » songea-t-il, rageur.

En cours de route, pourtant, il alla ouvrir le paquet au lavabo, et répartit comme il put les papiers dans ses poches et ses doublures, afin d’éviter les questions des douaniers. Par surcroît de précaution, à l’une des dernières stations allemandes, il descendit acheter des cigares, pour avoir quelque chose à déclarer à la frontière.

Malgré tout, la visite de la douane lui fit passer quelques minutes désagréables. Et ce fut seulement lorsqu’il eut la certitude que le train roulait enfin sur des rails belges, qu’il s’aperçut qu’il était trempé de sueur. Il s’enfonça dans son coin, croisa les bras sur sa veste soigneusement boutonnée, et s’abandonna délicieusement au sommeil.

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