VII

Jacques vint se placer aux côtés de Vanheede, qui, les mains jointes, les paupières mi-closes, s’était adossé à un rayonnage poussiéreux où Monier entassait d’anciens tracts.

– « Et moi », disait Trauttenbach – un Allemand, un Juif blond roux et frisé, qui habitait généralement à Berlin, mais qui venait souvent à Genève – « je ne crois pas que vous pouvez faire jamais du bon travail par les moyens légaux ! C’est des façons timides, pour les intellectualistes ! »

Il se tournait vers Meynestrel, quêtant un signe d’approbation. Mais le Pilote, assis au centre du groupe à côté d’Alfreda, se balançait sur sa chaise, le regard fixe et lointain.

– « Distinguons ! » fit Richardley, un grand garçon aux cheveux noirs taillés en brosse. (C’était autour de lui que, trois années auparavant, ce groupement cosmopolite s’était constitué ; et, jusqu’à la venue de Meynestrel, il en avait été l’animateur. De lui-même, d’ailleurs, il s’était effacé devant la supériorité du Pilote, auprès duquel, depuis lors, il jouait, avec intelligence et dévouement, le rôle de second.) « Autant de pays, autant de réponses à faire… Dans certains pays démocratiques, comme la France, comme l’Angleterre, on peut admettre que le mouvement révolutionnaire progresse par des moyens légaux… Provisoirement ! » Il avançait toujours le menton, en parlant : un menton pointu, volontaire. Son visage rasé, au front blanc serti de cheveux noirs, était assez agréable au premier coup d’œil ; cependant, ses prunelles de jais manquaient de douceur, ses lèvres minces se terminaient aux commissures par un trait aigu comme une incision, et sa voix avait une désagréable sécheresse.

– « Le difficile », énonça Charchowsky, « c’est de savoir à quel moment il faut passer de l’action légale à l’action violente, insurrectionnelle. »

Skada leva son nez busqué :

– « Quand la vapeur pousse trop fort, le chapeau saute tout seul du samovar ! »

Des rires fusèrent, des rires farouches : ce que Vanheede appelait « leurs rires de cannibales ».

– « Bravo l’Asiate ! » cria Quilleuf.

– « Tant que l’économie capitaliste dispose des pouvoirs », fit observer Boissonis, en passant sa petite langue sur ses lèvres roses, « la revendication populaire des libertés démocratiques ne peut guère faire progresser la vraie révolu… »

– « Bien entendu ! » jeta Meynestrel, sans même un coup d’œil vers le vieux professeur.

Il y eut un silence.

Boissonis voulut reprendre la parole :

– « L’histoire est là… Voyez ce qui s’est passé pour… »

Cette fois, ce fut Richardley qui l’interrompit :

– « Eh bien, oui, l’histoire ! L’histoire nous autorise-t-elle à croire qu’on peut prévoir, qu’on peut fixer par avance le déclenchement d’une révolution ? Non ! Un beau jour, le samovar saute… Le dynamisme des forces populaires échappe aux pronostics. »

– « C’est à voir ! » lança Meynestrel, d’un ton sans réplique.

Il se tut, mais tous ceux qui avaient l’habitude de ses façons surent qu’il se préparait à parler.

Dans les réunions, il suivait silencieusement son idée, et demeurait longtemps avant de se mêler au débat. Il se contentait d’interrompre de temps en temps les discoureurs par un énigmatique : « C’est à voir ! » ou par un évasif et désarmant : « Bien entendu ! » qui, venant de tout autre, eussent produit un effet comique ; mais l’acuité du regard, la dureté de la voix, cette volonté, cette réflexion tendues, que l’on devinait en lui, ne disposaient guère à sourire, et forçaient l’attention de ceux-là mêmes que rebutaient ses manières tranchantes.

– « Il ne faut pas confondre… », précisa-t-il soudain. « Prévoir ! Peut-on prévoir une révolution ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Tous écoutaient. Il allongea devant lui sa jambe malade et toussota. Sa main, qui faisait penser à une serre, et dont les doigts restaient souvent à demi fermés comme s’ils eussent tenu une balle invisible, se souleva, effleura la barbe, et vint s’appuyer contre sa poitrine :

– « Il ne faut pas confondre révolution et insurrection. Il ne faut pas confondre révolution et situation révolutionnaire… Toute situation révolutionnaire n’engendre pas nécessairement révolution. Même si elle engendre insurrection… Exemple : en 1905, en Russie : d’abord, situation révolutionnaire ; ensuite, insurrection ; mais pas révolution. » Il se recueillit quelques secondes : « Richardley dit : “Pronostics”. Qu’est-ce que ça veut dire ? Prévoir, avec précision, le moment où une situation sera devenue révolutionnaire, c’est difficile. Néanmoins, l’action prolétarienne, en s’exerçant sur une situation pré-révolutionnaire, peut favoriser, peut précipiter, le développement d’une situation révolutionnaire. Mais, ce qui en fait la déclenche, c’est presque toujours un événement extérieur à elle, inattendu, plus ou moins imprévisible ; je veux dire : dont la date ne saurait être fixée d’avance. »

Il avait mis un coude sur le dossier qu’occupait Alfreda, et posé son visage sur son poing. Une minute, ses yeux de visionnaire lucide fixèrent, intensément, un point éloigné.

– « Il s’agit de considérer les choses telles qu’elles sont. Dans la réalité. Dans la pratique. » (Il avait une manière à lui, stridente comme un choc de cymbales, de prononcer ce mot : « pratique ».) « Exemple : la Russie… Toujours revenir aux exemples ! aux faits ! Il n’y a que ça qui puisse nous apprendre quelque chose. Nous ne sommes pas dans la mathématique. En matière de révolution, c’est comme en médecine : il y a la théorie ; et puis il y a la pratique. Et il y a même encore autre chose : l’art… Passons… » (Il eut, avant de poursuivre, un sourire bref vers Alfreda, comme s’il la jugeait seule capable de goûter la digression.) « En 1904, en Russie, avant la guerre de Mandchourie, il y avait situation pré-révolutionnaire. Situation pré-révolutionnaire qui pouvait, qui devait, amener une situation révolutionnaire. Mais comment ? Était-il possible de prévoir comment ? Non. Quantité d’abcès pouvaient crever. Il y avait la question agraire. Il y avait la question juive. Il y avait les histoires de Finlande, de Pologne. Il y avait l’antagonisme russo-nippon en Orient. Impossible de deviner quel serait l’élément inattendu qui transformerait la situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire… Et, brusquement, cet inattendu s’est produit. Une camarilla d’aventuriers spéculateurs a réussi à prendre assez d’influence sur le tsar, pour le jeter dans la guerre d’Extrême-Orient, à l’insu et contre la politique de son ministre des Affaires étrangères. Qui pouvait prévoir ça ? »

– « On pouvait prévoir que la concurrence russo-japonaise en Mandchourie provoquerait fatalement un conflit », observa doucement Zelawsky.

– « Mais qui pouvait dire que ce conflit éclaterait en 1905 ? Et qu’il éclaterait, non pas à propos de la Mandchourie, mais à propos de la Corée ?…, Voilà un exemple de ce qu’est l’élément nouveau, qui transforme une situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire… Il a fallu, à la Russie, cette guerre, ces défaites… Alors seulement, on a vu la situation devenir révolutionnaire, et se développer jusqu’à l’insurrection… L’insurrection – mais pas la révolution ! Pas la révolution prolétarienne ! Pourquoi ? Parce que le passage de la situation révolutionnaire à l’insurrection, c’est une chose ; mais le passage de l’insurrection à la révolution, c’en est une autre… N’est-ce pas, petite fille ? » ajouta-t-il, à mi-voix.

À plusieurs reprises, en parlant, il avait penché le front, d’un mouvement rapide, pour consulter le visage de la jeune femme. Il se tut, sans regarder personne. Il semblait moins réfléchir à ce qu’il venait de dire que considérer dans l’absolu cet ensemble doctrinal où il aimait à se mouvoir, sans jamais perdre de vue le rapport entre la théorie et la réalité, entre l’idéal révolutionnaire et telle ou telle situation donnée. Ses yeux étaient fixes. À ces moments-là, sa vitalité semblait vraiment toute concentrée dans la flamme sombre du regard ; et ce regard, si peu humain, éveillait l’idée d’un feu caché, brûlant sans trêve au-dedans de lui, consumant l’être, se nourrissant de sa substance.

Le père Boissonis, que les théories révolutionnaires intéressaient plus que la révolution, rompit le silence :

– « Oui ! Bon ! D’accord ! Difficile de prévoir le passage de la situation pré-révolutionnaire à la situation révolutionnaire… Mais, mais… Lorsque cette situation révolutionnaire est créée, est-ce qu’il ne devient pas possible de prévoir la révolution ? »

– « Prévoir ! » coupa Meynestrel, agacé. « Prévoir… L’important n’est pas tant de prévoir… L’important c’est de préparer, de hâter, ce passage d’une situation révolutionnaire à la révolution ! Tout dépend alors des facteurs subjectifs : l’aptitude des chefs et de la classe révolutionnaire à l’action révolutionnaire. Et cette aptitude-là, c’est à nous tous, formations d’avant-garde, qu’il appartient de la porter au maximum, par tous les moyens. Quand cette aptitude est suffisante, alors on peut hâter le passage à la révolution ! Alors on peut diriger les événements ! Alors oui, si vous voulez, on peut prévoir ! »

Il avait articulé ces dernières phrases d’une haleine, en baissant la voix, et avec une telle vélocité que, pour beaucoup de ces étrangers, elles avaient été mal intelligibles. Il se tut, renversa légèrement la tête, sourit brièvement et ferma les yeux.

Jacques, qui était demeuré debout, aperçut près de la fenêtre une chaise vacante, et il alla s’y asseoir. (Jamais il ne participait mieux à la vie collective que lorsqu’il pouvait ainsi, sans rompre le contact, fuir le coude à coude, et reprendre, à l’écart, possession de lui-même : alors, il ne se sentait plus seulement solidaire, mais fraternel.) Bien calé sur sa chaise, les bras croisés, la tête au mur, il laissa un moment son regard errer sur le groupe qui, après une minute de détente, se tournait de nouveau vers Meynestrel. Les attitudes étaient diverses, mais passionnément attentives… Comme il les aimait, tous ces hommes qui avaient fait à l’idéal révolutionnaire le don total d’eux-mêmes, et dont il connaissait en détail les existences combatives et traquées ! Il pouvait s’opposer idéologiquement à quelques-uns d’entre eux, souffrir de certaines incompréhensions, de certaines rudesses : il les aimait tous, parce que tous, ils étaient « purs ». Et il était fier d’être aimé d’eux : car ils l’aimaient, malgré ses différences, parce qu’ils sentaient bien que, lui aussi, il était « pur »… Une émotion soudaine embua son regard. Il cessa de les voir, de les distinguer les uns des autres ; et, pendant un instant, cette réunion de hors-la-loi, venus des quatre coins de l’Europe, ne fut plus à ses yeux qu’une image de cette humanité malmenée, qui avait pris conscience de son asservissement et qui, s’insurgeant enfin, rassemblait toutes ses énergies pour rebâtir un monde.

La voix du Pilote s’éleva dans le silence :

– « Revenons à l’exemple russe : à la grande expérience. Il faut toujours y revenir… En 1904, pouvait-on prévoir que la situation pré-révolutionnaire deviendrait révolutionnaire l’année suivante, après les défaites d’Orient ? Non !… En 1905, une fois cette situation révolutionnaire créée par les circonstances, pouvait-on savoir si la révolution, la révolution prolétarienne, allait se faire ? Non ! Et encore moins si elle pouvait réussir… Les facteurs objectifs étaient excellents, caractérisés. Mais les facteurs subjectifs étaient insuffisants… Rappelez-vous les faits. Conditions objectives, admirables ! Désastres militaires, crise politique. Crise économique : crise du ravitaillement, disette… Et cætera… Et la température monte très vite : grèves générales, révoltes paysannes, mutineries, Potemkine, insurrections de décembre à Moscou… Pourquoi, cependant, la révolution n’a-t-elle pas réussi à jaillir de la situation révolutionnaire ? À cause de l’insuffisance des facteurs subjectifs, Boissonis ! Parce que rien n’était au point ! Pas de véritable volonté révolutionnaire ! Pas de directives nettes dans l’esprit des chefs ! Pas d’entente entre eux ! Pas de hiérarchie, pas de discipline ! Pas de liaison suffisante entre les chefs et les masses ! Et, surtout : pas d’union entre les masses ouvrières et les masses rurales : aucune forte préparation révolutionnaire chez les paysans ! »

– « Pourtant les moujiks… » hasarda Zelawsky.

– « Les moujiks ? Ils ont bien fait un peu d’agitation dans leurs villages, envahi les domaines seigneuriaux, brûlé, par-ci, par-là, un château de barine. Entendu ! Mais qui est-ce qui a accepté de marcher contre les ouvriers ? Les moujiks ! De quoi étaient composés ces régiments qui, dans les rues de Moscou, ont sauvagement décimé, par leurs fusillades, le prolétariat révolutionnaire ? De moujiks, rien que de moujiks !… Carence de facteurs subjectifs ! » répéta-t-il durement. « Quand on sait ce qui s’est passé en décembre 1905 ; quand on pense au temps perdu, en discussions théoriques, à l’intérieur de la social-démocratie ; quand on constate que les chefs ne s’étaient même pas entendus sur les buts à atteindre, même pas mis d’accord sur un plan tactique d’ensemble ; au point que les grèves de Pétersbourg ont bêtement cessé, juste au moment où le soulèvement commençait à Moscou ; au point que la grève des postes et des chemins de fer était terminée en décembre, juste au moment où l’arrêt des communications aurait paralysé le gouvernement, et l’aurait empêché de lancer sur Moscou les régiments qui ont écrasé net l’insurrection – alors, on comprend bien pourquoi, dans cette Russie de 1905, la révolution… » Il hésita, un quart de seconde, baissa la tête vers Alfreda, et murmura très vite : « … la révolution était d’avance con-dam-née ! »

Richardley, qui était assis et qui, les coudes sur les genoux, le buste penché, jouait avec ses doigts, leva les yeux, surpris :

– « D’avance condamnée ? »

– « Bien entendu ! » fit Meynestrel.

Il y eut un silence.

Jacques, de sa place, hasarda :

– « Mais, alors, au lieu de vouloir pousser les choses à bout, n’aurait-il pas mieux valu… »

Meynestrel regardait Alfreda : il sourit, sans tourner les yeux vers Jacques. Skada, Boissonis, Trauttenbach, Zelawsky, Prezel, donnaient des signes d’assentiment.

Jacques poursuivit :

– « Puisque le tsar avait octroyé la constitution, n’aurait-il pas mieux valu… »

– « … s’entendre provisoirement avec les partis bourgeois », précisa Boissonis.

– « … profiter, pour mieux organiser méthodiquement la social-démo russe », ajouta Prezel.

– « Non, je ne pense pas comme cela », observa doucement Zelawsky. « La Russie, cela n’est pas l’Allemagne. Et je pense Lénine avait raison ! »

– « Pas du tout ! » s’écria Jacques. « C’est Plekhanoff qui avait raison ! Après la Constitution d’octobre, il ne fallait pas prendre les armes… Il fallait arrêter le mouvement ! Consolider l’acquis ! »

– « Ils ont découragé les masses », dit Skada. « Ils ont tué pour rien. »

– « C’est vrai », reprit Jacques, avec feu. « Ils auraient épargné bien des souffrances… Bien du sang versé inutilement !… »

– « Ça, c’est à voir ! » fit Meynestrel, brutalement.

Il ne souriait plus.

Tous se turent, attentifs.

– « Entreprise condamnée ? » reprit-il, après une courte pause. « Oui ! Et dès octobre !… Mais sang inutile ? Certes non !… »

Il s’était levé – ce qu’il ne faisait presque jamais lorsqu’il avait commencé à parler. Il alla jusqu’à la fenêtre, regarda distraitement au dehors, et revint rapidement auprès d’Alfreda :

– « L’insurrection de décembre ne pouvait pas aboutir à la conquête du pouvoir. Soit ! Était-ce une raison pour ne pas agir comme si cette conquête était possible ? Sûrement pas ! D’abord, parce qu’on ne connaît l’importance des forces révolutionnaires qu’à l’épreuve, quand on a fait la révolution. Plekhanoff a tort. Il fallait prendre les armes après octobre. Il fallait que le sang coule !… 1905 est une étape. Une étape nécessaire : historiquement nécessaire. C’est, après la Commune, et sur une plus grande échelle, la deuxième tentative pour transformer une guerre impérialiste en révolution sociale. Le sang qui a coulé n’a pas coulé pour rien ! Jusqu’en 1905, le peuple russe – le peuple, et même le prolétariat – croyait au tsar. On se signait en prononçant son nom. Mais depuis que le tsar a fait tirer sur le peuple, le prolétariat, et même beaucoup de moujiks, ont commencé à comprendre qu’il n’y avait rien à attendre du tsar, pas plus que des classes dirigeantes. Dans un pays aussi mystique, aussi arriéré, le sang était indispensable pour développer la conscience de classe… Et ce n’est pas tout. À un autre point de vue encore, au point de vue technique, technique révolutionnaire, l’expérience a été d’une importance extrême. Les chefs ont pu faire là un apprentissage sans précédent. On s’en apercevra peut-être demain ! »

Il était toujours debout, l’œil brillant, ponctuant chaque phrase d’un geste des mains. Ses poignets avaient une souplesse féminine ; et sa gesticulation, par la façon menue et serpentine qu’il avait de tortiller les doigts, évoquait l’Orient, les danseuses du Cambodge, les Hindous qui charment les serpents.

Il caressa l’épaule d’Alfreda et se rassit :

– « On s’en apercevra peut-être demain », répéta-t-il. « L’Europe d’aujourd’hui, comme la Russie de 1905, est nettement dans une situation pré-révolutionnaire. Les antagonismes du monde capitaliste travaillent l’Europe. La prospérité n’est qu’illusoire… Mais quand, comment, surgira le fait nouveau ? Quel sera-t-il ? Crise économique ? Crise politique ? Guerre ? Révolution à l’intérieur d’un État ? Quand, comment, se formera la situation révolutionnaire ?… Bien malin qui peut le prévoir ! Peu importe, d’ailleurs. Le facteur nouveau surgira ! Et ce qui importe, c’est, ce jour-là, d’être prêts ! Dans la Russie de 1905, le prolétariat n’était pas prêt ! C’est pourquoi tout a échoué. Le prolétariat d’Europe est-il prêt ? Ses chefs sont-ils prêts ?… Non ! Est-ce que la solidarité entre les fractions de l’Internationale est suffisante ? Non ! Est-ce que l’union entre les chefs du prolétariat est assez forte pour être efficace ? Non !… Croit-on que le triomphe de la révolution sera jamais possible sans une stricte concentration des forces révolutionnaires de tous les pays ?… Ils ont bien fondé ceBureau international. Mais qu’est-ce que c’est ? Guère plus, qu’un organe d’information. Même pas l’embryon de ce Pouvoir central prolétarien, sans lequel jamais aucune action simultanée et décisive ne sera possible !… L’Internationale ? Une manifestation d’unité spirituelle du prolétariat. Et ça n’est pas rien… Mais son organisation réelle est encore à créer. Tout est à faire ! Son activité, comment s’exprime-t-elle ? Par des congrès !… Je ne médis pas des congrès : je serai à Vienne le 23 août… Mais, en fait, rien à attendre des congrès !… Exemple : Bâle, 1912. Grandiose manifestation contre la guerre balkanique – bien entendu ! Voyons maintenant les résultats. Ils ont voté, dans l’enthousiasme, des résolutions admirables. Admirable, surtout, l’habileté avec laquelle ils ont éludé le problème ! et jusqu’au mot de “grève générale” dans leurs résolutions ! Rappelez-vous les débats. A-t-on jamais examiné ce problème de la grève, à fond, comme un problème pratique, qui se pose différemment, selon les cas, selon les pays ? Quelle devra être l’attitude positive de tel ou tel prolétariat, dans l’éventualité de telle ou telle guerre ?… La guerre ? Une entité. Le prolétariat ? Une autre entité. Sur ces entités, nos leaders font des variations, oratoires, comme le pasteur en chaire sur le bien ou sur le mal. Voilà où on en est ! L’Internationale reste sur le plan des sentiments du dimanche ! La fusion entre la doctrine, d’une part, et d’autre part, la conscience, la force, l’élan révolutionnaire des masses, n’est même pas commencée ! »

Il se tut quelques instants.

– « Tout est à faire ! » murmura-t-il pensivement. « Tout. La préparation du prolétariat suppose un effort immense et coordonné, qui est à peine ébauché jusqu’ici. J’en parlerai à Vienne. Tout est à faire », répéta-t-il encore très bas. « N’est-ce pas, petite fille ? »

Il sourit, brièvement ; puis son regard parcourut le cercle des auditeurs, et son front se plissa.

– « Exemple : comment, se fait-il que l’Internationale n’ait pas encore son journal mensuel, ou même hebdomadaire ? un Bulletin européen, rédigé en toutes les langues et commun à toutes les organisations ouvrières de tous les pays ? J’en parlerai au Congrès… C’est la meilleure façon, pour les chefs, de donner, simultanément, une réponse uniforme à ces millions de prolétaires, qui, dans tous les pays, se posent, à peu de chose près, les mêmes questions. C’est la meilleure façon de permettre à tous les travailleurs, militants ou non, d’être renseignés avec exactitude sur la situation politique et économique du monde. C’est, dans l’état actuel, une des meilleures façons de développer davantage encore, chez l’ouvrier, le réflexe international : il faut qu’un métallurgiste de Motala ou un docker de Liverpool éprouvent, indistinctement, comme un événement personnel, la grève qui vient d’éclater à Hambourg, ou à San Francisco, ou à Tiflis ! Le fait que chaque ouvrier, chaque paysan, en rentrant le samedi soir de son travail, trouverait sur sa table et prendrait dans sa main un papier qu’il saurait être, à la même heure, dans le monde entier, entre les mains de tous les prolétaires ; le fait qu’il pourrait y lire des nouvelles, des statistiques, des indications, des ordres du jour, qu’il saurait être lus, à la même heure, dans le monde entier, par tous ceux qui ont, comme lui, conscience du droit des masses – ce seul fait-là aurait une force éducative in-cal-cu-la-ble ! Sans compter que, sur les gouvernements, l’effet serait… »

Les dernières phrases s’étaient enchaînées à une vitesse d’élocution qui les rendait difficiles à saisir. Il s’arrêta net en apercevant Janotte, le conférencier, qui entrait dans la pièce, entouré de quelques amis.

Et tous les habitués du Local comprirent que le Pilote ne dirait plus rien ce soir-là.

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