V

Le Local – que les familiers de Meynestrel nommaient généralement la Parlote – était discrètement installé en plein cœur de la haute ville, dans la vieille rue des Barrières, le long de la cathédrale.

Vu de l’extérieur, l’immeuble semblait désaffecté. C’était une de ces bâtisses décrépites comme il en subsistait encore quelques-unes dans ce quartier décent. La façade, à trois étages, était enduite d’un crépi rosâtre, lézardé, rongé de salpêtre, et percée de fenêtres à guillotine, sans volets, dont les vitres poussiéreuses semblaient celles d’un logis abandonné. La maison était séparée de la rue par une cour étroite, ceinte de murs et pleine de détritus, de ferrailles, de gravats, entre lesquels un gros sureau avait poussé. La grille d’entrée n’existait plus. Ses deux piliers de pierre étaient reliés entre eux par un bandeau de zinc, formant enseigne, où se lisait encore : Fonderie de cuivre. La fonderie avait depuis longtemps déménagé, mais elle avait conservé la maison pour y entreposer ses produits.

C’est derrière cet immeuble inhabité que se dissimulait le Local. Il occupait un bâtiment séparé, d’un étage, situé dans une seconde cour et invisible de la rue ; on y accédait par le passage voûté qui traversait de part en part l’ancienne fonderie. Le rez-de-chaussée du bâtiment était en anciennes remises. Monier, l’homme à tout faire, y habitait. L’étage comprenait quatre pièces en enfilade, desservies par un couloir obscur. Celle du fond – un étroit cabinet – était, grâce à Alfreda, devenue quelque chose comme le bureau personnel du Pilote. Les trois autres, assez spacieuses, servaient de lieux de réunion. Dans chacune s’alignaient une douzaine de chaises, des bancs, quelques tables où l’on pouvait consulter des journaux et des revues ; car on trouvait au Local, non seulement toute la presse socialiste d’Europe, mais aussi la plupart de ces intermittents périodiques révolutionnaires, qui publiaient parfois coup sur coup plusieurs numéros de propagande, puis subissaient des éclipses de six mois ou de deux ans, parce que leurs caisses étaient vides ou leurs rédacteurs emprisonnés.

Dès que Jacques eut franchi le passage voûté, et qu’il eut pénétré dans l’arrière-cour, la rumeur des discussions qui s’échappait par les fenêtres ouvertes de l’étage l’avertit qu’il y avait du monde, aujourd’hui, à la Parlote.

Au bas de l’escalier, trois hommes causaient avec animation, en une langue qui n’était ni l’espagnol ni l’italien. C’était trois espérantistes convaincus. L’un d’eux, Charpentier, professeur à Lausanne, venu ce jour-là pour entendre la conférence de Janotte, dirigeait une revue assez répandue dans les milieux révolutionnaires : l’Espérantiste du Léman. Il ne manquait pas une occasion d’affirmer qu’un des premiers besoins du monde international était un dialecte universel ; que l’adoption de l’espéranto, commun auxiliaire de toutes les langues nationales, faciliterait entre les hommes les échanges spirituels et matériels ; et il aimait à s’appuyer sur l’auguste autorité de Descartes, qui, dans une lettre privée, avait très précisément émis le vœu d’une langue universelle, fort aysée à apprendre, à prononcer et à escrire et, ce qui est le principal, qui ayderoit du jugement…

Jacques serra la main des trois hommes et gravit les marches.

À quatre pattes sur le palier, Monier remettait en ordre une collection du Vorwärts. De sa profession, il était garçon de café. À vrai dire, bien qu’il portât, en toute saison et à toute heure, un gilet échancré sur un plastron de celluloïd, il travaillait rarement de son métier : il se contentait, tous les mois, de faire, dans une brasserie, une semaine d’extra, qui lui assurait des loisirs, pendant lesquels il se consacrait exclusivement « à la Révolution ». Il s’employait à toutes les tâches avec une égale ardeur : au ménage, aux courses, à la polycopie, au classement des périodiques.

Dans la pièce d’entrée, dont la porte était grande ouverte sur l’escalier, Alfreda et Paterson causaient, seuls, debout près de la fenêtre. Avec l’Anglais – Jacques en avait déjà fait la remarque – la jeune femme renonçait volontiers à son rôle d’assistante muette ; elle paraissait retrouver auprès de lui une personnalité que, par timidité peut-être, elle dissimulait ailleurs. Alfreda portait sous son bras la serviette de Meynestrel, et tenait à la main une brochure dont elle lisait, à mi-voix, un passage à Paterson, qui, la pipe au bec, écoutait distraitement. Il examinait le visage penché, la frange noire, l’ombre que les cils allongeaient sur la joue, l’extraordinaire éclat de ce teint mat, et sans doute songeait-il : « Peindre cette chair… » Ils ne s’aperçurent, ni l’un ni l’autre, que Jacques passait devant eux.

Dans la seconde pièce, les habitués étaient nombreux. Près de la porte, le père Boissonis était assis, le ventre sur les cuisses. Autour de lui, Mithœrg, Guérin et Charchowsky, le bouquiniste, se tenaient debout.

Boissonis serra la main de Jacques, sans s’interrompre :

– « Mais… mais !… Qu’est-ce que cela prouve ? Toujours la même chose : insuffisance de dynamisme insurrectionnel… Pourquoi ? Déficience de pensée ! » Il rejeta le buste en arrière et sourit, une main sur chaque genou.

Tous les jours, il arrivait dans les premiers. Il adorait la discussion. C’était un Français, un ancien professeur de sciences naturelles à la Faculté de Bordeaux, que ses études d’anthropologie avaient amené à l’anthropo-sociologie ; la hardiesse de son enseignement avait fini par le rendre suspect à l’Université, et il était venu se fixer à Genève. Il présentait ceci d’étrange qu’il avait la tête volumineuse et le visage tout petit. Un large front dégarni, d’amples bajoues, plusieurs mentons superposés, constituaient autour de sa physionomie une zone de viande superflue, au centre de laquelle, en un espace restreint, les traits de la figure, se trouvaient rassemblés : deux yeux pétillants, chargés de malice et de bonté ; un nez court, aux narines ouvertes, flaireur et vorace ; des lèvres charnues, constamment prêtes à sourire. Toute la vie du gros homme semblait concentrée dans ce minuscule masque vivant, perdu comme une oasis dans ce désert de graisse exsangue.

– « Je l’ai dit, je le répète », continua-t-il en passant avec gourmandise la langue sur ses lèvres, « la lutte, c’est d’abord sur le front philosophique qu’il faut la porter ! »

Mithœrg roulait des yeux désapprobateurs derrière ses lunettes. Il secoua sa tête hérissée :

– « Action et pensée doivent rester conjointes ! »

– « Voyez ce qui s’est passé en Allemagne, au XIXe siècle… », commença Charchowsky.

Le père Boissonis tapotait ses cuisses :

– « Mais… justement ! » fit-il, riant déjà du plaisir d’avoir raison. « Prenons l’exemple des Allemands… »

Jacques savait d’avance tout ce qu’ils allaient dire ; seule variait la disposition des objections et des arguments comme celle des pions sur un échiquier.

Au centre de la pièce, debout, Zelawsky, Périnet, Saffrio et Skada formaient un quatuor animé. Jacques s’approcha d’eux.

– « Tout s’enchaîne, tout se tient si bien dans le système capitaliste ! » déclarait Zelawsky, un Russe à longues moustaches couleur de chanvre.

– « C’est pour zela qu’il suffit d’attendre, mon cher Sergueï Pavlovitch », murmura le juif Skada, en détachant ses mots avec une douceur obstinée. « L’écroulement du monde bourgeois se fera de lui-même… »

Skada était un Israélite d’Asie Mineure, d’une cinquantaine d’années. Très myope, il portait sur un nez busqué, olivâtre, des lunettes dont les verres étaient épais comme des lentilles de télescope. Il était laid : des cheveux crépus, courts et collés sur un crâne ovoïde ; d’énormes oreilles ; mais un regard chaud, pensif, et d’une tendresse inépuisable. Il menait une existence d’ascète. Meynestrel appelait Skada : « le méditatif Asiate ».

– « Comment va ? » fit une voix de basse profonde, tandis qu’une main de portefaix s’abattait sur l’épaule de Jacques. « Chodement, hé ? »

Quilleuf venait d’entrer. Il fit le tour des groupes, distribuant ses bourrades et ses poignées de main : « Comment va ? » Il n’attendait jamais le traditionnel : « Et toi ? » Hiver comme été, il répondait d’avance : « Chodement, hé ? » (Pour qu’il songeât à modifier la formule, il fallait au moins de la neige dans les rues.)

– « L’écroulement est peut-être lointain, mais il est i-né-vi-ta-ble », répéta Skada. « Le temps travaille pour nous. C’est zela qui permettra de mourir sans regret… » Ses paupières flasques s’abaissèrent ; et un sourire, qui ne s’adressait à personne, qui n’était qu’un reflet de sa certitude, fit onduler lentement l’une contre l’autre comme deux couleuvres, les lèvres de sa bouche largement fendue.

Jean Périnet approuvait, à petits coups de tête décidés :

– « Oui, le temps travaille !… Partout ! Même en France. »

Il parlait vite et haut, sur un ton clair ; il disait avec ingénuité tout ce qui lui traversait l’esprit. Son accent parisien mettait une note amusante dans ces réunions cosmopolites. Il pouvait avoir vingt-huit ou trente ans. Le type du jeune ouvrier d’Île-de-France : un regard éveillé, une ombre de moustache, un nez spirituel, un air propre et sain. Il était le fils d’un fabricant de meubles du faubourg Saint-Antoine. Tout jeune, pour une histoire de femmes, il avait quitté sa famille, connu la misère, fréquenté des milieux anarchistes, fait de la prison. Recherché par la police de Lyon à la suite d’une bagarre, il avait passé la frontière. Jacques l’aimait bien. Les étrangers le tenaient un peu à distance, déconcertés par son rire facile, par ses saillies, blessés surtout par la fâcheuse habitude qu’il avait de dire, en parlant d’eux : « L’engliche… », « Le macaroni… », « Le choucroutard… » Il n’y voyait rien de désobligeant : lui-même ne se traitait-il pas de « parigot » ?

Il se tourna vers Jacques, comme pour le prendre à témoin :

– « En France, même dans les milieux d’industriels et de patrons, la nouvelle génération a flairé le vent. Elle sent, au fond, que c’est fini ; qu’elle ne gardera pas indéfiniment l’assiette au beurre ; que, bientôt, le sol, les mines, les usines, les grandes compagnies, les moyens de transport, enfin tout, ça doit fatalement faire retour à la masse, à la communauté des travailleurs… Les jeunes le savent. N’est-ce pas, Thibault ? »

Zelawsky et Skada se tournèrent vivement pour interroger Jacques du regard, comme si la question était d’une exceptionnelle urgence, et qu’ils attendissent l’avis de Jacques pour prendre une détermination de la dernière gravité. Jacques sourit. Non, certes, qu’il attachât moins d’importance qu’eux à ces indices de la transformation sociale ; mais il était moins pénétré qu’eux de l’utilité de ces conversations.

– « C’est vrai », concéda-t-il. « Chez beaucoup de jeunes bourgeois français, je crois que la foi dans l’avenir du capitalisme est secrètement ébranlée. Ils profitent encore du système ; ils espèrent même que ça durera autant qu’eux ; mais ils n’ont plus “bonne conscience”… Seulement, c’est tout. N’en concluons pas trop vite qu’ils sont prêts à désarmer. Je pense, au contraire, qu’ils défendront chèrement leurs privilèges. Ils sont encore diablement solides ! D’abord, ils bénéficient de cette chose déconcertante : l’acceptation tacite de la majorité des bougres qu’ils exploitent ! »

– « Et puis », dit Périnet, « c’est eux qui tiennent encore dans leurs pattes tous les postes de commande. »

– « Non seulement ils les tiennent en fait », reprit Jacques. « Mais, pour l’instant, ils ont presque un certain droit à les détenir… Car, enfin, où trouverait-on… »

– « Souvenirs d’un Prolétaire ! » rugit brusquement Quilleuf. Il s’était arrêté, au fond de la pièce, devant la table où Charchowsky, le bouquiniste, chargé des fonctions de bibliothécaire, exposait chaque soir les journaux, les périodiques, les livres récemment parus. On ne voyait que sa nuque penchée et ses épaules massives, qu’il soulevait en ricanant.

Jacques acheva sa phrase :

– « … où trouverait-on, du jour au lendemain, en nombre suffisant, des hommes instruits, spécialisés, capables de prendre leur place ? Pourquoi souris-tu, Sergueï ? »

Zelawsky, depuis un instant, enveloppait Jacques d’un regard amusé et affectueux.

– « Dans chaque Français », dit-il, en dodelinant de la tête, « il y a un sceptique qui ne dort jamais que d’un demi-œil… »

Quilleuf s’était retourné d’un coup de reins. Il parcourut du regard les divers groupes et vint droit vers Jacques, brandissant un livre broché, tout neuf :

– « Émile Pouchard : Souvenirs d’enfance d’un prolétaire”… Qu’est-ce que c’est, ça, hé ? »

Il riait, écarquillant les yeux, avançant son mufle de bon vivant, et regardant successivement les autres au visage, avec une indignation comique, qu’il exagérait un peu, pour la rigolade.

– « Encore un camarade à la manque, hé ?… Un jeanfoutre à « problèmes » ?… Un plumitif, qui vient déposer sa littérature le long du prolétariat ? »

On l’appelait tantôt « Le Tribun », et tantôt « Le Gnaf ». Il était né en Provence. Après avoir navigué, des années, dans la marine marchande, après avoir exercé vingt métiers dans tous les ports de la Méditerranée, il avait échoué à Genève. Son échoppe de cordonnier était toujours encombrée de militants sans travail, qui trouvaient là, aux heures où le Local était fermé, l’hiver, du feu ; l’été, du coco frais ; et, en toutes saisons, du tabac et des discours.

Sa voix chantante de méridional possédait une vertu entraînante, dont il tirait, d’instinct, un parti prodigieux. Dans les réunions publiques, il lui arrivait, en fin de séance, après être demeuré deux heures à se tortiller sur son banc, de bondir tout à coup à la tribune, et, sans rien apporter de neuf, simplement en prêtant aux idées des autres la magie de son verbe truculent, d’emporter en quelques périodes l’adhésion générale, et de faire voter des motions sur lesquelles de plus subtils orateurs n’avaient pu réunir la majorité. Le difficile était alors d’arrêter cette généreuse incontinence : car, l’explosion de son lyrisme, la sonorité de sa voix, ce fluide qu’il sentait naître de lui et s’épandre dans la salle, lui procuraient une jouissance physique d’une intensité telle qu’il ne s’en trouvait jamais rassasié.

Il feuilletait le bouquin, parcourant des yeux les têtes de chapitre, et traînant son gros index sur les lignes comme un enfant qui épelle :

– « Joies familiales… Chaleur du foyer… Ah, putain ! »

Il ferma le livre ; et, d’un geste précis de joueur de boule, pliant les jarrets, balançant le bras, il lança le volume jusque sur la table.

– « Tiens », fit-il, s’adressant de nouveau à Jacques, « je veux aussi écrire mes mémoires, pourquoi pas ? J’en ai eu, moi, des joies familiales ! J’en ai, des souvenirs d’enfance ! de quoi en prêter à ceux qui n’en ont pas ! »

D’autres groupes, attirés par les éclats de voix, se rapprochaient : les galéjades du Tribun avaient le mérite d’aérer, de temps à autre, l’atmosphère de ces discussions en vase clos.

Il dévisagea son public en plissant les yeux, et commença très habilement, à voix basse, confidentielle :

– « L’Estaque, à Marseille, tout le monde connaît ça, pas vrai ? Eh bé, nous, on habitait à six, au fond d’une ruelle de l’Estaque. Deux chambres, qui auraient tenu toutes les deux dans la moitié de celle-ci. Et l’une était sans fenêtre… Le père se levait, à la bougie, dans le froid du petit jour, et il me tirait des tas de chiffons où je dormais avec mes frères, pourquoi qu’il ne voulait pas qu’on roupille quand il était réveillé. Le soir, très tard, il rentrait, à moitié saoul ; harassé, le malheureux, d’avoir roulé des tonneaux sur les quais du port. La mère, toujours malade, comptait sou à sou. Elle tremblait devant lui, autant que nous. Elle aussi, toute la journée, elle était dehors à faire je ne sais quoi, des ménages en ville… Moi, comme j’avais eu l’honneur d’être fait le premier, j’étais responsable des trois gosses. Et je tapais dessus, fallait voir, pourquoi qu’ils m’exaspéraient, avec leurs pleurnicheries, leur morve au nez, leurs disputes… Pas même du rata chaud une fois par jour ! Un quignon de pain, un oignon, une douzaine d’olives, quelquefois un bout de lard. Jamais un bon morceau, jamais une bonne parole, jamais une distraction, jamais rien. Du matin au soir dans la rue, à traîner, à se flanquer des piles pour une orange pourrie trouvée dans le ruisseau… On allait renifler les coquilles des veinards qui se gobergeaient d’oursins, sur le trottoir, avec un verre de blanc… À treize ans, on courait déjà les gamines, derrière les palissades des terrains vagues… Ah, putain ! Mes joies familiales !… Le froid, la faim, l’injustice, l’envie, la révolte… On m’avait mis apprenti chez un forgeron, qui me payait en coups de pied dans les fesses. Toujours quelque brûlure de fer rouge aux mains, et la tête cuite par la braise de la forge, et les bras rompus à tirer sur le soufflet !… » Il avait élevé le ton ; sa voix vibrait de plaisir et de défi. D’un coup d’œil, il passa rapidement son assistance en revue : « Moi aussi, j’en ai à raconter, des souvenirs d’enfance ! »

Jacques croisa le regard amusé de Zelawsky. Le Russe leva doucement la main vers Quilleuf, et demanda :

– « Comment es-tu venu au Parti ? »

– « C’est vieux », dit Quilleuf. « Au service, j’étais marin. J’ai eu la veine d’avoir dans ma chambrée deux types qui savaient, et qui faisaient de la propagande. J’ai commencé à lire, à me renseigner. D’autres aussi. On se prêtait des bouquins, on discutait… On se faisait les dents, quoi… Au bout de six mois, on était déjà toute une équipe… Quand je suis sorti de là, j’avais compris : j’étais un homme… »

Il se tut ; puis, regardant devant lui, dans le vague :

– « Toute une équipe nous étions… Toute une bande de durs… Qu’est-ce qu’ils sont devenus ? Ils n’écrivent pas leurs Souvenirs, ceux-là !… Comment va, mes belles ? » s’écria-t-il, galamment tourné vers deux jeunes femmes qui approchaient. « Chodement, hé ? »

Le cercle s’élargit pour faire place aux nouvelles venues, deux camarades suisses, Anaïs Julian et Émilie Cartier. L’une était institutrice ; l’autre, infirmière à la Croix-Rouge. Elles habitaient le même logement et venaient généralement ensemble aux réunions. Anaïs, l’institutrice, parlait plusieurs langues et publiait dans les journaux des traductions d’articles révolutionnaires étrangers.

Elles étaient fort différentes d’aspect. La cadette, Émilie, était petite, brune, charnue ; sa figure, encadrée par le voile bleu qui lui allait si bien et qu’elle ne quittait guère, avait une roseur lactée de baby anglais. Toujours enjouée, un peu coquette ; des gestes vifs, des reparties promptes, mais sans pointes. Ses malades l’adoraient. Quilleuf aussi. Il la poursuivait de taquineries semi-paternelles. Il expliquait, avec un sérieux inimitable : « Ce n’est pas qu’elle soit belle, mais, peuchère, elle s’arringe bieng ! »

L’autre, Anaïs, brune également, avait la face colorée, les pommettes osseuses, une tête chevaline, un peu revêche. Mais, de l’une et de l’autre, émanait la même impression d’équilibre, de force interne : cette noblesse que confère aux êtres le parfait accord de ce qu’ils pensent avec ce qu’ils sont et ce qu’ils font.

La conversation avait repris.

Le méditatif Skada parlait de la justice :

– « … Introduire toujours plus de justice autour de soi », prêchait-il, avec sa douceur insinuante. « C’est zela, zela qui importe, pour la pacification entre les hommes. »

– « Ouatte ! » lança Quilleuf. « Ta justice, je marche à fond pour ! Ça fait pas question !… Mais faudrait tout de même pas trop compter là-dessus pour établir la paix dans le monde : y a pas plus chicanier, plus batailleur, qu’un type entiché de justice ! »

– « Rien de durable sans amour », murmura le petit Vanheede, qui venait de s’arrêter près de Jacques. « La paix, ça est une œuvre de foi… de foi et de charité… » Il demeura quelques secondes immobile ; puis il s’éloigna, un sourire énigmatique aux lèvres.

Jacques aperçut Paterson et Alfreda qui traversaient la pièce en continuant à mi-voix leur causerie. Ils se dirigeaient nonchalamment vers l’autre salle, où devait se trouver Meynestrel. La jeune femme paraissait toute menue à côté de l’Anglais. Long et flexible, la pipe à la bouche, il s’inclinait vers elle en marchant. Ses traits affinés, son visage clair rasé de très près, la coupe de ses vêtements, si usés qu’ils fussent, lui donnaient toujours l’air plus soigné que ses camarades. Au passage, Alfreda leva vers le groupe de Jacques son regard profond, où parfois, comme en ce moment, brillait une étincelle inattendue, un feu secret qui semblait la vouer à quelque destin héroïque.

Paterson sourit à Jacques. Il avait un air animé, heureux, qui le rajeunissait encore :

– « Richardley m’a passé tout ça », cria-t-il avec gaminerie, en tendant à Jacques un demi-paquet de tabac. « Fais-toi une cigarette, Thibault !… Non ?… Tu as tort… » Il aspira une bouffée qu’il laissa voluptueusement sortir par ses narines : « Je t’assure, cher : c’est une chose très vraiment dilectable, le tabac !… »

Jacques les regarda s’éloigner, en souriant. Puis, à son tour, machinalement, il se dirigea vers la porte par où il venait de les voir disparaître. Mais il s’arrêta sur le seuil, et s’accouda au chambranle.

La voix de Meynestrel arrivait jusqu’à lui, sèche, coupante, avec une inflexion sarcastique à la fin des phrases.

– « Bien entendu ! Je n’oppose pas aux “réformes” un non de principe ! La lutte pour les réformes peut être, dans certains pays, une plate-forme de combat. Le mieux-être obtenu par le prolétariat, peut, en élevant son niveau, contribuer, dans une certaine mesure, à accroître son éducation révolutionnaire. Mais vos “réformistes” s’imaginent que les réformes sont le seul moyen d’atteindre le but. Ce n’est qu’un moyen, parmi beaucoup d’autres ! Vos réformistes s’imaginent que les lois sociales, les conquêtes économiques augmentent nécessairement le dynamisme du prolétariat en même temps que son mieux-être… C’est à voir ! Ils s’imaginent que les réformes suffiront à faire naître l’heure où le prolétariat n’aura plus qu’un signe à faire pour que le pouvoir politique lui tombe automatiquement dans les mains. C’est à voir !… Pas d’enfantement, sans passer par les grandes douleurs ! »

– « Pas de révolution sans crise violente, sans Wirbelsturm  ! » fit une voix. (Jacques reconnut le timbre germanique de Mithœrg.)

– « Vos réformistes se trompent lourdement », reprit Meynestrel. « Se trompent doublement : primo, parce qu’ils sous-estiment le prolétariat ; secundo, parce qu’ils surestiment le capital. Le prolétariat est encore très loin du degré de maturité qu’ils lui prêtent. Il n’a ni assez de cohésion, ni assez de conscience de classe, ni assez… et cætera, – pour passer à l’offensive, et conquérir le pouvoir ! Quant au capital, vos réformistes s’imaginent, parce qu’il cède du terrain, qu’il se laissera grignoter, de réformes en réformes, jusqu’au bout. Absurde ! Sa volonté contre-révolutionnaire, ses forces de résistance, sont intactes. Son machiavélisme ne cesse de préparer la contre-offensive. Croyez-vous qu’il ne sait pas ce qu’il fait, en consentant à ces réformes qui lui concilient les officiels du parti, qui divisent la classe ouvrière en établissant des différenciations entre les travailleurs ? Et cætera… Bien entendu, je sais que le capital est profondément divisé, à l’intérieur ; je sais que, en dépit de certaines apparences, les antagonismes capitalistes vont s’accentuant ! Raison de plus pour penser que, avant de se laisser déposséder, le capital jouera toutes ses cartes. Toutes ! Et l’une de celles sur lesquelles, à tort ou à raison, il compte le plus, c’est la guerre ! La guerre, qui doit lui rendre, d’un coup, tout le terrain que les conquêtes sociales lui ont fait perdre ! La guerre, qui doit lui permettre de désunir, et d’anéantir, le prolétariat !… Primo, le désunir : parce que le prolétariat n’est pas encore unanimement inaccessible aux sentiments patriotiques ; une guerre opposerait d’importantes fractions prolétariennes nationalistes aux fractions fidèles à l’Internationale… Secundo, l’anéantir : parce que, des deux côtés du front, la majeure partie des travailleurs serait décimée sur les champs de bataille ; et que le reste serait, ou bien démoralisé, dans le pays vaincu ; ou bien facile à paralyser, à endormir, dans le pays vainqueur… »

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