II

Il était plus d’une heure et demie. Genève s’attardait au déjeuner dominical. Le soleil tombait droit sur la place du Bourg-de-Fou, réduisant l’ombre à un liséré violâtre au pied des maisons.

Jacques traversa en biais la place déserte. Le bruissement de la fontaine troublait seul le silence. Jacques marchait vite, tête baissée, le soleil sur la nuque, les yeux brûlés par l’asphalte miroitant. Bien qu’il ne redoutât pas outre mesure la chaleur de l’été genevois – cette chaleur blanche et bleue, implacable et saine, jamais molle, rarement torride – il fut agréablement surpris de trouver un peu d’ombre en longeant les échoppes de l’étroite rue de la Fontaine.

Il réfléchissait à son article : un commentaire, en quelques pages, du dernier volume de Fritsch, pour la « Revue des Livres » du Fanal suisse. Les deux tiers étaient déjà écrits ; mais le début était entièrement à reprendre. Peut-être devrait-il commencer par cette citation d’un passage de Lamartine, qu’il avait recopié, l’avant-veille, à la Bibliothèque : Il y a deux patriotismes. Il y en a un qui se compose de toutes les haines, de tous les préjugés, de toutes les grossières antipathies que les peuples, abrutis par des gouvernements, intéressés à les désunir, nourrissent les uns contre les autres… Il en est un autre qui se compose au contraire de toutes les vérités, de tous les droits que les peuples ont en commun… La pensée était juste, certes, et généreuse ; mais la forme… « Hé », songea-t-il en souriant, « verbiage quarante-huitard peut-être… Mais n’est-ce pas encore, à peu de chose près, notre vocabulaire ?… Sauf exception », se dit-il, aussitôt. « Ce n’est pas du tout, par exemple, le vocabulaire du Pilote… » Meynestrel le fit penser à la question de Pat’. Alfreda était-elle heureuse ? Il n’aurait osé répondre ni oui ni non. Les femmes… Peut-on jamais savoir, avec les femmes ?… Le souvenir, de son expérience avec Sophia Cammerzinn lui traversa l’esprit. Il ne pensait guère à elle depuis qu’il avait quitté Lausanne et la pension du père Cammerzinn. Les premiers temps elle était venue plusieurs fois à Genève, pour lui. Puis elle avait cessé ses visites. Pourtant, il l’avait toujours accueillie joyeusement. Avait-elle fini par comprendre qu’il n’éprouvait aucune sorte d’attachement pour elle ? Un regret l’effleura… Étrange créature… Il ne l’avait pas remplacée.

Il hâta le pas. Il lui fallait descendre jusqu’au Rhône. Il habitait de l’autre côté de l’eau, place Grenus : un quartier pauvre, tout en ruelles et en taudis. Dans un angle de cette place, dont le centre était occupé par un urinoir, un garni de trois étages, l’Hô tel du Globe, dissimulait sa façade lépreuse. Au-dessus de la porte basse, une mappemonde de verre s’allumait le soir en manière d’enseigne. Contrairement aux autres hôtels du quartier, on n’y logeait pas de prostituées. La maison était tenue par deux célibataires, les frères Vercellini, inscrits depuis des années au parti socialiste. Toutes les chambres, ou presque, étaient louées à des militants, qui payaient peu et quand ils le pouvaient : jamais les frères Vercellini n’avaient mis un locataire à la porte, faute d’argent ; mais il leur arrivait d’expulser un suspect ; car ces milieux de réfractaires attiraient à la fois les meilleurs et les pires.

La chambre de Jacques était en haut de l’hôtel ; exiguë mais propre. Par malheur, l’unique croisée s’ouvrait sur le palier : les bruits, les odeurs, aspirés par la cage de l’escalier, s’engouffraient indiscrètement dans la pièce. Pour pouvoir travailler tranquille, il fallait tenir la fenêtre close et allumer l’ampoule du plafond. Le mobilier était suffisant : un lit étroit, une armoire, une table et une chaise ; au mur, un lavabo. La table était petite et toujours encombrée. Jacques, pour écrire, s’asseyait généralement sur son lit, un atlas sur les genoux en guise de pupitre.

Il travaillait depuis une demi-heure lorsqu’on frappa à sa porte trois petits coups espacés.

– « Entre », cria-t-il.

Une frimousse échevelée parut dans l’entrebâillement. C’était le petit Vanheede, l’albinos. Lui aussi, l’an dernier, en même temps que Jacques, il avait quitté Lausanne pour Genève, et il habitait aussi au Globe.

– « Pardon… Je vous dérange, Baulthy ? » Il était de ceux qui continuaient à désigner Jacques par son ancien pseudonyme littéraire, bien que Jacques, depuis la mort de son père, signât maintenant ses articles de son vrai nom.

– « J’ai vu Monier au Café Landolt. Le Pilote l’avait chargé de deux commissions pour vous ; la première, ça est qu’il a besoin de vous voir, et qu’il vous attendra, chez lui, jusqu’à cinq heures ; la seconde, ça est que votre article ne passera pas cette semaine au Fanal ; inutile que vous le remettiez ce soir. ».

Jacques posa ses deux paumes sur les feuillets épars devant lui, et appuya sa tête à la muraille.

– « Bonne affaire ! » fit-il, soulagé. Mais aussitôt il songea : « Vingt-cinq francs que je ne toucherai pas cette semaine… » Les fonds étaient bas.

Vanheede, souriant, s’approcha du lit :

– « Ça venait mal ? Sur quoi est-ce que ça est, votre article ? »

– « Sur le livre de Fritsch : l’Internationalisme. »

– « Eh bien ? »

– « Au fond, vois-tu, je ne sais pas trop moi-même ce qu’il faut en penser… »

– « Du livre ? »

– « Du livre… et de l’internationalisme. »

Les sourcils de Vanheede, à peine visibles sur son front, se contractèrent.

– « Fritsch est un sectaire », reprit Jacques. « Et puis, il me semble qu’il confond plusieurs choses, de valeurs très différentes : l’idée de Nation, l’idée d’État, l’idée de Patrie. D’où cette impression qu’il pense faux, même quand il dit des choses qui paraissent justes. »

Vanheede écoutait, les yeux plissés. Ses cils incolores cachaient le regard ; une moue abaissait les commissures des lèvres. Il recula jusqu’à la table, et, repoussant un peu les dossiers, les objets de toilette, les livres, il s’assit.

Jacques continuait, sur un ton hésitant :

– « Pour Fritsch et ses pareils, l’idéal internationaliste implique d’abord la suppression de l’idée de Patrie. Est-ce nécessaire ? Est-ce fatal… ? Pas si certain que ça ! »

Vanheede leva sa main de poupée :

– « La suppression du patriotisme, en tout cas ! Comment imaginer la révolution dans le seul cadre étroit d’un pays ? La révolution, la vraie, la nôtre, ça est une œuvre internationale ! et qui doit être réalisée partout à la fois, par toutes les majorités ouvrières du monde ! »

– « Oui. Mais, tu vois : tu fais toi-même une distinction entre le patriotisme et l’idée de patrie. »

Vanheede secouait obstinément sa petite tête surmontée d’une touffe de cheveux frisés, presque blancs :

– « Ça est la même chose, Baulthy. Voyez ce qu’a fait le XIXe siècle : en exaltant partout le patriotisme, le sentiment de la patrie, il a fortifié le principe des États nationaux, et il a semé la haine entre les peuples, et il a travaillé pour de nouvelles guerres ! »

– « D’accord. Mais ce ne sont pas les patriotes, ce sont les nationalistes du XIXe siècle qui, dans chaque pays, ont faussé la notion de patrie. À un attachement sentimental, légitime, inoffensif, ils ont substitué un culte, un fanatisme agressif. Condamner ce nationalisme-là, oui, sans aucun doute ! Mais doit-on, comme le fait Fritsch, rejeter en même temps le sentiment de la patrie ? cette réalité humaine, pour ainsi dire physique, charnelle ? »

– « Oui ! Pour être un vrai révolutionnaire, il faut d’abord rompre toutes les attaches, extirper de soi… »

– « Prends garde », interrompit Jacques, « tu penses au révolutionnaire, au révolutionnaire-type que tu veux être ; et tu perds de vue l’homme, l’homme en général, tel qu’il est donné par la nature, par la réalité, par la vie… D’ailleurs, ce patriotisme sentimental dont je parle, pourrait-on vraiment le supprimer ? Je n’en suis pas sûr. L’homme a beau faire : il est d’un climat. Il a son tempérament d’origine. Il a sa complexion ethnique. Il tient à ses usages, aux formes particulières de la civilisation qui l’a façonné. Où qu’il soit, il garde sa langue. Attention ! C’est très important : le problème de la patrie n’est peut-être, au fond, qu’un problème de langage ! Où qu’il soit, où qu’il aille, l’homme continue à penser avec les mots, avec la syntaxe, de son pays… Regarde autour de nous ! Nos amis de Genève, tous ces déportés volontaires, qui croient de bonne foi avoir répudié leur sol natal, et former une authentique colonie internationale ! Regarde-les, d’instinct, se chercher, se rejoindre, s’agglomérer en autant de petits clans italien, autrichien, russe… Des petits clans indigènes, fraternels, patriotiques. Toi-même, Vanheede, avec tes Belges !… »

L’albinos tressaillit. Ses prunelles d’oiseau de nuit se fixèrent sur Jacques avec une lueur de reproche, puis disparurent de nouveau sous la frange des cils. Sa disgrâce physique accentuait encore l’humilité de ses attitudes. Mais son silence lui servait surtout à protéger sa foi, plus ferme que sa pensée, et qui, sous des apparences timides, était étrangement sûre d’elle-même. Personne, même Jacques, même le Pilote, n’avait de véritable influence sur Vanheede.

– « Non, non », poursuivit Jacques, « l’homme peut s’expatrier, mais il ne peut pas se dépatrier. Et ce patriotisme-là n’a rien de foncièrement incompatible avec notre idéal de révolutionnaires internationalistes !… Alors, je me demande s’il n’est pas imprudent de s’attaquer, comme fait Fritsch, à ces éléments qui sont essentiellement humains, qui représentent des forces. Je me demande même s’il ne serait pas nuisible d’en dépouiller l’homme de demain. » Il se tut quelques secondes, puis, sur un autre ton, indécis, comme embarrassé de scrupules : « Je le pense, et pourtant je n’ose pas l’écrire. Surtout dans un compte rendu de quelques pages. C’est tout un livre qu’il faudrait faire, pour éviter les malentendus. » Il se tut de nouveau, et, soudain : « D’ailleurs, ce livre, je ne l’écrirai pas non plus… Parce que, après tout, je ne suis sûr de rien ! Est-ce qu’on sait ? L’homme dépatrié n’est pas inconcevable. L’homme s’adapte. Peut-être finirait-il pas s’accommoder de cette mutilation… »

Vanheede se détacha de la table et fit spontanément un pas vers Jacques. Sur son visage d’aveugle errait une expression de joie angélique :

– « Il y trouvera de telles compensations ! »

Jacques sourit. C’était pour de semblables élans qu’il chérissait le petit Vanheede.

– « Maintenant, je vous laisse », dit l’albinos.

Jacques continuait à sourire. Il regarda Vanheede gagner la porte à pas sautillants, faire un petit signe d’adieu et quitter sans bruit la chambre.

Quoique rien ne l’obligeât plus à terminer son article – peut-être même à cause de cela – il se remit avec entrain au travail.

 

Il écrivait encore lorsqu’il entendit sonner quatre heures dans le vestibule. Meynestrel l’attendait. Il sauta du lit. À peine debout, il s’aperçût qu’il avait faim. Mais il ne pouvait prendre le temps de s’arrêter en ville. Il avait, encore, au fond d’un tiroir, deux sachets de chocolat pulvérisé qui se délayait instantanément dans l’eau chaude. Justement, sa lampe à alcool était regarnie de la veille. Tandis qu’il se lavait la figure et les mains, l’eau bouillait déjà dans la petite casserole. Il but, en se brûlant, son bol de chocolat, et partit en hâte.

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