VIII

Jacques ne connaissait pas Janotte. Il était bien tel que l’avait décrit Alfreda. Trapu, un peu guindé dans des vêtements noirs de forme désuète, il traversa la pièce sur la pointe des pieds, et ses demi-courbettes, ses gestes de sacristain, s’accordaient mal à son masque solennel, que couronnait d’une blancheur fabuleuse une crinière d’animal héraldique.

Jacques s’était levé. Profitant, pour s’éclipser, du brouhaha des présentations, il se glissa dans le petit bureau du fond, afin d’y attendre Meynestrel.

Celui-ci, en effet, ne tarda pas à l’y rejoindre. Comme toujours, Alfreda l’accompagnait.

L’entretien fut court. Du dossier Guittberg-Tobler, Meynestrel sut, en quelques minutes, extraire les cinq ou six pièces sur lesquelles reposait l’accusation. Il les remit à Jacques. Il y joignit un mot pour Hosmer. Puis il formula quelques conseils généraux sur la manière pratique de commencer l’enquête.

– « Maintenant, petite fille, à la soupe ! »

Prestement, Alfreda rassembla les papiers épars, et les rangea dans la serviette.

Meynestrel s’était approché de Jacques. Il le dévisagea une seconde. Sur un timbre amical, tout différent du ton qu’il avait eu pendant leur entretien, il demanda à mi-voix :

– « Qu’est-ce qui ne va pas, ce soir ? »

Jacques, un peu gêné, eut un sourire surpris :

– « Mais tout va bien ! »

– « Ça ne t’ennuie pas de partir pour Vienne ? »

– « Au contraire. Pourquoi ? »

– « Tout à l’heure, il m’avait semblé te sentir soucieux… »

– « Mais non… ».

– « Un peu… exilé… »

Jacques sourit davantage.

– « Exilé », répéta-t-il. Ses épaules eurent un léger mouvement de lassitude, et le sourire s’éteignit. « Il y a des jours où, sans qu’on sache pourquoi, on se sent plus particulièrement… exilé… Vous devez bien connaître ça, Pilote ? »

Meynestrel, sans répondre, fit les deux pas qui le séparaient de la porte, et se retourna pour s’assurer que la jeune femme était prête. Il ouvrit le battant, et fit passer Alfreda devant lui.

– « Bien entendu », fit-il alors, très vite, en décochant vers Jacques un sourire bref « On connaît ça… On connaît ça… »

 

Le Local s’était vidé. Monier rangeait les chaises et remettait un peu d’ordre. (Le samedi et le dimanche, la réunion se prolongeait, en général jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mais, ce soir, la plupart des habitués s’étaient donné rendez-vous, après leur dîner, salle Ferrer, pour la conférence de Janotte.)

Meynestrel avait laissé la jeune femme prendre un peu d’avance. Il avait glissé son bras sous celui de Jacques, et tirait un peu la jambe, en descendant l’escalier.

– « On est seul, mon petit… Il faut accepter ça, une fois pour toutes. » Il parlait vite et bas ; il fit une pause ; son regard glissa dans la direction d’Alfreda ; il répéta, plus bas encore : « Toujours seul. » L’accent était celui de la plus objective constatation, sans nuance de mélancolie ni de regret. Pourtant Jacques eut la certitude que le Pilote, ce soir, songeait à quelque chose de personnel.

– « Oui, je sais bien », soupira Jacques, en ralentissant le pas jusqu’à s’arrêter tout à fait, comme s’il traînait derrière lui un fardeau de pensées confuses qui entravait sa marche. « C’est la malédiction de Babel ! Des hommes qui ont le même âge, la même existence, les mêmes convictions, ils peuvent jouer une journée entière à causer ensemble, à causer de la façon la plus libre, la plus sincère, sans s’être une minute compris, sans s’être seulement rencontrés l’espace d’une seconde !… Nous sommes là, les uns à côté des autres, impénétrables… Juxtaposés, comme les galets au bord du lac… Et je me demande si les paroles, en nous donnant l’illusion d’un accord, ne nous divisent pas plus encore qu’elles ne nous rapprochent ! »

Il releva les yeux. Meynestrel, arrêté lui aussi au bas des marches, écoutait, silencieux, cette voix triste qui résonnait dans le vestibule de pierre.

– « Ah ! si vous saviez comme j’en ai parfois assez des paroles ! » reprit Jacques, avec une subite véhémence. « Comme j’en ai assez de nos palabres ! Comme j’en ai assez, de toute cette… idéologie !… »

Meynestrel, à ce dernier mot, remua vivement la main.

– « Évidemment. Parler ne devrait être qu’un moyen d’agir… Mais, tant qu’on ne peut pas agir, c’est déjà faire quelque chose que de parler… »

Il jeta un coup d’œil vers la cour, où Paterson et Mithœrg, prolongeant sans doute une « palabre » commencée là-haut, faisaient les cent pas en gesticulant. Puis il braqua sur Jacques son regard aigu :

– « Patience !… La phase idéologique… Ce n’est qu’une phase… Une phase préparatoire, nécessaire ! La rigueur doctrinale s’affermit par la controverse. Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. Sans théorie révolutionnaire, pas d’avant-garde. Pas de chefs… Notre “idéologie” t’agace… Oui : elle paraîtra sans doute, à nos successeurs, un ridicule gaspillage de force… Est-ce notre faute ? » Il murmura très vite : « Le temps de l’action n’est pas encore venu. »

Jacques, attentif, semblait dire : « Expliquez-vous. »

Meynestrel poursuivit :

– « L’économie capitaliste tient encore bon. La machine donne des signes d’usure, mais elle fonctionne encore, tant bien que mal. Le prolétariat souffre et s’agite, mais, somme toute, il ne crève pas encore de faim. Dans ce monde boiteux, poussif, qui vit sur sa force acquise, qu’est-ce que tu veux qu’ils foutent, tous ces précurseurs qui attendent l’heure de l’action ? Ils parlent ! Ils s’enivrent d’idéologie ! Leur activité n’a pas d’autre champ libre que celui des idées. Nous n’avons pas encore de prise sur les choses… »

– « Ah ! » fit Jacques, « la prise sur les choses ! »

– « Patience, mon petit. Tout ça n’aura qu’un temps ! Les contradictions du régime s’accusent de plus en plus. Entre les nations, les rivalités se multiplient. La concurrence, la compétition pour les marchés, s’exaspèrent. Question de vie ou de mort : tout leur système est organisé pour des marchés sans cesse plus étendus ! Comme si les marchés pouvaient s’accroître indéfiniment !… Au bout du fossé, la culbute ! Le monde va droit à la crise, à la catastrophe inévitable. Et elle sera universelle… Attends seulement ! Attends que tout soit bien déréglé dans la vie économique du monde… Que les machines aient davantage réduit le nombre des salariés… Que les faillites et les ruines se précipitent, que le travail manque partout, que l’économie capitaliste se trouve dans la situation d’une compagnie d’assurances dont tous les assurés seraient sinistrés le même jour… Alors !… »

– « Alors ?… »

– « Alors, nous sortirons de l’idéologie ! Alors, le temps des palabres sera passé ! Et nous retrousserons nos manches, parce que l’heure de l’action sera venue, parce que nous l’aurons enfin, la prise sur les choses ! » Une lueur éclaira son visage et s’éteignit. Il répéta : « Patience… patience ! » Puis il tourna la tête pour chercher Alfreda des yeux. Et, machinalement, bien qu’elle fût trop loin pour l’entendre, il marmonna : « N’est-ce pas, petite fille… »

Alfreda s’était approchée de Paterson et de Mithœrg.

– « Venez avec nous au Caveau, manger quelque chose », proposa-t-elle à Mithœrg, sans regarder Paterson. « N’est-ce pas, Pilote ? » cria-t-elle gaiement à Meynestrel. (Ce qui, pour Paterson et pour Mithœrg, voulait dire, expressément : « Le Pilote paiera pour tout le monde… »)

Meynestrel acquiesça d’un abaissement de paupières. Elle ajouta :

– « Ensuite, nous irons tous à la salle Ferrer. »

– « Pas moi », dit Jacques. « Pas moi ! »

Le Caveau était un petit bar végétarien, situé, dans un sous-sol de la rue Saint-Ours, derrière la promenade des Bastions, en plein quartier universitaire ; il était surtout fréquenté par des étudiants socialistes. Le Pilote et la jeune femme allaient souvent y dîner, les soirs où ils ne rentraient pas travailler à Carouge.

 

Meynestrel et Jacques partirent devant. Alfreda et les deux jeunes gens suivaient à quelques mètres.

Le Pilote avait repris la parole, de cette manière brusque qui était la sienne :

– « Nous avons encore beaucoup de chance, sais-tu, de vivre cette phase idéologique… D’être nés sur le seuil de quelque chose qui commence… Tu es trop sévère pour les camarades ! Moi, je leur pardonne tout, et même leurs palabres, à cause de leur vitalité… de leur jeunesse ! »

Une nuance de mélancolie, qui échappa à son compagnon, passa sur son visage. Il se détourna, pour vérifier si Alfreda était bien derrière eux.

Jacques, rétif, secouait obstinément la tête. Dans ses heures de découragement, il lui arrivait, en effet, de porter un jugement sévère sur les jeunes hommes qui l’entouraient. Il lui semblait que la plupart pensaient d’une façon sommaire, étroite, complaisamment intolérante et haineuse ; que leur intelligence s’appliquait systématiquement à renforcer leurs conceptions, non à les élargir, à les renouveler ; qu’un grand nombre d’entre eux étaient des révoltés plutôt que des révolutionnaires ; et qu’ils aimaient leur révolte plus que l’humanité.

Cependant, il se retenait de critiquer ses camarades devant le Pilote. Il dit seulement :

– « Leur jeunesse ? Mais je leur en veux, moi, de n’être pas assez… jeunes ! »

– « Pas assez ? »

– « Non ! Leur haine, notamment, c’est une réaction de vieillard. Le petit Vanheede a raison : la vraie jeunesse n’est plus haine, mais amour. »

– « Rêveur ! » prononça gravement Mithœrg, qui les avait rejoints. À travers ses lunettes, il jeta un coup d’œil oblique vers Meynestrel. « Il faut haïr pour vraiment vouloir », déclara-t-il, après une pause, en regardant cette fois devant lui, au loin. Et, presque aussitôt, il ajouta, d’un ton agressif : « De même, il a toujours fallu massacrer pour vaincre. Ainsi est-ce ! »

– « Non », fit Jacques posément. « Pas de haine, pas la violence. Non ! Pour ça, vous ne m’aurez jamais avec vous ! »

Mithœrg l’enveloppa d’un regard sans indulgence.

Jacques s’était légèrement penché vers Meynestrel. Il attendit un instant avant de continuer. Comme Meynestrel n’intervenait pas, il se décida, presque rudement :

– « Il faut haïr ! Il faut massacrer ! Il faut, il faut !… Qu’en sais-tu, Mithœrg ? Qu’un grand révolutionnaire réussisse à vaincre sans massacre – par l’esprit – et toutes vos conceptions de révolution violente seront changées ! ».

L’Autrichien marchait lourdement, un peu à l’écart. Son visage était dur. Il ne répondit pas.

– « Si, au cours de l’histoire, toutes les révolutions ont versé trop de sang », continua Jacques, après un nouveau regard vers Meynestrel, « c’est peut-être parce que ceux qui les ont faites ne les avaient pas suffisamment préparées, pensées. Elles ont toutes été plus ou moins improvisées, au jour le jour, dans la panique, par des sectaires comme nous, qui faisaient de la violence un dogme. Ils croyaient faire une révolution, et ils se contentaient d’une guerre civile… Je veux bien que la violence soit une nécessité de l’improvisation ; mais je ne vois rien d’absurde à concevoir, dans notre civilisation, une révolution d’un autre type, la révolution lente, patiemment menée par des esprits du genre Jaurès : des hommes formés à l’école de l’humanisme, ayant eu le temps de mûrir leur doctrine, d’établir un plan d’action progressif ; des opportunistes, dans le bon sens du terme, ayant préparé la prise du pouvoir par une suite de manœuvres méthodiques, en jouant sur tous les tableaux à la fois, parlement, municipalités, syndicats, mouvements d’ouvriers, grèves ; des révolutionnaires, mais qui seraient en même temps des hommes d’État, et qui exécuteraient leur plan, avec ampleur, autorité, avec l’énergie tranquille que donne une pensée claire, avec la collaboration de la durée ; dans l’ordre, enfin ! et sans jamais laisser échapper la maîtrise des événements ! »

– « La maîtrise des événements ! » gronda Mithœrg, avec des gestes désordonnés. « Dummkopf  ! L’instauration d’un régime nouveau, cela peut seulement s’imaginer sous la pression d’une catastrophe, dans un moment de Krampf spasmodique collectif, où toutes les passions sont furieuses… » (Il parlait assez couramment le français, mais avec un accent germanique, appuyé et rugueux.) « Rien de vraiment neuf ne peut se faire sans cet élan qui est donné par la haine. Et, pour construire, il faut d’abord qu’un cyclone, un Wirbelsturm, ait tout détruit, tout nivelé jusqu’aux dernières décombres ! » Il avait prononcé ces mots, tête basse, avec une sorte de détachement qui les rendait terribles. Il redressa le front : « Tabula rasa ! Tabula rasa ! » Et le geste brutal de sa main semblait pulvériser les obstacles, faire le vide devant lui.

Jacques fit quelques pas avant de répondre.

– « Oui », soupira-t-il, s’efforçant à demeurer calme. « Tu vis – nous vivons tous – sur cet axiome que l’idée de révolution est incompatible avec l’idée d’ordre. Nous sommes tous intoxiqués par ce romantisme héroïque sanguinaire… Mais, veux-tu que je te dise, Mithœrg ? Il y a des jours où je m’interroge là-dessus, où je me demande à quoi tient réellement cette adhésion générale aux théories de violence… Est-ce uniquement parce que la violence nous est indispensable pour agir avec efficacité ? Non… C’est aussi parce que ces théories flattent en nous les instincts les plus bas, les plus anciens, les plus profondément enfouis dans l’homme !… Regardons-nous dans la glace… Avec quels yeux farouches, quels rictus de sauvages, quelle joie cruelle et barbare, nous feignons tous d’accepter cette violence comme une nécessité ! La vérité, c’est que nous y tenons pour des motifs beaucoup moins avouables, beaucoup plus personnels : parce que nous avons tous, au fond du cœur, une revanche à prendre, une rancune à satisfaire… Et, pour savourer sans remords cet appétit de revanche, quoi de mieux que de pouvoir le justifier par la soumission à une loi fatale ? »

Mithœrg, offensé, tourna brusquement la tête :

– « Moi », protesta-t-il, « je… »

Jacques ne se laissa pas interrompre :

– « Attends… Je n’accuse personne. Je dis : “nous”. Je constate. Le besoin de détruire est encore plus puissant que l’espoir de construire… Pour combien d’entre nous, la révolution, avant d’être une œuvre de transformation sociale, est-elle d’abord l’occasion d’assouvir un besoin de vengeance qui trouverait une satisfaction enivrante dans la bagarre, dans l’émeute, dans la guerre civile, dans la prise brutale du pouvoir ? Quel délire de représailles, le jour où nous pourrions, par une victoire bien sanglante, imposer à notre tour notre tyrannie – la tyrannie de notre justice !…Un fauteur de troubles, Mithœrg, voilà ce qu’il y a, en plus de tout le reste, au fond de tout révolutionnaire ! Ne dis pas non… Lequel de nous osera prétendre qu’il a tout à fait échappé à cette contagion capiteuse de la destruction ? Dans les meilleurs, les plus généreux, les plus capables d’abnégation, je vois, certains jours, se dresser cet énergumène ivre… »

– « Bien entendu ! » coupa Meynestrel. « Mais la question est-elle bien là ? »

Jacques, vivement, se tourna pour rencontrer son regard. En vain. Il lui sembla que Meynestrel avait souri, mais il n’en fut pas sûr. Il sourit, lui aussi, mais pour un motif personnel : il venait de se rappeler ce qu’il avait dit, quelques minutes plus tôt : « J’en ai assez de toutes ces palabres ! »

Mithœrg gardait les sourcils levés au-dessus de ses lunettes, et paraissait ne plus vouloir répondre.

Ils étaient parvenus à la place du Bourg-du-Four, qu’ils traversèrent en silence. La lumière du couchant empourprait les tuiles des vieux toits. L’étroite rue Saint-Léger s’ouvrait comme un couloir d’ombre. Derrière eux, Paterson et la jeune femme causaient à voix haute. On entendait leurs rires, sans distinguer leurs paroles. À plusieurs reprises, Meynestrel avait jeté, par-dessus son épaule, un coup d’œil dans leur direction.

Jacques, sans expliquer l’association de ses idées, murmura :

– « … comme si l’individu ne pouvait pas s’embrigader, participer au groupe, à la force collective, sans abdiquer d’abord sa valeur… »

– « Quelle valeur ? » demanda l’Autrichien, dont la mimique dénotait que, entre ces paroles et les précédentes, il ne distinguait vraiment pas le rapport.

Jacques hésita :

– « Sa valeur d’homme », dit-il enfin, d’une voix basse, évasive, comme s’il redoutait de voir le débat s’engager sur ce nouveau terrain.

Il y eut un court silence. Et, soudain, la voix de Meynestrel éclata, stridente :

– « La valeur de l’homme ? »

L’interrogation, presque enjouée, restait mystérieuse, et Jacques crut y sentir une trace d’émotion. Il avait, plusieurs fois, cru distinguer dans la sécheresse de Meynestrel une nuance qui pouvait donner à penser que cette sécheresse était acquise, et qu’elle dissimulait la détresse d’un cœur sensible qui n’avait plus de découvertes à faire sur la nature de l’homme, mais qui restait très secrètement inconsolable de ses illusions perdues. Mithœrg ne remarqua que l’enjouement du Pilote ; il se mit à rire et fit claquer contre ses dents l’ongle de son pouce :

– « En toi, Thibault, pas ça de sens politicien ! » déclara-t-il, comme pour conclure la discussion.

Jacques ne put retenir un mouvement d’humeur :

– « Si c’est avoir le sens politique que de… »

Cette fois, Meynestrel interrompit :

– « Avoir le sens politique, qu’est-ce que c’est, Mithœrg ?… C’est savoir consentir à employer, dans la lutte sociale, des procédés qui, dans la vie privée, répugneraient à chacun de nous comme autant de malhonnêtetés – ou de crimes… N’est-ce pas ? »

Il avait commencé la phrase comme une boutade, et l’avait terminée sur un ton sérieux, retenu, quoique véhément. Et, maintenant, il riait silencieusement, la bouche close, soufflant à petits coups, par le nez.

Jacques fut sur le point de répondre à Meynestrel. Mais le Pilote lui en imposait toujours.

Ce fut à Mithœrg qu’il s’adressa :

– « Une vraie révolution… »

– « Une véritablement vraie révolution », gronda Mithœrg, « une révolution pour la salvation des peuples, aussi féroce qu’elle soit, elle n’a pas besoin qu’on la justificationne ! »

– « Oui ? Peu importent les moyens ? »

– « Exactement ! » renchérit Mithœrg, sans le laisser finir. « L’action, elle n’est pas sur le même chemin que tes spéculations imaginatives ! L’action, mon Camm’rad, ça prend l’homme par la gorge. Dans l’action, oui, il ne s’agit plus que d’une chose seule : triompher !… Pour moi, quoi que tu penses, le but, il n’est pas de prendre une revanche ! Non : le but, il est de libérer l’homme. Malgré lui, s’il faut ! À coups de fusil, s’il faut ! Avec la guillotine ! Quand tu veux sauver dans la rivière un quelqu’un qui se noie, tu commences par lui taper très fort sur la tête, pour qu’il te laisse tranquillement réussir le bon sauvetage… Le jour où la partie sera commencée véritablement, il n’y aura plus, pour moi, qu’un seul but : chasser, balayer la tyrannie capitaliste. Pour renverser un Goliath qui a cette grandeur, et qui a trouvé, lui, tous les moyens bons quand il voulait asservir les peuples, je ne suis pas si naïf de faire le difficile pour choisir mes moyens. Pour écraser la sottise et le mal, tout ce qui écrase est bon, même la sottise et le mal ! S’il faut l’injustice, s’il faut la férocité, eh bien, je suis injuste, je suis féroce ! N’importe quelle arme est bonne pour moi, si elle me fait plus fort pour gagner la victoire. Dans cette guerre-là, je dis : tout est permis ! Tout, absolument tout, – sauf d’être battu ! »

– « Non », fit Jacques avec feu. « Non ! »

Il chercha le regard de Meynestrel. Mais le Pilote avait croisé les mains derrière son dos, et, les épaules basses, il marchait un peu à l’écart, le long des maisons, sans regarder autour de lui.

– « Non », reprit Jacques. (Il faillit dire : « Cette révolution-là ne m’intéresse plus. L’homme, capable de ces brutalités sanguinaires, et de les parer du nom de justice, cet homme-là, victorieux, ne retrouvera jamais sa pureté, sa dignité, son respect de l’humain, sa passion d’équité, la liberté de son esprit. Ce n’est pas pour hisser ce forcené au pouvoir que j’aspire à la révolution… ») Il dit seulement :

– « Non ! Parce que cette violence que tu prônes, je sens trop bien qu’elle menace, du même coup, le domaine spirituel. »

– « Tant pis ! Nous ne devons pas être rendus paralytiques par des scrupules d’intellectuels. Si ce que tu appelles le domaine spirituel doit être supprimé, si la vitalité spirituelle doit être étouffée pendant une moitié de siècle, tant pis ! Je regrette, comme toi. Mais je dis : tant pis ! Et, si c’est nécessaire que je sois devenu aveugle pour être vraiment agissant, eh bien, je dis : crève-moi l’œil ! »

Jacques eut un mouvement de révolte :

– « Eh bien, non ! Pas : tant pis… Comprends-moi, Mithœrg… » (Il s’adressait à l’Autrichien, mais c’était pour Meynestrel qu’il cherchait à préciser sa pensée.) « Ce n’est pas que j’attache moins d’importance que toi au but final. Si je m’insurge, c’est dans l’intérêt même de ce but ! Une révolution accomplie dans l’injustice, dans le mensonge, dans la cruauté, ça ne serait pour l’humanité qu’une fausse réussite. Cette révolution-là, elle porterait dans l’œuf son germe de décomposition. Ce qu’elle aurait acquis par de tels moyens, ne pourrait pas être durable. Tôt ou tard, elle serait condamnée à son tour… La violence, c’est une arme d’oppresseur ! Jamais elle n’apportera aux peuples la vraie libération. Elle ne peut faire triompher qu’une oppression nouvelle… Laisse-moi parler ! » s’écria-t-il, agacé soudain de voir que Mithœrg voulait l’interrompre. « La force que vous puisez, vous autres, dans ce cynisme théorique, elle ne m’échappe pas ; et peut-être pourrais-je faire bon marché de mes répugnances personnelles, et même partager ce cynisme, si je croyais en son efficacité. Mais, justement, je n’y crois pas ! J’ai la certitude qu’aucun vrai progrès ne peut être réalisé par des moyens vils. Exalter la violence et la haine pour instaurer le règne de la justice et de la fraternité, c’est un non-sens : c’est trahir, dès le départ, cette justice et cette fraternité que nous voulons faire régner sur le monde !… Non ! Pense là-dessus ce que tu voudras. Mais, pour moi, la vraie révolution, la révolution qui mérite qu’on lui voue toutes ses forces, elle ne s’accomplira jamais dans le déni des valeurs morales ! »

Mithœrg allait riposter :

– « Incorrigible petit Jacques ! » lança Meynestrel, de cette voix de fausset qu’il prenait parfois et qui déconcertait toujours.

Il avait assisté en spectateur à ce débat. Le heurt de deux tempéraments l’intéressait toujours. Ces distinctions d’école entre le spirituel et le matériel, entre la violence et la non-violence prises en soi, lui paraissaient absurdes et vaines : le type du faux problème, de la question mal posée. Mais à quoi bon le dire ?

Jacques et Mithœrg, interloqués, se turent.

L’Autrichien se tourna vers le Pilote et scruta un instant son visage impénétrable ; le sourire de connivence qu’il apprêtait se figea sur ses lèvres, ses traits se rembrunirent. Il était mécontent du tour que Jacques avait donné à la discussion, et irrité contre Jacques, contre le Pilote, contre lui-même.

Après quelques minutes de silence, il ralentit volontairement le pas, se laissa distancer par les deux hommes, et rejoignit Paterson et Alfreda.

Meynestrel profita de l’absence de Mithœrg pour se rapprocher de Jacques.

– « Ce que tu voudrais », dit-il, « c’est épurer la révolution, d’avance, avant qu’elle soit faite. Trop tôt ! Ce serait l’empêcher de naître. »

Il fit une pause, et comme s’il eût deviné à quel point ce qu’il venait de dire heurtait la sensibilité de Jacques, il ajouta vite, avec un coup d’œil pénétrant :

– « Mais… je te comprends très bien. »

Ils continuèrent de descendre la rue, en silence.

Jacques, posément, s’efforçait de faire un retour sur lui-même. Il songeait à son éducation. « Culture classique… Formation bourgeoise… Ça donne à l’intelligence un pli qui ne s’efface pas… J’ai cru longtemps que j’étais né pour être romancier : il n’y a même pas très longtemps que je n’y pense plus. J’ai toujours été tellement plus enclin à regarder, à enregistrer, qu’à juger, qu’à conclure… Une faiblesse, évidemment, pour un révolutionnaire ! », se dit-il, non sans angoisse. Il ne trichait guère avec lui-même ; du moins pas consciemment. Il ne se sentait ni inférieur ni supérieur à ses camarades : il se sentait autre ; et, à tout prendre, moins « bon instrument de révolution », qu’eux. Pourrait-il jamais, comme eux, abdiquer sa conscience personnelle, fondre sa pensée, sa volonté, dans la doctrine abstraite, dans l’action commune, d’un parti ?

Il dit brusquement, à mi-voix :

– « Conserver, défendre l’indépendance de son esprit, est-ce fatalement être inapte à l’action commune ? Et que faites-vous d’autre, vous, Pilote ? »

Meynestrel n’avait pas paru entendre. Pourtant, peu après, il murmura :

– « Valeurs individualistes… Valeurs humaines… Crois-tu que les deux termes soient synonymes ? »

Jacques restait tourné vers lui ; son silence, interrogateur, semblait inciter le Pilote à s’expliquer davantage. Celui-ci reprit la parole, comme à regret :

– « L’humanité qui se soulève avec nous commence un prodigieux redressement, qui modifiera, pour des siècles, non seulement la condition de l’homme par rapport à l’homme, mais, en même temps, et d’une façon encore inconcevable, l’homme lui-même – jusque dans ce qu’il croit être ses instincts ! »

Puis il se tut de nouveau, et parut s’enfermer dans sa méditation.

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