I

Jacques, fatigué, raidissait le cou pour ne pas perdre la pose. Il n’osait bouger que les prunelles. Il enveloppa son bourreau d’un coup d’œil rancunier.

Paterson, en deux bonds, avait reculé jusqu’au mur. La palette au poing, le pinceau levé, il inclinait successivement la tête à droite, puis à gauche, et considérait avec application sa toile, posée à trois mètres de lui, sur le chevalet. Jacques songea : « Quelle chance il a, d’avoir sa peinture ! » Son regard s’abaissa jusqu’à son bracelet-montre : « J’ai mon article à finir avant ce soir. Il s’en fiche bien, l’animal ! »

La chaleur était étouffante. Une lumière impitoyable tombait du vitrage. Bien que cette ancienne cuisine fût juchée au dernier étage d’un immeuble voisin de la cathédrale, et qui dominait la ville, on ne voyait ni le lac ni les Alpes. Rien que le face à face avec le ciel de juin, d’un bleu aveuglant.

Dans le fond de la pièce, sous le plafond en pente, deux paillasses s’allongeaient, côte à côte, à même le carrelage. Des hardes pendaient à des clous. Sur le fourneau rouillé, sur le bandeau de la hotte, sur l’évier, s’entassaient, pêle-mêle, les objets les plus disparates : une cuvette d’émail, une paire de souliers, une boîte à cigares remplie de tubes de couleurs vides, un blaireau tout raidi de mousse sèche, de la vaisselle, deux roses fanées dans un verre, une pipe. À terre, des toiles, retournées, s’appuyaient contre les murs.

L’Anglais était nu jusqu’à la ceinture. Il serrait les dents et respirait par le nez, très fort, comme s’il avait couru.

– « Pas facile… », murmura-t-il, sans tourner la tête.

Son torse blanc d’homme du Nord luisait de sueur. Les muscles tressaillaient sous la finesse de la peau. La maigreur creusait un triangle d’ombre au bas de la cage thoracique. Sous l’étoffe amincie du vieux pantalon, l’attention contractée faisait trembler les tendons des jambes.

– « Et plus une bribe de tabac », soupira-t-il à mi-voix.

Les trois cigarettes que Jacques, en arrivant, avait sorties du fond d’une poche, le peintre les avait fumées, coup sur coup, à larges bouffées, dès le début de la séance. Son estomac, en vacance depuis la veille, lui causait des tiraillements ; mais il en avait l’habitude. « Quelle lumière dans ce front », songea-t-il. « Aurai-je assez de blanc ? » Il jeta un coup d’œil vers le tube de céruse qui gisait à terre, aplati comme un ruban de métal. Il devait déjà une centaine de francs à Guérin, le marchand de couleurs ; heureusement, Guérin, un ancien anarchiste, récemment converti au socialisme, était un bon camarade…

Sans quitter le portrait des yeux, Paterson grimaçait comme s’il eût été seul. Son pinceau ébaucha dans l’air une arabesque. Brusquement, son œil bleu se tourna vers Jacques ; il pointa sur le front de son compagnon un regard de pie voleuse, inhumain à force d’intensité.

« Il me regarde exactement comme il ferait d’une pomme dans un compotier », se dit Jacques, amusé. « Si seulement je n’avais pas cet article à finir… »

Lorsque Paterson avait timidement proposé d’entreprendre ce portrait, Jacques n’avait pas osé dire non. Depuis des mois, le peintre, trop pauvre pour payer des modèles, et incapable de rester vingt-quatre heures sans manier ses pinceaux, usait son talent à de complaisantes natures mortes. Mais Paterson avait dit : « Quatre, cinq séances au plus… » ; or, aujourd’hui, dimanche, c’était le neuvième jour que Jacques, rongeant son frein, s’obligeait à monter régulièrement, à la fin de la matinée, en haut de la vieille ville, pour des poses qui ne duraient jamais moins de deux heures !

Fébrilement, Paterson s’était mis à frotter son pinceau sur la palette. Une seconde encore, pliant sur les jarrets à la façon d’un plongeur qui éprouve l’élasticité du tremplin, il s’immobilisa, l’œil tendu vers Jacques. Et, soudain, le bras raide, se fendit comme un escrimeur, pour écraser sur un point très précis de la toile une touche de lumière, une seule ; après quoi, il recula de nouveau jusqu’au mur, les yeux plissés, dodinant la tête et soufflant comme un chat fâché. Puis, il se retourna vers le patient, et sourit enfin :

– « Il y a tant de force, cher, dans ces sourcils, dans cette tempe, dans ces cheveux plantés sur le front ! Pas facile… »

Il posa palette et pinceaux sur l’évier et, pivotant sur lui-même, il alla s’étendre tout de son long sur l’une des paillasses.

– « Assez pour ce matin ! »

Jacques, délivré, s’ébroua.

– « Je peux voir ?… Oh ! mais, tu as beaucoup avancé, aujourd’hui ! »

Jacques était vu de trois quarts, assis. Le portrait s’arrêtait aux genoux. L’épaule gauche fuyait en perspective ; l’épaule droite, le bras et le coude droits, venaient avec vigueur en avant. La main musclée, largement ouverte sur la cuisse, faisait, au bas de la toile, une tache claire, vivante. La tête, quoique levée en pleine lumière, penchait légèrement vers l’épaule gauche, comme entraînée par la masse de la chevelure et du front. Le jour tombait de gauche. Une moitié du visage restait dans l’ombre ; mais, par suite de l’inclinaison de la tête, tout le front se trouvait éclairé. La mèche sombre, à reflets roux, qui le barrait de gauche à droite, augmentait encore, par contraste, la luminosité de la chair. Paterson avait particulièrement bien rendu la qualité des cheveux, plantés bas, durs et drus comme de l’herbe. La forte mâchoire s’appuyait sur le col blanc, entrouvert. Un pli d’amertume, qui donnait au visage une sévérité farouche, ennoblissait la grande bouche, aux lèvres mal dessinées. Sous la ligne tourmentée des sourcils, le regard, tapi dans le clair-obscur, était, à souhait, franc et volontaire, mais avec une expression trop hardie, effrontée, qui n’était pas ressemblante. Paterson venait de s’en apercevoir. Il avait bien exprimé, dans l’ensemble, la force massive qui émanait du front, des épaules, des os maxillaires ; mais il désespérait de jamais pouvoir fixer ces nuances de méditation, de tristesse et d’audace, qui se succédaient, sans se mêler dans le regard mobile.

– « Tu viendras encore demain, n’est-ce pas ? »

– « S’il le faut », dit Jacques, sans enthousiasme.

Paterson s’était soulevé pour fouiller les poches d’un imperméable accroché au-dessus du lit. Il éclata d’un rire frais :

– « Mithœrg se méfie : il ne confie plus jamais du tabac dans ses poches. »

Dès que Paterson riait, il redevenait aussitôt le boy malicieux qu’il avait dû être, cinq ou six ans plus tôt, lorsqu’il avait rompu avec sa famille puritaine et s’était échappé d’Oxford pour venir vivre en Suisse.

– « Dommage », murmura-t-il avec humour ; « pour ton dimanche, je t’aurais volontiers offert une cigarette, cher… »

Il se privait plus aisément de nourriture que de tabac ; et de tabac que de couleurs. Au reste, il ne manquait jamais bien longtemps ni de couleurs, ni de tabac, ni même de nourriture.

Ils formaient, à Genève, un vaste groupement de jeunes révolutionnaires sans ressources, plus ou moins affiliés aux organisations existantes. De quoi vivaient-ils ? Ils vivaient. Quelques-uns, comme Jacques, intellectuels privilégiés, collaboraient à des journaux, à des revues. D’autres, ouvriers spécialistes venus de divers coins du monde, typographes, dessinateurs, horlogers, trouvaient tant bien que mal à gagner leur pain ; et ils le partageaient, à l’occasion, avec leurs camarades sans emploi. Mais la plupart d’entre eux n’avaient aucun travail fixe. Ils s’employaient, au hasard, à des besognes obscures et mal payées, qu’ils abandonnaient dès qu’ils avaient un peu d’argent en poche. Parmi eux, beaucoup d’étudiants au linge élimé, qui vivotaient en donnant des leçons, en faisant des recherches de bibliothèque, de menus travaux de laboratoire. Heureusement, ils ne se trouvaient jamais tous ensemble dans la misère. Il suffisait de quelque bourse garnie pour assurer un peu de pain et de charcuterie, un café chaud, un paquet de cigarettes, à ceux qui, ce jour-là, erraient les poches vides. L’entraide allait de soi. On s’habitue à ne manger qu’une fois par jour, et n’importe quoi, lorsqu’on est jeune et qu’on vit en groupe, avec les mêmes curiosités, les mêmes certitudes, la même passion sociale, la même espérance. Certains, comme Paterson, s’amusaient à prétendre que l’irritation d’un estomac exagérément libre communiquait au cerveau une profitable griserie. C’était plus qu’une boutade. La sobriété de leur régime contribuait à entretenir cette surexcitation spirituelle, dont bénéficiaient les interminables conciliabules qu’ils tenaient à toute heure, dans les squares, dans les cafés, dans leurs chambres de garni, au Local surtout, où ils se réunissaient pour se transmettre les nouvelles apportées par les révolutionnaires étrangers, pour confronter leurs expériences, leurs doctrines, pour travailler, tous ensemble, avec la même ferveur, à l’édification de la société future.

Jacques, debout devant le miroir à barbe, rajustait son col et sa cravate.

– « Tu n’es pas pressé, cher… Où vas-tu si vite ? » murmura Paterson.

Il gisait, à demi nu, les bras écartés, en travers du lit. Il avait de grêles poignets de fille et des mains d’homme, des chevilles minces et de vrais pieds d’Anglais. La tête était petite ; les cheveux d’un blond gris, collés par la transpiration, prenaient sous le vitrage l’éclat patiné des vieux vermeils. Dans ses yeux, un peu trop lumineux pour être très expressifs, l’ingénuité semblait toujours en lutte contre la détresse.

– « J’avais tant de choses à te dire », fit-il nonchalamment. « D’abord, hier soir, tu as quitté trop tôt le Local… »

– « J’étais fatigué… On tourne en rond, on répète toujours les mêmes choses… »

– « Oui… Pourtant, la discussion est venue à être vraiment excitante, cher… Je t’ai regretté. Le Pilote a fini par répondre à Boissonis. Oh ! quelques mots seulement : mais de ces mots qui donnent – comment dites-vous ? – la viande de poule ! »

L’accent trahissait une antipathie sourde. Jacques avait bien des fois remarqué l’espèce d’admiration haineuse que l’Anglais portait à Meynestrel – au « Pilote » ainsi qu’on l’appelait. Il ne s’en était jamais expliqué avec le peintre. Il était, lui, profondément attaché à Meynestrel ; il ne l’aimait pas seulement comme un ami : il le vénérait comme un maître.

Il se tourna avec vivacité :

– « Quels mots ? Qu’est-ce qu’il a dit ? »

Paterson ne répondit pas tout de suite. Il considérait le plafond et souriait bizarrement.

– « C’est à la fin, brusquement… Beaucoup, comme toi, étaient partis… Il a laissé parler Boissonis, tu sais, de son air qui n’écoute pas… Brusquement, il s’est penché vers Alfreda, qui était comme toujours assise à ses pieds, et il a dit la chose, très vite, sans regarder personne… Attends, que je me rappelle bien… Il a dit à peu près comme ça : “Nietzsche, il a supprimé la notion de Dieu. Il a mis à la place la notion Homme. C’est rien ça ; c’est seulement une première étape. L’athéisme, il doit maintenant avancer beaucoup plus loin : il doit supprimer aussi la notion Homme.” »

– « Eh bien, quoi ? » fit Jacques, avec un léger mouvement des épaules.

– « Attends… Boissonis, alors, a demandé : “Pour la remplacer par quoi ?” Le Pilote a souri, tu sais, à sa façon – terrible… – Et il a déclaré, très fort : “Par rien !” »

Jacques, lui aussi, sourit, pour se dispenser de répondre. Il avait chaud, il était las d’avoir posé, il était pressé de retourner à son travail ; il n’avait surtout aucune envie de discuter métaphysique avec ce brave Paterson. Cessant de sourire, il dit seulement :

– « C’est une âme d’une incontestable noblesse, Pat’! »

L’Anglais se souleva sur un coude, et regarda Jacques au visage :

– « Par rien ! C’est tout de même une chose… absolutely monstruous !… Don’t you think so  ? »

Comme Jacques se taisait, il se laissa retomber sur le lit :

– « Quelle a pu être la vie du Pilote, cher ? Je m’interroge là-dessus, toujours. Pour être arrivé à cette… à cette dessiccation, je pense qu’il a fallu passer par quels épouvantables chemins ? respirer quel air de poison ?… Dis-moi, Thibault », enchaîna-t-il presque aussitôt, sans changer de ton, mais en se tournant de nouveau vers Jacques, « je voulais de longtemps te demander une certaine chose, à toi qui les connais bien tous les deux : est-ce que tu crois qu’Alfreda est contente, avec son Pilote ? »

Jacques s’avisa qu’il ne s’était jamais posé la question. À tout prendre, elle n’était pas si déraisonnable. Mais elle était délicate à résoudre ; et une intuition confuse lui conseillait de ne pas s’aventurer sur ce terrain avec l’Anglais. Il acheva de nouer sa cravate et fit, des épaules, un geste prudemment évasif.

Paterson, d’ailleurs, ne parut pas vexé par ce silence. Il s’était allongé de nouveau. Il demanda :

– « Tu viendras ce soir à la conférence de Janotte ? »

Jacques saisit la diversion :

– « Pas bien certain… J’ai d’abord à finir un travail, pour le Fanal… Si ça marche, je passerai au Local vers six heures. » Il avait mis son chapeau. « Peut-être à ce soir, Pat’ ! »

– « Tu ne m’as pas répondu, pour Alfreda », dit alors Paterson, en se dressant sur son séant.

Jacques avait déjà ouvert la porte. Il se retourna :

– « Je ne sais pas », fit-il, après une imperceptible hésitation. « Et pourquoi ne serait-elle pas heureuse ? »

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