XXIII

Le pasteur Gregory logeait, depuis un an, dans une misérable pension du quartier Jeanne-d’Arc, au fond d’une cité presque uniquement habitée par des manœuvres arméniens, qu’il évangélisait.

Antoine eut fort à faire pour éveiller le gardien de nuit, un Levantin pouilleux, qui couchait, tout habillé, sur une banquette, dans le couloir d’accès.

– « Vui, moussi… Pasteur Grigory, vui. Venez monter avec moi, moussi… »

La mansarde occupée par le saint homme était au quatrième. Juillet faisait fermenter, dans ce taudis surpeuplé, une puanteur de poubelle et de suint, qui rappelait l’âcre relent des ruelles arabes.

Au timide coup frappé à la porte par le veilleur, Gregory sauta du lit.

« Sommeil d’une légèreté toute spirituelle », constata Antoine in petto.

Le loquet glissa de sa gâche, et le pasteur apparut, tenant un fumeron d’essence à la main.

Le spectacle était inattendu. Gregory couchait vêtu d’une décente chemise qui lui tombait jusqu’aux pieds ; et, comme il ne parvenait à dormir qu’en se comprimant le foie, il sanglait étroitement ses reins d’une bande de flanelle brune, qui faisait bouffer le bas de la chemise comme une jupe. Pieds nus, avec son teint, de spectre, sa maigreur, ses cheveux hirsutes, son regard surnaturel, il faisait penser à un sorcier des Mille et Une Nuits.

Dès les premiers mots d’Antoine – qu’il n’avait pas reconnu d’abord – il comprit tout. Sans répondre, sans perdre une minute, tandis qu’Antoine, debout sur le seuil, achevait de le mettre au courant, il avait noué le bout de sa ceinture au fer de son lit, et, pour dérouler ses quatre mètres de flanelle, il s’était mis à tourner sur lui-même, comme une toupie, d’une allure de plus en plus rapide.

Antoine, tenant à grand-peine son sérieux, expliquait l’intervention du chirurgien, la difficulté d’extraire le projectile.

– « Ho !… ho !… » protesta, d’une voix essoufflée, le derviche tourneur : « Oubliez ce pistolet !… Laissez, laissez la balle !… C’est le vouloir-vivre… qu’il faut… resurexciter ! »

Il gesticulait, et roulait des regards mécontents. Enfin, dépiauté, il approcha du visage d’Antoine son masque anguleux, asymétrique, dont les sourcils étaient sans cesse tiraillés par des tics nerveux. Puis il éclata d’un rire silencieux, intérieur :

– « Pauvre cher docteur, autrefois barbu ! » s’écria-t-il, sur un ton de tendre compassion. « Tu crois guérir, et c’est vous qui créez la maladie, blasphémateurs, parce que vous prophétisez que la maladie existe !… No !… je vous dis : Il faut laisser entrer la Lumière ! Christ est le seul docteur ! Qui a guéri Lazare ? Pourrais-tu guérir Lazare, toi, pauvre docteur ténébreux ? »

Antoine s’amusait, mais demeurait impassible. Sans doute, l’autre aperçut-il cependant une involontaire lueur de malice dans le regard du médecin, car il fronça les sourcils et lui tourna brusquement le dos. Torse nu, la chemise en bourrelet autour des hanches, il allait et venait d’un coin à l’autre de la mansarde, cherchant son linge de jour, ses vêtements.

Antoine, debout, attendait en silence.

– « L’homme est divin ! » grommela Gregory, adossé à la cloison, le buste penché pour enfiler ses chaussettes. « Christ savait dans son cœur qu’il était divin ! Et moi de même ! Et ainsi de nous tous ! L’homme est divin ! » Il entra ses pieds dans de gros souliers noirs, qui étaient restés lacés. « Mais celui qui avait dit : La loi tue, il a été tué par la loi ! Christ est tué par la loi. L’homme a seulement gardé dans son esprit la lettre de la loi. Pas une seule Église existe, réellement fondée sur le vrai principe de Christ. Toutes les Églises sont seulement fondées sur la parabole de Christ ! »

Sans interrompre son monologue, il se démenait en tous sens, avec l’agilité excessive et maladroite des grands nerveux :

– « Dieu est Tout en Tout !… Dieu ! Suprême Radiateur de Lumière et Chaleur ! » D’un geste vindicatif, il décrocha son pantalon pendu à l’espagnolette. Chacun de ses mouvements avait l’impétuosité d’une décharge électrique. « Dieu est Tout ! » répéta-t-il – haussant la voix, car il s’était tourné vers le mur pour boutonner sa braguette.

Dès qu’il eut terminé, il pivota sur place pour lancer vers Antoine un regard de sombre défi :

– « Dieu est Tout, et pas de mal en Dieu ! » dit-il sévèrement. « Et je dis, poor dear Doctor, pas une seule petite atome de mal ni de malice dans le Tout universel ! »

Il endossa sa jaquette d’alpaga noir, se coiffa d’un comique petit feutre à bords roulés et, sur un ton imprévu, presque guilleret, comme s’il eût été tout joyeux de se sentir vêtu, il lança vers le plafond, en touchant poliment son chapeau :

– « Glory to God ! »

Puis, baissant sur Antoine un regard absent, il murmura soudain :

– « Pauvre, pauvre chère dame Thérèse… » Des larmes brillaient dans ses yeux. Il semblait seulement prendre conscience du drame de famille qui avait amené Antoine chez lui. « Pauvre cher Jérôme », soupira-t-il. « Pauvre cœur paresseux, tu es donc vaincu ?… Tu as donc cédé ? Tu n’as pas su écarter de toi le Négatif ?… Ô Christ, donne-lui la force de rejeter les œuvres de Ténèbres et de revêtir les armes de la Lumière !… Je viens à toi, Pécheur ! Je marche vers toi !… Venez », dit-il en s’approchant d’Antoine, « conduisez-moi vers lui ! »

Avant de souffler sa lampe, il y alluma un rat de cave qu’il avait tiré des basques de sa jaquette. Puis il ouvrit la porte du palier :

– « Passe ! »

Antoine obéit. Pour éclairer les marches, Gregory levait la flamme au bout de son bras tendu :

– « Christ a dit : Mettez haut la chandelle sur le support pour qu’elle donne Lumière à tous ! C’est Christ qui allume en nous la chandelle !… Pauvre chandelle, si souvent qui brûle bas, et qui tremble, et qui jette une choquante fumée… Misérable, misérable matière ! Pauvre nous !… Prions Christ, pour que la flamme soit demeurée étroite et ruminante, pour qu’elle chasse la matière dans les ténèbres des ténèbres ! »

Et, tandis qu’Antoine, accroché à la rampe, descendait les étages de l’étroit escalier, le pasteur continuait à marmonner, sur un ton d’exorcisme, d’une voix de moins en moins intelligible, des phrases où les mots « matière » et « ténèbres » revenaient avec une irritation hargneuse.

– « J’ai ma voiture », expliqua Antoine, lorsqu’ils furent dans la cour. « Elle va vous conduire à la clinique… Moi », ajouta-t-il, « je vous rejoindrai… dans une heure… »

Gregory n’objecta rien. Mais, avant de monter dans l’auto, il darda sur son compagnon un regard tellement précis, un regard qui semblait tellement perspicace, qu’Antoine se sentit rougir.

« Il ne peut pourtant pas savoir où je vais », se dit-il.

Ce fut avec un indicible soulagement qu’il suivit des yeux la voiture, qui s’éloignait dans les pâleurs de l’aube.

 

Au coin des rues s’élevait une brise légère ; il avait dû pleuvoir quelque part. Joyeux comme un collégien qui sort de retenue, Antoine courut presque jusqu’à la place Valhubert et sauta dans un taxi.

– « Avenue de Wagram ! »

Dans la voiture, il s’aperçut soudain qu’il était las ; mais de cette fatigue énervante qui fouette le désir.

Il fit arrêter le chauffeur à cinquante mètres de la maison, mit vivement pied à terre, gagna l’impasse et ouvrit sans bruit la porte.

Dès le seuil, ses traits s’éclairèrent : le parfum d’Anne… Un parfum provocant, plus résineux que floral, stagnant et dense, qui pénétrait jusque dans la gorge ; plus qu’un parfum : une nourriture aromatique – qu’il aimait.

« Je suis voué aux odeurs capiteuses », se dit-il, songeant avec une crispation subite au collier d’ambre gris que portait Rachel.

Avec une circonspection de cambrioleur, il pénétra dans la salle de bains, que le jour naissant emplissait d’une clarté laiteuse. Là, il se dévêtit hâtivement ; et, debout dans la baignoire, avec une large éponge qu’il pressait sur sa nuque, il s’inonda de fraîcheur. L’eau, sur son corps fumant, s’évaporait comme sur du métal chauffé. Toute sa fatigue coulait de lui, délicieusement. Il se pencha et but, à même le jet glacé. Puis, à pas de chat, il entra dans la chambre.

Un mélodieux et très léger bâillement, venu du sol, lui rappela la présence de Fellow. Il sentit contre ses chevilles la caresse d’un museau frais, d’une oreille soyeuse.

Les rideaux étaient tirés. La lampe de chevet répandait dans la pièce une lumière d’aurore, de ce même rose vaporeux qu’Antoine admirait, l’heure d’avant, en franchissant les ponts. Dans le grand lit, Anne, tournée vers le mur, dormait, la tête abandonnée au creux de son bras nu. Des journaux de mode jonchaient le tapis. Sur la petite table, un cendrier était plein de cigarettes à demi fumées.

Immobile au bord du lit, Antoine contemplait l’épaisse chevelure, la nuque, l’épaule, et la ligne des jambes fuselées, allongées sous le drap. « Pour une fois sans défense », songea-t-il. C’était rare qu’Anne éveillât en lui cette émotion tendre et pitoyable : le plus souvent, il ne faisait qu’accepter, avec un entrain sportif, la passion fougueuse, jamais apaisée, qu’elle avait de lui. Pendant une longue minute, il prolongea cette attente voluptueuse, retardant le plaisir qu’il sentait là, tout proche, et que maintenant ni Jacques, ni Jérôme, ni Gregory, ni personne au monde, ne pouvaient plus lui dérober. Puis le besoin d’enfoncer son visage dans ces cheveux, d’attirer contre sa poitrine ce dos élastique et tiède, de mouler son corps contre l’autre corps, devint si impérieux, que son sourire se figea. Avec précaution, retenant son souffle, il souleva le bord du drap et, d’un mouvement onduleux et fort, il se glissa lentement le long d’elle. Elle étouffa un cri bref, un cri rauque et, se retournant d’un coup de reins, elle sortit du sommeil pour s’éveiller entre ses bras.

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