IV

« Dimanche », songea Jacques, en voyant des femmes, des enfants, sur le parvis de la cathédrale. « Dimanche, et déjà le 28 juin… Pour peu que mon enquête en Autriche dure dix ou quinze jours… Et tout ce qui reste à faire avant le Congrès ! »

Comme tous ses camarades, en cet été de 1914, il attendait beaucoup des résolutions qu’allait prendre, sur les grands problèmes de l’Internationale, le Congrès socialiste qui devait se réunir à Vienne le 23 août.

Il envisageait sans déplaisir la mission que le Pilote venait de lui confier. Il aimait l’activité : c’était une façon de pouvoir s’aimer lui-même sans remords. Et puis, il n’était pas fâché de s’éloigner pendant quelques jours ; d’échapper à ces interminables réunions, à ces débats en champ clos.

Lorsqu’il était à Genève, il ne pouvait s’empêcher de venir, tous les jours, ou presque, finir sa journée au Local. Certains soirs, il ne faisait qu’entrer, serrer quelques mains, et sortir. D’autres jours, après avoir erré de groupe en groupe, il se retirait avec Meynestrel dans la pièce du fond ; c’était ses meilleurs jours. (Précieux instants d’intimité, qui lui faisaient bien des envieux : car ceux qui avaient derrière eux des années de vie militante, ceux qui avaient « fait de l’action révolutionnaire », comprenaient mal que le Pilote pût préférer la compagnie de Jacques à la leur.) Le plus souvent, il s’attardait au milieu de ses camarades. Silencieux, un peu distant, il demeurait, en général, hors de la discussion. Quand il y prenait part, il y montrait une largeur de vues, un désir de compréhension, de conciliation, une qualité d’esprit, qui donnaient aussitôt à l’entretien un tour inhabituel.

Il retrouvait, dans cette petite assemblée cosmopolite, comme dans tous les groupements analogues, les deux types de révolutionnaires : les apôtres et les techniciens.

Ses sympathies naturelles le portaient vers les apôtres, – qu’ils fussent socialistes, communistes ou anarchistes. Il se sentait spontanément à l’aise avec ces mystiques généreux, dont la révolte avait la même origine que la sienne : une native sensibilité à l’injustice. Tous rêvaient, comme lui, de construire sur les ruines du monde actuel une société juste. Leur vision de l’avenir pouvait différer dans le détail, mais leur espoir était le même : un ordre nouveau, de paix, de fraternité. Comme Jacques – et c’est en cela qu’il se sentait si proche d’eux – ils étaient très jaloux de leur noblesse intérieure ; un instinct secret, un sens de la grandeur, les poussaient à s’élever au-dessus d’eux-mêmes, à se surpasser. Au fond, ce qui les attachait à l’idéal révolutionnaire, c’était d’y trouver, comme lui, un motif exaltant de vivre. En cela, ces apôtres demeuraient malgré eux des individualistes : bien qu’ils eussent voué leur existence au triomphe d’une cause collective, ce que, inconsciemment, ils goûtaient surtout dans cette capiteuse atmosphère de combat et d’espérance, c’était de sentir décuplées leur puissance personnelle, leurs possibilités ; c’était de libérer leur tempérament, en se consacrant à une œuvre immense, qui les dépassât.

Mais, ses préférences pour les idéalistes n’empêchaient pas Jacques de reconnaître que, abandonnés à leur seule ferveur, ils se fussent sans doute indéfiniment agités en vain. Le vrai ferment, le levain de la pâte révolutionnaire était sécrété par une minorité : les techniciens. Ceux-ci élevaient des revendications précises, et préparaient des réalisations concrètes. Leur culture révolutionnaire était étendue, et sans cesse nourrie d’éléments neufs. Leur fanatisme se donnait des buts limités, classés par ordre d’importance, et qui n’étaient pas chimériques. Dans l’atmosphère d’idéologie exaltée qu’entretenaient les apôtres, ces techniciens représentaient la foi agissante.

Jacques ne se classait précisément dans aucune de ces catégories. Ceux dont il différait le moins, c’était, évidemment, les apôtres ; mais, la clarté de son esprit, ou, du moins, son goût des distinctions nettes, son penchant pour les objectifs définis, le sens juste qu’il avait des situations, des individus, des rapports, eussent pu faire de lui, avec quelque application, un assez bon technicien. Qui sait ? Peut-être même, aidé par les circonstances, eût-il pu devenir un chef ? Ce qui distinguait les chefs, n’était-ce pas d’allier, aux qualités politiques des techniciens, l’ardeur mystique des apôtres ? Les quelques chefs révolutionnaires qu’il avait approchés possédaient tous ce double privilège : la compétence (plus exactement, une vue des réalités, à la fois si générale et si perspicace qu’ils étaient, en toutes éventualités, capables d’indiquer aussitôt ce qu’il fallait faire pour répondre aux événements et modifier leur cours) ; l’ascendant (une force attractive, qui leur assurait, d’emblée, une prise directe sur les hommes, et, semblait-il, sur les choses elles-mêmes, sur les faits). Or, Jacques n’était dépourvu ni de clairvoyance ni d’autorité ; il jouissait même d’un don de sympathie, d’un pouvoir d’entraînement, assez exceptionnels ; et, s’il n’avait jamais cherché à développer ces dispositions, c’est que, à de rares exceptions près, il éprouvait une répugnance instinctive à l’idée d’influencer le développement, le mode d’activité, des êtres.

Il réfléchissait souvent à l’étrangeté de sa position dans ce groupe genevois. Elle lui apparaissait fort différente selon qu’il la considérait par rapport à la collectivité, ou par rapport aux individus.

Par rapport au groupement, son attitude était généralement passive. Est-ce à dire que son action fût nulle ? Certes pas. Et c’était bien là ce qui l’étonnait le plus. Il se trouvait, par la force des choses, avoir assumé un rôle, et un rôle assez ingrat : celui d’expliquer, de justifier, certaines valeurs, certaines acquisitions de l’humanisme, certaines formes d’art et de vie, que tous, autour de lui, appelaient « bourgeoises », et qu’ils avaient sommairement condamnées, en bloc. Lui, il ne parvenait pas – bien qu’il fût, autant que ses camarades, persuadé que, dans le domaine de la civilisation, la bourgeoisie avait atteint le terme de sa mission historique – il ne parvenait pas à accepter la suppression systématique et radicale de cette culture bourgeoise dont il se sentait encore tout pénétré. Il mettait à la défendre dans ce qu’elle avait de meilleur, d’éternel, une sorte d’aristocratisme intellectuel, très français, qui irritait profondément ses interlocuteurs, mais qui les contraignait parfois, sinon à reviser leurs jugements, du moins à atténuer la forme péremptoire de leurs verdicts. Peut-être aussi éprouvaient-ils, plus ou moins consciemment, une secrète satisfaction à compter dans leurs rangs ce transfuge, qu’ils savaient foncièrement acquis au même idéal social qu’eux, et dont la présence parmi eux semblait apporter, à l’idée d’une révolution inévitable et nécessaire, la consécration de ce monde, à l’effondrement duquel ils s’étaient voués.

Par rapport aux individus – dans le tête-à-tête – son action personnelle prenait une tout autre ampleur. Après avoir éveillé, au début, un peu de méfiance, il avait pris – et, naturellement, sur les meilleurs – un manifeste ascendant moral. Sous sa réserve, sous la distinction de ses sentiments et de ses manières, ils trouvaient un foyer de chaleur humaine, qui faisait fondre leurs raideurs et réchauffait leur confiance. Ils ne traitaient pas tout à fait Jacques comme ils faisaient entre eux : en camarade d’équipe. Ils apportaient dans leurs relations avec lui une nuance d’intimité, d’affection. Ils lui confiaient leurs hésitations, leurs scrupules. Ils allaient, certains soirs, jusqu’à lui confesser ce qu’ils tenaient le plus caché à tous : leurs égoïsmes, leurs tares, leurs défaillances d’hommes. Près de lui, ils prenaient mieux conscience d’eux-mêmes, et retrempaient leurs forces. Ils lui demandaient conseil comme s’il eût possédé, sur le plan de la vie intérieure, cette vérité qu’il cherchait, pour lui-même, partout, depuis toujours. Et, ce faisant, ils lui infligeaient, sans s’en douter, une cruelle contrainte : en conférant à sa personne, à ses paroles, plus de portée qu’il n’eût voulu, ils l’obligeaient à se surveiller sans cesse, à se taire, à ne pas laisser voir ses déceptions, ses incertitudes, ses découragements ; ils lui assignaient une responsabilité qui créait autour de lui une zone isolante, qui le rejetait impitoyablement à sa solitude. Et il en souffrait parfois jusqu’au désespoir. « D’où vient ce prestige immérité ? » se demandait-il. Il se souvenait alors de la marotte d’Antoine : « Nous sommes des Thibault… Il y a en nous on ne sait quoi, qui s’impose… » Mais, il échappait vite à ces pièges de l’orgueil : bien trop conscient, hélas, de ses faiblesses, pour admettre qu’une force mystérieuse pût rayonner de lui.

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