XLII

Jacques n’avait pas attendu le retour de son frère pour s’en aller. Et il regretta même de s’être attardé chez Antoine, quand la concierge de l’avenue de l’Observatoire lui annonça que Mlle Jenny était rentrée depuis plus d’une heure.

Il monta les étages à grandes enjambées, et sonna. Le cœur battant, il guettait le pas de Jenny derrière la porte ; mais ce fut sa voix qu’il entendit :

– « Qui est là ? »

– « Jacques ! »

Il entendit un bruit de loquets et de chaînes ; le battant s’ouvrit enfin.

– « Maman est partie », dit-elle, pour expliquer ce verrouillage. « Je viens de la conduire au train. »

Elle restait dans l’encadrement de la porte, comme si, au moment de le laisser entrer, elle éprouvait quelque gêne. Mais il la regardait au visage avec une expression loyale et gaie qui dissipa instantanément son trouble. Il était là ! Le rêve d’hier continuait !…

Il lui tendit les deux mains à la fois, avec une tendre brusquerie. Du même geste décidé et franc, elle lui abandonna les siennes, et, reculant de deux pas, sans retirer ses mains, elle lui fit franchir le seuil.

« Où vais-je le recevoir ? » s’était-elle demandé, en l’attendant. Le salon était enseveli sous des housses. Sa chambre ? C’était son refuge, un lieu bien à elle, où elle éprouvait quelque pudeur à introduire qui que ce fût ; Daniel même n’y pénétrait que rarement. Restaient la chambre de Daniel, et celle de Mme de Fontanin, où les deux femmes se tenaient d’ordinaire. Finalement, Jenny avait opté pour la chambre de son frère.

– « Venez chez Daniel », dit-elle. « C’est la seule pièce fraîche de l’appartement. »

Comme elle ne possédait pas encore de robe noire légère, elle portait, dans la maison, une ancienne robe d’été, à col ouvert, en toile blanche, qui lui donnait un aspect printanier et sportif. Bien qu’elle eût les hanches étroites, les jambes longues, on ne pouvait dire qu’elle fût très souple, car elle surveillait d’instinct ses gestes et raidissait volontairement sa démarche ; mais, en dépit de sa retenue, ses membres élancés trahissaient l’élasticité de la jeunesse.

Jacques la suivait, l’attention distraite : il ne pouvait s’empêcher de regarder avec émotion autour de lui. Il reconnaissait tout : le vestibule, et son armoire hollandaise, et ses plats de Delft au-dessus des portes ; le mur gris du couloir, sur lequel Mme de Fontanin exposait jadis les premiers fusains de son fils ; le renfoncement, vitré de verre rouge, dont les enfants avaient fait un laboratoire photographique ; et la chambre de Daniel, son panneau de livres, sa vieille pendule d’albâtre, et les deux petits fauteuils de velours grenat, où, tant de fois, assis en face de son ami…

– « Maman est en voyage », expliqua Jenny, en relevant le store, afin de dissimuler sa timidité. « Elle est partie pour Vienne. »

– « Pour où ? »

– « Pour Vienne, en Autriche… Asseyez-vous », dit-elle en se retournant, sans remarquer la stupeur de Jacques.

(La veille au soir, contrairement à son attente, elle n’avait eu à subir aucune question sur son retard. Mme de Fontanin, tout occupée par les préparatifs de son voyage du lendemain – préparatifs qu’elle n’avait pu commencer devant Daniel – n’avait même pas consulté la pendule pendant l’absence de sa fille. Ce ne fut donc pas Jenny qui eut à s’expliquer ; ce fut sa mère qui se hâta de déclarer, non sans quelque confusion pour sa cachotterie, qu’elle s’absentait une dizaine de jours : le temps d’aller sur place « arranger les affaires ».)

– « Pour Vienne ? » répéta Jacques, sans s’asseoir. « Et vous l’avez laissée partir ? »

Jenny lui raconta brièvement comment les choses s’étaient passées ; et que, aux premières objections soulevées par elle, sa mère avait coupé court, affirmant que seule sa présence à Vienne pouvait mettre un terme à leurs difficultés.

Jacques la dévisageait tendrement, tandis qu’elle parlait. Elle était assise devant le bureau de Daniel, sur une chaise, le buste droit, le visage sérieux, sans abandon. Le pli de la bouche, les lèvres un peu serrées – « trop accoutumées au silence », songea-t-il – marquaient la réflexion, l’énergie. La pose était un peu contractée ; le regard examinait, sans se livrer. Défiance ? Orgueil ? Timidité ? Non : Jacques la connaissait assez pour savoir que cette raideur était naturelle, et n’exprimait rien d’autre qu’une certaine nuance de caractère, une certaine réserve voulue, une attitude morale.

Il hésitait à dire tout ce qu’il pensait sur l’inopportunité, en ce moment, d’un séjour en Autriche. Prudemment, il demanda :

– « Votre frère était au courant de ce voyage ? »

– « Non. »

– « Ah », dit-il, se décidant soudain, « Daniel s’y serait formellement opposé, j’en suis sûr. Mme de Fontanin ne sait donc pas que l’Autriche mobilise ? que les frontières sont gardées militairement ? que Vienne peut, demain, être en état de siège ? »

Ce fut au tour de Jenny d’être stupéfaite. Depuis huit jours, elle n’avait pas eu l’occasion de lire un journal. En quelques mots, Jacques la mit au fait des principaux événements.

Il parlait avec circonspection, s’efforçant d’être véridique sans trop l’inquiéter. Les questions qu’elle lui posa, et où perçait un fond d’incrédulité, laissaient voir que les soucis politiques tenaient peu de place dans la vie de Jenny. L’éventualité d’une guerre, d’une de ces guerres comme en enseignent les manuels d’histoire, ne parvenait guère à l’effrayer. L’idée que, en cas d’un conflit, Daniel se trouverait aussitôt fort exposé, ne lui vint même pas à l’esprit. Elle ne songeait qu’aux complications matérielles qui pouvaient en résulter pour sa mère.

– « Il est bien probable », se hâta de dire Jacques, « que Mme de Fontanin renoncera en cours de route à son projet. Attendez-vous à la voir revenir. »

– « Vous croyez ? » fit-elle vivement. Et elle rougit.

Elle lui confessa qu’elle avait été, malgré tout, assez heureuse de ce départ, qui retardait l’heure des explications. Non pas, s’empressa-t-elle d’ajouter, qu’elle craignît de se heurter à une désapprobation. Mais elle redoutait plus que tout d’avoir à parler d’elle, d’avoir à mettre à nu ses sentiments.

– « Il faudra vous en souvenir, Jacques », ajouta-t-elle en le regardant avec sérieux. « J’ai besoin d’être devinée… »

– « Moi aussi », fit-il en riant.

La conversation prenait un tour plus intime. Il l’interrogea sur elle, la forçant à des précisions, l’aidant à s’analyser. Elle y consentait sans trop d’efforts. Elle ne se cabrait pas devant ses questions ; peu à peu, elle lui savait même un certain gré de les avoir posées ; et elle s’étonnait, la première, d’éprouver une sorte de plaisir à se départir, pour lui, de son habituelle réserve. C’est que personne, jamais, ne s’était penché vers elle avec ce regard chaud et prenant ; personne ne lui avait jamais parlé avec un tel souci de ne pas la froisser, un si manifeste désir de la comprendre. Une tiédeur inconnue l’enveloppait ; il lui semblait qu’elle avait jusqu’alors vécu cloîtrée, et que les limites de sa clôture, reculant soudain, lui découvraient un horizon insoupçonné.

Jacques souriait, à tout instant, sans motif. Plus encore qu’à Jenny, c’était à son propre bonheur qu’il souriait. Il en demeurait tout étourdi. Il avait oublié l’Europe : rien n’existait plus, qu’elle et lui. Tout ce qu’elle disait, même d’insignifiant, lui apparaissait riche de confidence, d’intimité, soulevait en lui des élans de gratitude éperdue. Une conviction nouvelle s’implantait dans son esprit, et le gonflait de fierté : que leur amour n’était pas seulement quelque chose de rare et de précieux, mais constituait une aventure absolument exceptionnelle, sans précédent. Le mot « âme » revenait à tout moment sur leurs lèvres ; et, chaque fois, ce terme vague, mystérieux, retentissait en eux avec une vibration particulière, comme un mot magique, chargé de secrets qui n’étaient connus que d’eux seuls.

– « Savez-vous ce qui m’étonne ? » s’écria-t-il, tout à coup. « C’est d’être si peu étonné ! Je sens que, au fond de moi, je n’ai jamais douté de ce qui nous attendait ! »

– « Moi non plus ! »

C’était aussi faux pour elle que pour lui. Mais, plus ils y songeaient, et plus il leur paraissait, à tous deux, qu’ils n’avaient pas un seul jour cessé d’espérer.

– « Et je trouve tout naturel d’être ici… » reprit-il, « J’éprouve, près de vous, la sensation d’être enfin dans mon vrai climat ! »

– « Moi aussi ! »

(Pour l’un et pour l’autre, c’était une tentation voluptueuse, à laquelle ils cédaient à tout instant, de se sentir à l’unisson, de se proclamer identiques en tout.)

Elle avait changé de siège, et elle était venue s’asseoir en face de lui, dans une pose presque nonchalante. Déjà son amour semblait la transformer physiquement : se révéler dans ses attitudes, lui donner comme une grâce, une souplesse, inaccoutumées. Jacques épiait avec ravissement cette métamorphose. Il caressait du regard le jeu des ombres sur le buste mobile, l’ondulation des muscles sous l’étoffe, le rythme de la respiration. Il ne se rassasiait pas du spectacle de ces deux mains agiles, qui se cherchaient, se frôlaient et se séparaient, et se rejoignaient de nouveau, comme des colombes amoureuses. Elle avait de très petits ongles, ronds, bombés, et blancs, – « pareils à des moitiés de noisettes », songea-t-il.

Un moment, il se pencha :

– « Je découvre, figurez-vous, un tas de choses merveilleuses… »

– « Quoi donc ? »

Pour écouter, elle avait posé le coude sur le bras du fauteuil, et appuyait le menton sur sa paume ; les doigts épousaient la courbe de la joue ; l’index, libre, jouait mollement avec les lèvres, ou bien s’allongeait un instant jusqu’à la tempe.

Il dit, en la regardant de tout près :

– « Dans le plein jour, vos prunelles ont vraiment l’éclat de deux petites pierres bleues, deux saphirs clairs… ».

Elle sourit, gênée, et baissa la tête. Puis elle se redressa, et, comme par jeu, pour lui rendre la pareille, elle l’examina à son tour avec attention :

– « Et moi je trouve que vous avez changé, Jacques, depuis hier. »

– « Changé ? »

– « Oui, beaucoup. »

Elle avait pris un air énigmatique. Il la pressa de questions. Enfin, à travers bien des hésitations, des à-peu-près, des retouches, il finit par comprendre ce qu’elle n’osait pas dire : depuis l’arrivée de Jacques, elle avait l’intuition qu’il était dominé par une préoccupation secrète, étrangère à leur amour.

D’un coup de main, il rebroussa la mèche qui lui barrait le front :

– « Tenez », dit-il, sans préambule, « voilà quelle a été ma vie depuis hier. »

Il lui conta tout au long sa nuit dans les jardins des Tuileries, sa matinée à l’Humanité, sa visite à Antoine. Il multipliait les détails, décrivant, avec une complaisance de romancier, les lieux, les êtres, rapportant les propos de Stephany, de Gallot, de Philip, de Rumelles, précisant ses propres réactions, confessant ses inquiétudes, ses espoirs, s’appliquant à lui donner une idée de la lutte qu’il menait contre la menace de guerre.

Elle écoutait, sans perdre un mot, haletante, désorientée. Brutalement, elle se trouvait jetée, non seulement au centre de l’existence de Jacques, mais en pleine crise européenne, face à face avec des problèmes effrayants et qui lui étaient inconnus. L’édifice social chancelait soudain. Elle éprouvait la panique de ceux qui voient, dans un tremblement de terre, crouler autour d’eux les murs, les toits, tout ce qui assurait protection, sécurité, et qui semblait indestructible.

Quant à l’activité personnelle de Jacques dans cet univers qu’hier encore elle ignorait, elle n’en saisissait qu’imparfaitement la portée ; mais elle avait besoin, pour justifier pleinement son amour, de placer Jacques très haut ; elle ne doutait pas que ses buts fussent nobles ; que les hommes dont il citait les noms – ce Meynestrel, ce Stefany, ce Jaurès – fussent dignes d’une estime exceptionnelle. Leurs espoirs devaient être légitimes, puisque Jacques les partageait.

Jacques était lancé. L’attention de Jenny le soutenait, le grisait.

– « … nous autres, révolutionnaires… » dit-il.

Elle leva les yeux, et il y lut de la surprise.

C’était la première fois qu’elle entendait une voix sympathique prononcer avec ce religieux respect le mot de « révolutionnaire », qui éveillait, dans son esprit, l’image d’individus à mine louche, capables d’incendier et de piller les quartiers riches pour assouvir de bas appétits : des hommes sans aveu, qui cachent des bombes sous leur veste, et contre lesquels la société n’a d’autre recours que la déportation.

Alors, il se mit à parler du socialisme, de son adhésion à l’Internationale.

– « Ne croyez pas que c’est un élan naïf de générosité qui m’a jeté dans le parti de la révolution. J’y suis arrivé après de longs doutes, et dans une grande détresse, dans une grande solitude morale. Quand vous m’avez connu, je voulais croire à la fraternité humaine, au triomphe de la vérité, de la justice ; mais j’imaginais ce triomphe facile, tout proche. J’ai vite découvert mon illusion, et tout s’est obscurci en moi. J’ai traversé, à cette époque-là, les pires moments de ma vie. Je me suis laissé sombrer… J’ai touché le fond, le bas-fond… Eh bien, c’est l’idéal révolutionnaire qui m’a sauvé », continua-t-il, songeant avec une gratitude émue à Meynestrel. « C’est l’idéal révolutionnaire qui a soudain élargi, illuminé mon horizon, donné une raison de vivre à cet être réfractaire et inutile que j’étais, depuis mon enfance… J’ai compris qu’il était absurde de croire que le triomphe de la justice était facile et proche, mais qu’il était plus absurde encore, et criminel de désespérer ! J’ai compris surtout qu’il y avait une façon active de croire à ce triomphe ! Et que ma révolte instinctive pouvait devenir efficace, si elle se donnait pour tâche de travailler, avec d’autres révoltés comme moi, à l’évolution sociale ! »

Elle écoutait, sans interrompre. Son atavisme protestant la prédisposait assez bien, d’ailleurs, à cette idée que la société ne doit pas être soumise à un rigoureux conformisme ; et aussi qu’un être a pour devoir d’exalter sa personnalité, et de pousser jusqu’aux dernières conséquences une action qui lui est dictée par sa conscience. Jacques se sentait compris. Dans le silence de Jenny, il percevait le frémissement d’une intelligence aux aguets, équilibrée et saine, mal entraînée sans doute aux débats spéculatifs, mais apte à s’élever librement au-dessus des préjugés ; et, derrière cette réserve dont elle ne se départait pas, il sentait palpiter une sensibilité sous pression, prête à épouser, et à servir, toute grande cause qui fût vraiment digne d’un sacrifice total.

Cependant, elle ne put retenir une moue incrédule, et presque désapprobatrice, en entendant Jacques affirmer que cette société capitaliste où elle vivait sans penser à mal, était la consécration d’une inacceptable injustice. Sans y avoir beaucoup réfléchi, elle acceptait l’inégalité des conditions comme une conséquence inévitable de l’inégalité des natures.

– « Ah ! » s’écria-t-il, « ce monde des déshérités, Jenny ! Je suis sûr que vous ne vous le représentez pas tel qu’il est ! Sans quoi vous ne secoueriez pas ainsi la tête… Vous ignorez qu’il y a, tout près de vous, une multitude de malheureux pour lesquels vivre n’est rien d’autre que de peiner jour après jour, l’échine courbée sous le travail, sans salaire convenable, sans sécurité d’avenir, sans possibilité d’espérance ! Vous savez bien qu’on extrait du charbon, qu’on construit des manufactures, mais pensez-vous quelquefois à ces millions d’hommes qui, leur vie durant, étouffent dans les ténèbres des mines ? à ces millions d’autres qui s’usent les nerfs dans le vacarme mécanique des usines ? ou même à ces demi-privilégiés des campagnes, dont la tâche quotidienne est de gratter le sol, dix, douze, quatorze heures par jour, selon les saisons, pour vendre, à des intermédiaires qui les grugent, le produit de toute cette sueur ? C’est ça, la peine des hommes ! J’exagère ? Nullement ! Je parle de ce que j’ai vu… Pour ne pas crever de faim, à Hambourg, j’ai dû faire le manœuvre, avec cent autres pauvres diables poussés par la même nécessité que moi : se procurer du pain. Pendant trois semaines, j’ai obéi, du matin au soir, à des chefs d’équipe, pareils à des gardes-chiourme, qui criaient : “Soulevez ces poutres ! Portez ces sacs ! Traînez ces brouettes de sable !” À la nuit, nous quittions le port, avec notre maigre paie, pour nous jeter sur la nourriture, sur l’alcool, fourbus, englués de crasse, le corps vide, le cerveau vide, assommés de fatigue au point d’être sans révolte ! Car c’est peut-être ça, le plus affreux : pour la plupart, ces malheureux n’ont même pas le soupçon de l’injustice sociale dont ils sont les victimes ! On se demande vraiment où ils puisent la force de subir, comme une chose naturelle, leur effroyable vie de bagnards ! J’ai pu m’évader de cet enfer, moi, parce que j’avais la chance de connaître plusieurs langues, parce que j’étais capable de bâcler un article de journal… Mais les autres ? Ils continuent là-bas leur besogne de forçats ! Ces choses-là, Jenny, avons-nous le droit d’accepter qu’elles existent, qu’elles puissent durer, qu’elles soient la condition normale des hommes sur la terre ?

« Tenez, les usines ! J’ai travaillé, un moment, à Fiume, comme manutentionnaire, dans une fabrique de boutons. J’étais l’esclave d’une machine qu’il fallait alimenter, sans interruption, de dix secondes en dix secondes ! Impossible de distraire une minute sa pensée ou sa main… Un geste, toujours le même, qu’il fallait répéter pendant des heures. Sans vraie fatigue, je veux bien. Mais, je vous jure, je sortais de là plus abruti par l’imbécillité de ce travail, que je ne l’étais à Hambourg, après avoir coltiné deux heures de suite des sacs de ciment, dont la poussière me rongeait les yeux et me desséchait le gosier !… J’ai vu, dans une savonnerie italienne, des femmes dont la tâche consistait à soulever et à transporter, toutes les dix minutes, des caisses de savon en poudre qui pesaient quarante kilos ; et, pendant le reste du temps, elles restaient debout à tourner une manivelle : une manivelle si dure que, pour la mettre en mouvement, elles devaient s’arc-bouter du pied contre le mur. Et elles fournissaient huit heures par jour de ce travail… Je n’invente rien ! J’ai vu, dans une pelleterie de Prusse, des filles de dix-sept ans qu’on employait à brosser des peaux, du matin au soir ; et ces petites avalaient tant de poils qu’il leur fallait, pour continuer leur besogne, aller, plusieurs fois par jour, vomir dehors… Et pour quel pauvre salaire ! Car il est admis partout que la femme soit, à fatigue égale, moins payée que l’homme… »

– « Pourquoi ? » demanda-t-elle.

– « Parce qu’on suppose qu’elle a un père, ou un mari, pour l’aider à vivre… »

– « C’est souvent vrai », dit-elle.

– « Hé non ! Si ces malheureuses sont obligées de travailler, n’est-ce pas justement parce que, dans notre société, l’homme ne gagne pas assez pour entretenir convenablement ceux dont il a la charge ?

« Je vous cite des cas de travailleurs étrangers. Mais vous n’avez qu’à aller un de ces matins à Ivry, à Puteaux, à Billancourt… Vous verrez, avant sept heures, le défilé des femmes qui viennent déposer leurs enfants à la crèche, pour être libres d’aller trimer aux ateliers. Les patrons qui ont organisé ces crèches (aux frais de l’usine) se persuadent, et de bonne foi peut-être, qu’ils sont les bienfaiteurs de leurs ouvriers… Vous imaginez ce qu’est l’existence d’une mère de famille qui, avant de fournir ses huit heures de travail manuel, s’est levée à cinq heures du matin pour faire le café, laver et habiller ses petits, ranger un peu la chambre, et arriver à sept heures à son travail ? Est-ce que ça n’est pas monstrueux ? Et pourtant, ça existe ! Et c’est au prix de ces vies sacrifiées que prospère la société capitaliste !… Vraiment, Jenny, est-ce que nous pouvons tolérer ça ? Est-ce que nous pouvons supporter plus longtemps que la société capitaliste prospère aux dépens de ces millions de vies sacrifiées ? Non !… Mais, pour que tout ça, et le reste, puisse être modifié, il faut que l’autorité change de mains : il faut que le pouvoir politique soit conquis par le prolétariat. Comprenez-vous, maintenant ? Voilà le sens de ce mot qui semble tant vous effrayer : Révolution… Il faut qu’une organisation nouvelle et toute différente de la société permette à l’homme, non plus seulement de subsister, mais de vivre ! Il faut rendre à l’individu, non seulement sa part matérielle des bénéfices du travail, mais cette part de liberté, de loisir, de bien-être, sans laquelle il ne peut pas se développer dans sa dignité d’homme… »

– « Sa dignité d’homme… », répéta-t-elle, pensive.

Elle avait soudain conscience – et elle en était confuse – d’avoir atteint sa vingtième année sans rien savoir du labeur et de la misère du monde. Entre la masse des travailleurs et elle, jeune bourgeoise de 1914, les cloisons de classes étaient aussi étanches que celles qui séparaient les castes de la civilisation antique… « Tous les riches que je connais ne sont pourtant pas des monstres », se dit-elle, naïvement. Elle pensait à ces œuvres protestantes auxquelles participait sa mère, et qui « faisaient la charité » à des familles nécessiteuses… Elle se sentit rougir de confusion. La charité ! Elle comprenait maintenant que ces miséreux, qui sollicitaient une aumône, n’avaient rien de commun avec les travailleurs exploités, qui revendiquaient le droit de vivre, et leur indépendance, et leur « dignité ». Ces miséreux-là n’étaient pas le peuple, comme elle l’avait cru sottement : ils n’étaient que les parasites du monde bourgeois ; presque aussi étrangers du monde ouvrier évoqué par Jacques, que ces dames patronnesses qui les visitaient ! Jacques venait de lui révéler le prolétariat.

– « La dignité de l’homme », répéta-t-elle, une seconde fois ; et son accent témoignait qu’elle donnait à ces mots tout leur sens.

– « Oh ! » fit-il, « les premiers résultats seront fatalement dérisoires… Le travailleur, que la révolution aura affranchi, se ruera d’abord vers les satisfactions les plus égoïstes ; disons même : les plus basses… Il faut en prendre son parti : ces appétits inférieurs doivent d’abord être assouvis, pour que soit possible le progrès véritable… intérieur… » Il hésita, avant d’ajouter : « … la culture spirituelle… »

Son timbre s’était voilé. Une angoisse, qu’il connaissait bien, lui étreignait la gorge. Il poursuivit cependant :

– « Nous devons consentir, hélas, à cette nécessité : que la révolution des institutions précède de loin celle des mœurs. Mais il ne faut pas… non… nous n’avons pas le droit de douter de l’homme… Ses tares, je les vois bien ! Mais je crois, je veux croire, qu’elles sont, en grande partie, la conséquence de la société actuelle… Il faut lutter contre les tentations du pessimisme, il faut arriver à croire en l’homme !… Il y a, il doit y avoir, en l’homme, une secrète, une indestructible aspiration vers la grandeur… Et il faut souffler patiemment sur cette petite braise enfouie dans les cendres, pour qu’elle s’attise… pour qu’elle flambe, peut-être, un jour ! »

Elle approuva, d’une brusque inclinaison de tête. Son visage était plus que jamais énergique ; son regard, plein de gravité.

Il sourit de plaisir :

– « Mais les transformations sociales, c’est pour plus tard… Au plus urgent, d’abord : aujourd’hui, il s’agit d’empêcher la guerre ! »

Il songea tout à coup au rendez-vous de Stefany, et jeta un coup d’œil vers la pendule d’albâtre. Elle était arrêtée. Il consulta sa montre, et se dressa d’un bond :

– « Déjà huit heures ? » fit-il, comme s’il sortait d’un rêve. « Et je dois être dans un quart d’heure à la Bourse ! »

Il eut soudain conscience du tour inattendu et sévère qu’avait pris leur entretien. Il craignit d’avoir déçu Jenny, et voulut s’excuser.

– « Non, non », interrompit-elle aussitôt. « Je veux savoir ce que vous pensez sur tout… Je veux connaître votre vie… Comprendre… » Et son accent passionné semblait dire : « En vous confiant ainsi, en vous montant à moi tel que vous êtes, vous me donnez la meilleure preuve de votre tendresse, celle à laquelle j’attache le plus de prix ! »

– « Demain », reprit-il, en gagnant la porte, « je viendrai de meilleure heure, voulez-vous ? Aussitôt après le déjeuner. »

Elle eut un sourire qui l’illumina jusqu’au fond des prunelles. Elle aurait voulu répondre : « Oui, venez, soyez là, le plus possible… C’est seulement quand vous êtes là que je me sens vivre ! »

Mais elle rougit, se tut et le suivit à travers l’appartement.

Devant la porte du salon, qui était entrebâillée, il s’arrêta :

– « Vous permettez ? Ça me rappelle tant de souvenirs… »

Les volets étaient clos. Elle entra avant lui et ouvrit la fenêtre. Elle avait une façon à elle de marcher, de traverser une pièce, d’aller droit vers la chose qu’elle voulait faire, sans brusquerie, avec une fermeté douce et inflexible.

Une odeur d’étoffe et d’encaustique s’élevait des rideaux en pile, des tapis roulés, du parquet. Jacques regardait tout, en souriant. Il se souvenait de sa première visite avec Antoine… Jenny, boudeuse, était allée s’accouder au balcon ; et lui, il était resté là, dans cet angle, sottement planté devant cette vitrine. Il n’avait pas besoin de soulever la toile qui la couvrait aujourd’hui pour revoir les bonbonnières, les éventails, les miniatures, tous ces bibelots qu’il avait contemplés, ce jour-là, par contenance, et qu’il avait retrouvés fidèlement à la même place, des années de suite… Les différentes images de Jenny au cours de ces années-là se superposaient devant ses yeux comme des calques sur un dessin original. Il se rappelait ses attitudes de fillette, de jeune fille, ses sautes d’humeur, ses élans avortés, ses brusques rougeurs, ses demi-confidences…

Il se retourna vers elle, et sourit. Devinait-elle ce qu’il pensait ? Peut-être. Elle ne disait rien. Il la contempla quelques secondes, en silence. Il la retrouvait là, aujourd’hui, dans ce même salon, maîtresse d’elle-même, comme jadis, sans timidité, mais sans abandon, avec ce regard franc, un peu dur, ce visage lisse et mystérieux…

– « Jenny, montrez-moi aussi la chambre de votre mère, voulez-vous ? »

– « Venez », dit-elle, sans marquer de surprise.

Il la connaissait aussi, dans ses moindres détails, cette chambre aux murs couverts de portraits, de photographies, avec son grand lit de damas vert voilé de guipure ! Daniel l’y faisait entrer, après avoir frappé à la porte. Le plus souvent, Mme de Fontanin, sous la lumière rose de l’abat-jour, dans l’une des deux bergères qui encadraient la cheminée, lisait, au coin du feu, quelque ouvrage de morale, quelque roman anglais. Elle posait alors son livre ouvert sur ses genoux, et accueillait les deux jeunes gens avec un sourire rayonnant, comme si rien ne pouvait lui causer plus de joie que cette visite. Elle faisait asseoir Jacques en face d’elle, l’interrogeait sur sa vie, ses études, avec un regard encourageant. Et si Daniel s’avisait de vouloir relever les bûches croulantes, sa mère, avec un geste joueur, lui enlevait prestement les pincettes des mains : « Non, non », disait-elle en riant, « laisse, tu ne connais pas les mœurs du feu ! »

Il dut faire un effort pour s’arracher à tous ces souvenirs.

– « Allons », dit-il, en gagnant la porte.

Elle le reconduisit dans l’antichambre.

Il la considéra soudain avec une telle gravité qu’une peur irraisonnée s’empara d’elle, lui fit baisser le front.

– « Avez-vous jamais été heureuse, ici ? vraiment heureuse ? »

Consciencieusement, avant de répondre, elle fouilla le passé, revécut, en quelques secondes, les années écoulées, son enfance inquiète et scrupuleuse, son enfance avertie, concentrée, muette. Il y avait bien quelques lueurs dans cette grisaille : la tendresse de sa mère, l’affection de Daniel… Pourtant, non… Heureuse, vraiment heureuse ? Non, jamais.

Elle releva les yeux, et secoua négativement la tête.

Elle le vit respirer profondément, relever sa mèche d’un geste résolu, et brusquement sourire. Il ne dit rien ; il n’osait pas lui promettre le bonheur ; mais, sans cesser de sourire et de la regarder jusqu’au fond des prunelles, il prit ses deux mains, comme il avait fait en arrivant, et y posa ses lèvres. Elle ne détachait pas les yeux de lui. Elle sentait son cœur battre, battre…

Elle ne sut que beaucoup plus tard avec quelle précision l’image de Jacques – tel qu’il était là, debout, incliné vers elle – s’inscrivait, à cet instant précis, dans sa mémoire ; avec quelle hallucinante acuité, elle devait revoir, toute sa vie, ce front, cette mèche sombre, ce regard pénétrant, indocile et hardi, ce sourire confiant qui resplendissait de promesses…

Share on Twitter Share on Facebook