XLI

– Merveilleuses, vos piqûres », déclara Rumelles, dès qu’ils furent seuls. « Je me sens déjà sensiblement mieux. Je me lève sans trop d’effort, j’ai meilleur appétit… »

– « Pas de fièvre, le soir ? Pas de vertiges ? ».

– « Non. »

– « Nous allons pouvoir augmenter la dose. »

La pièce où ils entraient, attenant au cabinet de consultation, était revêtue de faïence blanche ; le centre était occupé par un lit opératoire, sur lequel, docilement, Rumelles s’étendit, après s’être à demi dévêtu.

Antoine, le dos tourné, debout près de l’autoclave, préparait son dosage.

– « Ce que vous dites est assez rassurant », émit-il, songeur.

Rumelles tourna les yeux vers lui, se demandant s’il parlait médecine ou politique.

– « Alors », continua Antoine, « pourquoi laisse-t-on la presse insister d’une manière aussi tendancieuse sur la duplicité de l’Allemagne et ses arrière-pensées provocatrices ? »

– « On ne la “laisse” pas : on l’y encourage ! Il faut bien préparer l’opinion à toute éventualité… »

Le ton était grave. Antoine fit demi-tour. Le visage de Rumelles avait perdu son assurance avantageuse. Il dodelinait de la tête, le regard fixe et absent.

– « Préparer l’opinion ? » dit Antoine. « L’opinion ne consentira jamais à admettre que les intérêts de la Serbie puissent nous entraîner dans des complications sérieuses ! »

– « L’opinion ? » fit Rumelles, avec une moue d’homme entendu. « Mon cher, avec un peu de poigne et un filtrage judicieux des informations, il nous faut trois jours pour provoquer un revirement d’opinion, en n’importe quel sens !… D’ailleurs, la majorité des Français s’est toujours montrée flattée par l’alliance franco-russe. Il serait facile, une fois de plus, de faire vibrer cette corde-là. »

– « Savoir ! » objecta Antoine en s’approchant.

Avec un tampon imbibé d’éther, il nettoya la place de la piqûre, et, d’un mouvement preste, piqua profondément l’aiguille dans le muscle. Il se tut, surveillant la seringue, où le niveau du liquide baissait rapidement. Puis il retira l’aiguille.

– « Les Français », reprit-il, « ont accueilli avec enthousiasme l’alliance franco-russe ; mais c’est la première fois qu’ils ont l’occasion de se demander à quoi ça les engage… Restez allongé une minute… Qu’est-ce qu’il y a dans nos traités avec la Russie ? Personne n’en sait rien. »

La question était indirecte, Rumelles y répondit de bonne grâce :

– « Je ne suis pas dans les secrets des dieux », dit-il, en se soulevant sur un coude. « Je sais… ce qu’on sait dans les coulisses ministérielles. Il y a eu deux accords préliminaires, en 1891 et en 1892 ; puis un vrai traité d’alliance, que Casimir-Périer a ensuite signé. Je n’en connais pas tout le texte, mais – et ce n’est pas un secret d’État – la France et la Russie se sont promis le secours militaire, au cas où l’une d’elles se trouverait menacée par l’Allemagne… Depuis, il y a eu M. Delcassé. Il y a eu M. Poincaré, et ses voyages en Russie. Tout cela, évidemment, n’a fait que préciser et renforcer nos engagements. »

– « Eh bien ! » observa Antoine, « si la Russie intervient aujourd’hui, contre la politique germanique, c’est elle qui menacerait l’Allemagne ! Et alors, aux termes du traité, nous ne serions pas obligés… »

Rumelles eut un demi-sourire, grimaçant et vite dissipé.

– « C’est plus compliqué que ça, mon cher… Supposons que la Russie, protectrice résolue des Slaves du Sud, rompe demain avec l’Autriche, et qu’elle mobilise pour défendre la Serbie. L’Allemagne, tenue par son traité de 1879 avec l’Autriche, est nécessairement amenée à mobiliser contre la Russie… Or, cette mobilisation forcerait la France à tenir les engagements qu’elle a pris envers la Russie, et à mobiliser immédiatement contre une Allemagne menaçant notre alliée… C’est automatique… »

Antoine ne put contenir un mouvement d’irritation :

– « De telle façon que cette coûteuse amitié franco-russe, par laquelle nos diplomates se sont vantés d’acheter une assurance de sécurité, se trouve être aujourd’hui exactement contraire ! Non pas une garantie de paix, mais un danger de guerre ! »

– « Les diplomates ont bon dos… Pensez à ce qu’était, en 1890, la situation de la France en Europe. Nos diplomates avaient-ils tort de préférer doter leur pays d’une arme à double tranchant, plutôt que de le laisser désarmé ? »

L’argument parut spécieux à Antoine ; mais il ne trouva rien à y répondre : il connaissait mal l’histoire contemporaine. Tout cela, d’ailleurs, n’avait qu’un intérêt rétrospectif.

– « Quoi qu’il en soit », reprit-il, « à l’heure présente, si je vous comprends bien, c’est uniquement de la Russie que notre sort dépend ? Ou, plus exactement », ajouta-t-il après une seconde d’indécision, « tout dépend de notre fidélité au pacte franco-russe ? »

Rumelles eut encore un bref sourire crispé :

– « Ça, mon cher, ne comptez pas que nous puissions nous dérober à nos engagements. C’est M. Berthelot, en ce moment, qui dirige notre politique extérieure. Tant qu’il sera à son poste, et tant qu’il aura M. Poincaré derrière lui, soyez sûr que la fidélité à nos alliances ne pourra jamais être mise en question. » Il hésita : « On l’a bien vu, paraît-il, à ce Conseil des ministres qui a suivi l’inqualifiable proposition de Schœn… »

– « Alors », s’écria Antoine avec agacement, « s’il n’y a aucune chance de nous libérer de la tutelle russe, il faut contraindre la Russie à rester neutre ! »

– « Le moyen ? » Rumelles fixait sur Antoine son regard bleu. Il murmura : « Et qui nous dit qu’il n’est pas trop tard ?… »

Puis, après un silence, il reprit :

– « En Russie, le parti militaire est très fort. Les défaites de la guerre russo-japonaise ont laissé dans l’état-major russe un amer besoin de revanche ; et ils n’ont jamais encaissé le camouflet que leur a infligé l’Autriche, en annexant la Bosnie-Herzégovine. Des gens comme M. Iswolsky – qui, entre parenthèses, doit arriver ce soir à Paris – ne cachent guère qu’ils désirent une guerre européenne, pour porter les frontières russes jusqu’à Constantinople. Ils voudraient bien retarder la guerre jusqu’à la mort de François-Joseph et, si possible, jusqu’en 1917 ; mais, ma foi, si l’occasion se présente avant… »

Il parlait vite, le souffle court, l’air abattu tout à coup. Un pli soucieux barrait les sourcils. Il semblait avoir laissé glisser le masque.

– « Oui, mon cher, franchement, je commence à désespérer… Tout à l’heure, devant vos amis, j’étais bien obligé de plastronner. Mais la vérité est que ça va mal… Le ministre des Affaires étrangères a renoncé à accompagner le Président en Danemark, et l’a décidé à revenir directement en France… Les dépêches de midi ont été mauvaises. L’Allemagne, au lieu d’adhérer avec empressement aux propositions de sir Edward Grey, tergiverse, ergote, et semble faire tout ce qu’il faut pour torpiller la réunion d’arbitrage. Souhaite-t-elle vraiment d’envenimer les choses ? Ou plutôt repousse-t-elle l’idée d’une conférence à quatre, parce qu’elle sait d’avance, étant donné la tension des rapports austro-italiens, que, à ce tribunal, l’Autriche serait infailliblement condamnée par trois voix contre une ?… C’est l’hypothèse la moins désobligeante… et la plus plausible. Mais, pendant ce temps-là, les événements se précipitent… On prend déjà, partout, des mesures militaires… »

– « Des mesures militaires ? »

– « C’est fatal : tous les États songent naturellement à une mobilisation possible ; et, à tout hasard, ils s’y préparent… En Belgique, il y a eu, aujourd’hui même, sous la présidence de M. de Broqueville, un conseil extraordinaire, qui a toutes les apparences d’un conseil de guerre préventif : on projette le rappel de trois classes pour pouvoir mettre cent mille hommes de plus en ligne… Chez nous, c’est la même chose : il y a eu, ce matin, au Quai d’Orsay, un conseil de cabinet, où l’on a dû, par précaution, envisager des préparatifs de guerre. À Toulon, à Brest, la flotte est consignée dans les ports. Ordre a été télégraphié au Maroc d’embarquer sans délai cinquante bataillons de troupes noires, à destination de la France. Et cætera… Tous les gouvernements s’engagent ensemble sur cette voie ; et c’est ainsi que, peu à peu, la situation s’aggrave d’elle-même. Car il n’y a pas un technicien d’état-major qui ne sache que, lorsqu’on a mis en branle ce diabolique engrenage qu’est une mobilisation nationale, il devient matériellement impossible de ralentir la préparation, et d’attendre. Alors, le-gouvernement le plus pacifique se trouve placé devant ce dilemme : déclencher la guerre, pour la seule raison qu’il l’a préparée. Ou bien… »

– « Ou bien donner des contrordres, faire machine en arrière, arrêter la préparation ! »

– « En effet. Mais, dans ce cas-là, il faut être absolument certain de ne plus avoir besoin de mobiliser, avant de longs mois… »

– « Parce que ? »

– « Parce que – et ceci encore est un axiome indiscuté par les techniciens – un arrêt net brise tous les rouages de ce mécanisme compliqué, et les rend pour longtemps inutilisables. Or, quel gouvernement, à l’heure actuelle, peut avoir la certitude qu’il n’aura pas besoin de mobiliser bientôt ? »

Antoine se taisait. Il considérait Rumelles avec émotion. Il murmura enfin :

– « C’est effarant… »

– « Ce qui est effarant, mon cher, c’est que, sous toutes ces apparences, il n’y a peut-être qu’un jeu ! En ce moment, ce qui se passe en Europe, ce n’est peut-être pas autre chose qu’une monumentale partie de poker, où chacun cherche à gagner par intimidation… Pendant que l’Autriche étranglera en douce la perfide Serbie, sa partenaire, l’Allemagne, prend des mines menaçantes – sans autre but, peut-être, que de paralyser l’action russe et l’intervention conciliatrice des puissances. Comme au poker : ceux qui blufferont le mieux, le plus longtemps, gagneront… Seulement, comme au poker, personne ne connaît les cartes du voisin. Personne ne sait quelle part de finasserie et quelle part de volonté vraiment agressive il y a, présentement, dans l’attitude de l’Allemagne, dans l’attitude de la Russie. Jusqu’à présent, les Russes ont toujours cédé devant les audaces germaniques. Alors, évidemment, l’Allemagne et l’Autriche se croient en droit de penser : “Pour peu que nous bluffions bien, que nous paraissions décidées à tout, la Russie capitulera encore.” Mais il est possible aussi, et justement parce que la Russie a toujours dû capituler, que, cette fois, elle jette pour de bon son épée dans le jeu… »

– « Effarant… » répéta Antoine.

D’un geste découragé, il posa dans le plateau de l’autoclave la seringue qu’il avait gardée à la main, et fit quelques pas jusqu’à la fenêtre. En entendant Rumelles tracer ce tableau de la politique européenne, il éprouvait l’angoisse du passager qui découvrirait soudain, au milieu d’une tempête, que tous les officiers du bord ont perdu la raison.

Il y eut un silence.

Rumelles s’était levé. Il rajustait ses bretelles. Machinalement, il jeta un coup d’œil autour de lui, comme pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre, et, s’approchant d’Antoine :

– « Écoutez, Thibault », fit-il, en baissant la voix. « Je ne devrais pas divulguer ces choses-là : mais, vous, un médecin, vous savez garder un secret, n’est-ce pas ? »

Il regardait Antoine au visage. Celui-ci inclina silencieusement la tête.

– « Eh bien… ce qui se passe en Russie est incroyable ! Son Excellence M. Sazonov nous a, en quelque sorte, signifié par avance que son gouvernement repousserait toute action modératrice !… Et, en effet, nous avons reçu, tout à l’heure, de Pétersbourg, des nouvelles extrêmement graves : l’intention de la Russie ne paraît plus douteuse : elle est déjà en pleine mobilisation ! Les manœuvres annuelles ont été interrompues ; les troupes ont rejoint dare-dare leurs garnisons ; les quatre principales circonscriptions militaires russes, Moscou, Kiev, Kazan et Odessa, mobilisent !… C’est hier, le 25, ou avant-hier peut-être même, au cours d’un conseil de guerre, que l’état-major aurait arraché au tsar l’ordre écrit de préparer, en hâte, “à titre préservatif”, un acte de force contre l’Autriche… L’Allemagne le sait, sans aucun doute ; et cela suffit, de reste, à expliquer son attitude. Elle mobilise aussi, secrètement ; et elle n’a, hélas, que trop de raisons de se hâter… Elle vient, d’ailleurs, de faire aujourd’hui une démarche de la plus haute importance : elle vient de prévenir publiquement Pétersbourg que si les préparatifs militaires russes ne cessaient pas, et, à plus forte raison, s’ils s’accéléraient, elle se verrait forcée de décréter sa mobilisation ; ce qui, précise-t-elle, signifierait la guerre générale… Que répondra la Russie ? Sa responsabilité, qui est déjà très lourde, sera écrasante, si elle ne cède pas… Et il est peu probable qu’elle cède… »

– « Mais nous, dans tout ça ? »

– « Nous, cher ami ?… Nous ?… Que faire ? Dénoncer la Russie ? Pour démoraliser l’opinion de notre pays, à la veille peut-être du jour où nous allons avoir besoin de toutes nos forces, de tout notre élan national ? Dénoncer la Russie ? Pour nous isoler tout à fait ? Pour nous brouiller avec nos seuls alliés ? Et pour que l’opinion anglaise, indignée, se détourne du groupe franco-russe et oblige son gouvernement à se prononcer en faveur des Germaniques ?… »

Deux coups discrets, frappés à la porte, l’interrompirent ; et la voix de Léon s’éleva, du couloir :

– « On re-demande Monsieur au téléphone… »

Antoine fit un geste d’impatience.

– « Dites que je suis… Non ! » cria-t-il, « j’y vais ! » Et s’adressant à Rumelles : « Vous permettez ? »

– « Faites, mon cher. D’ailleurs, il est affreusement tard, je me sauve… Au revoir… »

 

Antoine regagna rapidement son petit bureau, et décrocha le récepteur :

– « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Au bout du fil, Anne, heurtée par ce ton sec, tressaillit.

– « C’est vrai », dit-elle humblement ; « dimanche !… Vous avez des amis chez vous, peut-être… »

– « Qu’est-ce qu’il y a ? » répéta-t-il.

– « Je voulais simplement… Mais, si je te dérange ?… »

Antoine ne répondit pas.

– « Je… »

Elle le devinait si contracté qu’elle ne savait plus que dire, quel mensonge improviser.

Timidement, ne trouvant rien de mieux, elle balbutia :

– « Ce soir ?… »

– « Impossible », trancha-t-il, tout net. Il reprit, adoucissant sa voix :

– « Impossible, ce soir, ma chérie… »

Il était pris soudain de pitié. Anne le sentit ; et ce lui fut à la fois délicieux et pénible.

– « Sois raisonnable », dit-il. (Elle l’entendit soupirer.) « D’abord, aujourd’hui, je ne suis pas libre… Et, même si je l’étais, sortir le soir, en ce moment… »

– « Quel moment ? »

– « Enfin, Anne, vous lisez bien les journaux ? Vous n’ignorez pas ce qui se passe ? »

Elle eut un haut-le-corps. Les journaux ? La politique ? C’était pour ces histoires-là qu’il l’écartait de sa vie ? « Il doit mentir », se dit-elle.

– « Et… cette nuit… chez nous ? Non ? »

– « Non… Je rentrerai sans doute tard, fatigué… Je t’assure, ma chérie… N’insiste pas… » Mollement, il ajouta : « Demain, peut-être… Je te téléphonerai demain si je peux… Au revoir, chérie ! »

Et, sans attendre, il raccrocha.

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