XXII

L’auto, toutes glaces baissées, roulait à vive allure à travers une ville dépeuplée et sonore, où la courte nuit d’été cédait déjà à la poussée du jour.

Antoine, assis au milieu de la banquette, jambes et bras écartés, la cigarette aux lèvres, réfléchissait. Comme toujours, la fatigue de l’insomnie, loin de l’abattre, développait en lui une fébrilité joyeuse.

« Trois heures et demie », murmura-t-il, en passant devant l’horloge de la place Pereire. « À quatre, j’aurai réveillé mon énergumène de pasteur, je l’aurai expédié à la clinique, et je serai libre… L’autre, évidemment, peut claquer pendant mon absence… Mais il y a bien des chances pour que ça traîne encore vingt-quatre heures… » Il avait la conscience en paix : « Tout le possible a été tenté », se dit-il, en se remémorant les diverses phases de l’opération. Puis, entraîné par ce retour en arrière, il se rappela l’arrivée de Jenny, la soirée avec Jacques. Après ces quelques heures d’activité professionnelle, les discussions avec son frère lui paraissaient plus vaines encore.

« Je suis médecin, moi : j’ai une besogne à faire, et je la fais. Qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? »

Ils, c’était Jacques, qui ne faisait rien, lui, aucune besogne, rien que de s’agiter, de parler, dans le vide ; et c’était aussi, derrière Jacques, cette horde d’excitateurs révolutionnaires, dont il lui avait semblé, hier soir, entendre déjà les vociférations d’émeute.

« L’inégalité, l’injustice ?… Bien sûr ! Qu’est-ce qu’ils croient donc avoir inventé ?… Qu’y peut-on ?… La civilisation actuelle, c’est une donnée, nom de Dieu ! Une donnée ! Eh bien, partons de là. Pourquoi tout remettre en question ?… Leur révolution », reprit-il à mi-voix, « un joli pétrin qu’ils nous préparent ! Tout foutre par terre, pour tout recommencer, comme font les gosses qui jouent aux cubes ! Idiots ! Faites donc votre besogne, tout simplement !… Au lieu de vous lamenter sur les imperfections de la société, et de lui refuser votre collaboration, vous feriez beaucoup mieux de vous cramponner, au contraire, à ce qui existe, à votre milieu, à votre temps, tels qu’ils sont, et de travailler courageusement comme nous ! Et, au lieu de conspirer à des cataclysmes dont le bienfait reste problématique, d’employer votre brève vie d’homme à faire, relativement, utilement, dans votre modeste rayon, la meilleure tâche possible ! »

Il était satisfait de cette tirade. Il ajouta, comme on plaque un accord final : « Voilà, Messieurs ! »

« C’est comme cette question d’héritage », reprit-il avec un surcroît soudain de courroux. « Maintenant, avoir de la fortune, c’est avoir une vie “qui repose sur l’exploitation d’autrui” !… Imbécile !… Je ne défends pas le principe de la transmission héréditaire… Non, certes, je ne le défends pas… Je sais, aussi bien que toi, ce qu’on peut en dire… Mais, sacrebleu, puisque, pour le moment, c’est ainsi ! puisque ce sont les conditions de vie qui nous sont faites ! qu’est-ce qu’on y peut ? »

« Contre quoi vais-je maintenant rompre des lances ? » songea-t-il, en souriant de lui-même. « J’ai presque l’air de m’insurger contre ce que je veux défendre… »

Mais il rebondit aussitôt, comme s’il eût eu à convaincre quelque interlocuteur :

« Je soutiens d’ailleurs que, souvent, les résultats de l’héritage sont excellents… J’ai cent fois constaté que c’est la fortune héréditaire qui rend possible, neuf fois sur dix, la réalisation d’une belle existence… – je veux dire : une existence utile, profitable à la communauté humaine…

« Est-ce que ça va être un crime, maintenant, de ne pas être pauvre ? » fit-il, en croisant brusquement les bras.

Il eut confusément l’impression qu’il trichait un peu. La question précise que sa conscience se posait en ce moment était plutôt celle-ci : « Est-ce un crime d’être riche, sans avoir soi-même acquis la fortune par son travail ?… » Mais il ne s’arrêta pas à ces nuances, et, d’un sursaut d’épaules, secoua, comme pour la désarçonner, cette petite pensée perfide.

« Quand il m’écrivait, cet hiver : “Je ne veux pas profiter de cet héritage…” Imbécile ! “Profiter !” Va-t-on me reprocher maintenant d’en avoir “profité”, moi ? Et qui donc, en fin de compte, va “profiter” de la réorganisation de ma vie professionnelle, de nos travaux ? Est-ce moi ?… Oui, c’est moi », concéda-t-il honnêtement. « Mais je veux dire : serai-je seul à en “profiter” ?… Et puis, à tout prendre, quand on est ce que je suis, est-ce que ce n’est pas en servant aussi son intérêt personnel, qu’on travaille le mieux à l’intérêt général ? »

L’auto traversait la Seine. Le fleuve, les quais, la perspective des ponts, baignaient dans une vapeur rosée. Il jeta son mégot par la portière, et alluma une autre cigarette :

« Tu me ressembles plus que tu ne crois, nigaud », reprit-il avec un petit rire satisfait. « Tu es né bourgeois, mon petit, comme tu es né rouquin ! Ta mèche a bruni, mais les reflets restent roux, tu n’y peux rien… Tes instincts révolutionnaires ? Je n’y crois qu’à moitié… Ton atavisme, ton éducation, et même tes goûts profonds, t’enchaînent ailleurs… Attends un peu : à quarante ans, tu seras peut-être plus bourgeois que moi !… »

L’auto venait de ralentir. Victor penchait le buste pour essayer de lire les numéros. Enfin, la voiture stoppa devant une grille.

« Et malgré tout, même tel qu’il est, je l’aime bien », songea Antoine, en ouvrant la portière.

Il se reprochait maintenant de n’avoir pas mieux laissé voir, par son accueil, le plaisir que lui avait causé la visite de son frère.

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