XXV

Dans le grand salon aux paravents de laque (Antoine avait, une fois pour toutes, interdit à Léon d’introduire qui que ce fût dans son petit bureau), Mme de Battaincourt était assise et bâillait.

Les fenêtres étaient ouvertes. La journée s’achevait, sans un souffle d’air. Anne secoua le buste pour faire tomber sur le dossier du fauteuil son léger manteau du soir.

– « Il nous fait attendre, mon pauvre Fellow », dit-elle à mi-voix.

Les oreilles du pékinois, paresseusement échoué sur le tapis, eurent un faible frémissement. Anne avait acheté cette boule de soie blonde à l’Exposition de 1900, et elle s’obstinait à traîner partout avec elle cette merveille décrépite, aux dents gâtées, et au caractère grognon.

Soudain, Fellow souleva la tête, et Anne se redressa : ils avaient reconnu ensemble le pas rapide d’Antoine, sa manière brusque d’ouvrir et de fermer les portes.

C’était lui, en effet. Il avait son visage soucieux de médecin.

Le baiser dont il effleura les cheveux d’Anne glissa jusqu’à la nuque, et la fit tressaillir. Elle leva le bras, et promena lentement ses doigts sur le beau front carré, le bourrelet volontaire des sourcils, les tempes, la joue. Puis, un instant, elle garda, dans le creux de sa paume, la mâchoire, cette forte mâchoire des Thibault, qu’elle aimait et craignait à la fois. Enfin, elle redressa la tête, se leva et sourit :

– « Regardez-moi donc, Tony !… Non : vos yeux sont posés sur moi, mais votre regard est ailleurs… Je déteste quand vous avez votre figure de grand homme ! »

Il l’avait prise par les épaules, et la tenait devant lui, palpant de ses deux mains la saillie des omoplates. Il s’écarta légèrement, sans retirer ses mains, et la contempla, de haut en bas, en possesseur. Ce qui l’avait le plus fortement attaché à Anne, ce n’était pas tant qu’elle fût encore belle, mais qu’elle parût si manifestement construite pour l’amour.

Elle s’abandonnait à l’examen, fixant sur lui ses yeux pleins de vie et de joie.

– « Le temps de me changer, je suis à vous », fit-il, en la faisant doucement reculer, et en la forçant à se rasseoir.

 

Il se mettait maintenant si souvent en smoking, le soir, qu’il ne lui fallait guère plus de cinq minutes, pour passer sous la douche, se raser, enfiler la chemise glacée, le gilet blanc, les effets préparés d’avance, que Léon lui passait, pièce à pièce, les yeux baissés, avec des gestes godiches d’officiant.

– « Chapeau de paille et gants d’auto », fit-il à mi-voix.

Avant de quitter la pièce, il jeta vers la glace un bref regard d’ensemble, et tira ses manchettes. Il avait appris, depuis peu, à ne pas négliger ce surcroît d’aisance et de bonne humeur que confèrent une lingerie fine, un col ajusté, un vêtement de bonne coupe. Après la tâche quotidienne, s’offrir une soirée oisive et dispendieuse, lui semblait maintenant légitime, voire hygiénique ; et il était heureux de partager ce délassement avec Anne – bien qu’il fût parfaitement capable, comme il lui arrivait à l’occasion, d’en jouir égoïstement, tout seul.

– « Où m’emmenez-vous dîner, Tony ? » demanda-t-elle, tandis qu’Antoine l’aidait à remettre son manteau, et déposait un rapide baiser sur le cou nu. « Pas dans Paris… Il fait si chaud… Si nous allions jusqu’à Marly, chez Prat ? Ou plutôt : si nous allions au Coq ! Ce sera plus gai. »

– « C’est loin… »

– « Qu’importe ? Et puis, après Versailles, la route vient d’être refaite. »

Elle avait une façon à elle de moduler : « Si nous faisions ceci ? » « Si nous allions là ? », sur un ton désabusé, avec un regard câlin, un peu las ; et elle proposait ingénument les escapades les plus saugrenues, sans jamais tenir compte de la distance, de l’heure, de la fatigue ou des goûts d’Antoine, non plus que des dépenses qu’entraînaient ces fantaisies.

– « Eh bien, va pour le Coq ! » fit Antoine gaiement. « Debout, Fellow ! » Il se pencha, prit le chien sous son bras, ouvrit la porte, et s’effaça pour laisser passer Anne.

Elle s’était arrêtée. Le bleu nocturne du manteau, le ton crème de la robe, la laque noire du paravent, faisaient resplendir d’un éclat sourd sa peau de brune. Tournée vers lui, elle le couvait d’un regard sans retenue. Elle murmura : « Mon Tony… », si bas qu’elle ne semblait pas avoir parlé pour lui.

– « Allons ! » dit-il.

– « Allons… », soupira-t-elle, comme si le choix de ce restaurant à quarante-cinq kilomètres de Paris n’était qu’une concession de plus aux caprices d’un despote. Et, toute bruissante dans ses volants de taffetas, tête haute, le pas élastique, elle franchit allègrement le seuil.

– « Quand tu marches », lui glissa Antoine à l’oreille, « tu ressembles à une belle frégate qui prend la mer… »

Bien que la voiture fût puissante, amusante à mener, Antoine n’éprouvait plus guère de plaisir à conduire ; mais il savait qu’Anne n’aimait rien tant que ces randonnées avec lui, sans chauffeur.

Le soleil était couché. La soirée restait chaude. Pour traverser le Bois, Antoine choisit de petites routes peu fréquentées, sous la futaie. Par les fenêtres ouvertes, un air tiède et qui sentait le sous-bois entrait dans l’auto.

Anne bavardait. À propos de son récent voyage à Berck, elle parla de son mari, ce qu’elle faisait rarement.

– « Figure-toi qu’il ne voulait pas me laisser partir ! Il m’a priée, menacée ; il a été odieux ! Pourtant il m’a conduite à la gare. Mais il avait son air de martyr. Et, sur le quai, au moment du départ, il a eu l’aplomb de me dire : “Vous ne changerez donc jamais ?” Alors, du haut du wagon, je lui ai jeté un de ces : “Non !” Un “non” qui voulait dire des choses terribles !… Et c’est vrai, je ne changerai pas : je l’exècre ; il n’y a rien à faire ! »

Antoine souriait. Il ne détestait pas la voir en colère. Il lui disait parfois : « J’aime bien quand tu fais ton œil de pirate ! » Il se rappelait Simon de Battaincourt, l’ami de Daniel et de Jacques, avec son nez de chevreau, ses cheveux couleur de ficelle, son air doux, un peu cafard ; assez antipathique, en somme.

– « Dire que j’ai eu un vrai béguin pour cet imbécile », continua Anne. « Et peut-être justement à cause de ça… »

– « À cause de quoi ? »

– « Eh bien, de sa bêtise… De ce qu’il avait eu si peu d’aventures dans sa vie… Ça me paraissait rafraîchissant ; ça me changeait. C’était comme une occasion de recommencer mon existence… Hein, ce qu’on peut être idiote ! »

Elle se souvint de la résolution qu’elle avait prise de parler plus souvent d’elle, de son passé ; c’était l’occasion ou jamais. Elle s’installa commodément, appuya la tête contre l’épaule d’Antoine, et, les yeux sur la route, s’abandonna à des souvenirs :

– « Je le rencontrais quelquefois en Touraine, aux chasses. J’avais bien remarqué qu’il me regardait, mais il ne m’adressait pas la parole. Un soir, je rentrais, je l’ai croisé, en forêt. Il était à pied, je ne sais plus pourquoi. J’étais seule. J’ai fait arrêter l’auto, et je lui ai offert de le rentrer à Tours. Il est devenu cramoisi. Il est monté. Il ne disait rien. La nuit tombait. Et, brusquement, un peu avant l’octroi… »

Antoine écoutait distraitement, l’attention requise par la route, le rythme du moteur.

Anne… Après lui, elle en aimerait d’autres ; elle suivrait son destin. Il ne s’illusionnait pas sur la durée de leur liaison. « Curieux », songeait-il, « cet attrait que j’ai toujours eu pour ces émancipées au sang chaud… » Il s’était parfois demandé si ce compagnonnage amoureux dont il se contentait avec ses maîtresses n’était pas une forme assez incomplète de l’amour. Assez indigente, peut-être. « Tu confonds l’amour avec la concupiscence », lui avait dit Studler, l’autre jour. Incomplète ou non, cette forme était la sienne, et il s’en trouvait bien. Elle lui laissait intacte sa force d’homme laborieux, qui se veut libre pour se consacrer sans marchandage à sa vocation. Sa récente conversation avec Studler lui revint à l’esprit. Le Calife lui avait cité le mot d’un jeune écrivain de sa connaissance, un nommé Péguy : Aimer, c’est donner raison à l’être aimé qui a tort. La formule avait violemment choqué Antoine. Sous cette forme dévorante, éperdue, abêtissante, l’amour lui inspirait toujours de la stupeur, de l’effroi, et même une sorte de répugnance…

L’auto s’engageait sur le pont, franchissait la Seine, attaquait gaillardement le coteau de Suresnes.

– « Il y a là un petit caboulot où l’on mange des fritures », dit Anne, soudain, en tendant le bras.

(C’était là que, naguère, Delorme l’emmenait toujours – Delorme, un ancien étudiant en médecine, qui était devenu pharmacien à Boulogne, et qui, pendant plusieurs années, jusqu’à cet hiver, jusqu’à ce qu’Anne fût enfin délivrée de la drogue, avait payé les faveurs de cette maîtresse inespérée, en l’approvisionnant de morphine.)

Redoutant une question d’Antoine, elle se contraignit à rire :

– « La patronne vaut le déplacement ! Une grosse mémère à bigoudis avec des bas roulés sur les chevilles… Moi, j’aimerais mieux aller pieds nus que d’avoir des bas qui tire-bouchonnent ! Pas toi ? »

– « Nous irons un dimanche », proposa Antoine.

– « Non, pas un dimanche. Tu sais bien que j’ai horreur du dimanche. Tous ces gens qui encombrent les rues, sous prétexte de se reposer ! »

– « En somme, c’est une chance qu’il y ait six jours sur sept où les autres travaillent », fit Antoine, moqueur.

Elle ne sentit pas le reproche, et se mit à rire :

– « Bigoudi ! J’adore ce mot-là. Ça fait un bruit de castagnettes dans la bouche. Quand j’aurai un autre chien, je l’appellerai Bigoudi… Mais je n’aurai jamais un autre chien », reprit-elle, gravement. « Quand Fellow sera vieux, je l’empoisonnerai. Et je ne le remplacerai pas. »

Le jeune homme sourit, sans tourner la tête :

– « Vous auriez le courage d’empoisonner Fellow ? »

– « Oui », fit-elle, d’un ton net. « Mais seulement quand il sera devenu tout à fait vieux et infirme. »

Il lui jeta un bref coup d’œil. Il se rappelait quels bruits étranges avaient couru, à la mort de Goupillot. Il y pensait de temps à autre. Pour en rire, le plus souvent. Parfois, pourtant, Anne l’effrayait. « Elle est capable de tout », pensa-t-il. « De tout, même d’empoisonner un mari devenu tout à fait vieux et infirme… »

Il demanda :

– « Et, peut-on savoir ? Strychnine ? Cyanure ? »

– « Non ; un barbiturique… Le meilleur de tous, c’est le didial. Mais il est inscrit au tableau B, il faut une ordonnance… Nous nous contenterons du simple dial ! N’est-ce pas, Fellow ? »

Antoine eut un rire un peu forcé :

– « Pas si facile que ça, à doser juste !… Un ou deux grammes de plus ou de moins, et tout est raté… »

– « Un ou deux grammes ? Pour un chien qui ne pèse pas trois kilos ? Vous n’y entendez rien, docteur !… » Elle fit un bref calcul, et déclara posément : « Non : pour Fellow, avec vingt-cinq centigrammes de dial, vingt-huit au maximum, il aurait son compte… »

Elle se tut. Lui aussi. Songeaient-ils aux mêmes choses ? Non, car elle murmura :

– « Je ne remplacerai jamais Fellow… Jamais… Ça t’étonne ? » Elle se serra de nouveau contre lui : « C’est que je suis capable d’être fidèle, Tony, tu sais… Très fidèle… »

La voiture ralentit pour prendre un virage et franchir un passage à niveau.

Anne, les yeux sur la route, souriait distraitement.

– « Au fond, Tony, j’étais née pour être la femme d’un grand, d’un unique amour… Ce n’est pas ma faute si j’ai eu cette existence-là… Tout de même », reprit-elle avec force, « une chose que je peux dire : je ne me suis jamais abaissée… » (Elle était de bonne foi : elle avait oublié Delorme.) « Je ne regrette rien », conclut-elle.

Une minute encore, elle demeura silencieuse, la tempe appuyée à l’épaule d’Antoine, regardant les sous-bois obscurcis, les nuées dansantes de moucherons que fendait l’auto.

– « C’est étrange », reprit-elle. « Moi, plus je suis heureuse, et plus je me sens bonne… Il y a des jours où j’aimerais tant pouvoir me dévouer, à quelque chose, à quelqu’un ! »

Il fut frappé par la résonance nostalgique de sa voix. Il savait qu’elle était sincère : que son luxe, sa situation mondaine – objectifs de quinze ans de calculs et de manœuvres – ne lui avaient donné ni apaisement ni bonheur.

Elle soupira :

– « L’hiver prochain, tu sais, je suis décidée à me faire une autre vie… une vie sérieuse… une vie utile… Il faudra m’aider, Tony. Tu promets ? »

C’était un projet qui revenait fréquemment dans ses propos. Antoine, d’ailleurs, ne la jugeait pas incapable de changer d’existence. Elle avait de grandes qualités, malgré ses travers : elle était douée d’une intelligence pratique assez vive, d’une ténacité à toute épreuve. Mais, pour réussir et pour persévérer, il eût fallu qu’elle eût auprès d’elle quelqu’un qui la guidât, et rendît inoffensifs ses défauts ; quelqu’un comme lui. Il avait pu mesurer, cet hiver, son ascendant sur elle, lorsqu’il s’était mis en tête de lui faire abandonner la morphine : il avait obtenu qu’elle se soumît pendant huit semaines à une douloureuse cure de désintoxication dans une clinique de Saint-Germain, d’où elle était revenue épuisée, mais radicalement guérie ; et, depuis, elle ne se piquait plus. Nul doute qu’il eût pu, s’il s’en était donné la peine, orienter vers des occupations sérieuses cette énergie inemployée. Un signe de lui, et tout l’avenir d’Anne pouvait être transformé… Ce signe, pourtant, il était bien résolu à ne pas le faire. Il imaginait trop bien ce qu’un tel « sauvetage » impliquerait pour lui de charges nouvelles, accaparantes. Tous les gestes engagent ; surtout les gestes généreux… Or, il avait sa propre vie à conduire, sa liberté à sauvegarder. Là-dessus, il ne transigeait pas. Mais, chaque fois qu’il y pensait, c’était avec émotion, avec mélancolie : comme s’il détournait la tête, pour ne pas voir se tendre vers lui, à la surface de l’eau, une main de noyée…

 

Par extraordinaire, le Coq d’Argent était à peu près vide, ce soir-là.

À l’arrêt de l’auto, maître d’hôtel, garçons et sommeliers s’empressèrent au-devant de ces clients tardifs, et leur firent cérémonieusement conduite, de bosquet en bosquet. Un petit orchestre à cordes, dissimulé dans la verdure, commença à jouer, en sourdine. Tous avaient l’air de se conformer à une mise en scène bien réglée ; et Antoine lui-même, marchant derrière Anne, s’avançait avec le naturel assuré d’un acteur qui fait son entrée, dans un rôle à succès qu’il possède bien.

Les tables étaient discrètement isolées les unes des autres par des massifs de troènes et des jardinières de fleurs. Anne finit par choisir une place ; et son premier soin fut d’installer son chien sur le coussin que le gérant disposait aimablement sur le gravier. (Un coussin de cretonne rose : car tout était rose, au Coq, depuis les plates-bandes de petits bégonias, jusqu’aux nappes, aux parasols, et aux lampions accrochés dans les branches.)

Anne, debout, épluchait avec méthode la carte. Elle se donnait volontiers des airs gourmands. Le maître d’hôtel, entouré des garçons, se taisait, attentif, le crayon sur la lèvre. Antoine attendait qu’elle s’assît. Anne se tourna vers lui, et, de sa main dégantée, désigna différents plats sur la carte. Elle s’imaginait – et cela n’était pas totalement inexact – qu’il était jaloux de toutes ses prérogatives, et n’aimait pas qu’elle s’adressât directement aux gens de service.

Antoine transmit la commande sur le ton ferme et familier qu’il employait dans ces cas-là. Le maître d’hôtel écrivait, avec des signes respectueux et approbateurs. Antoine le regardait faire. L’obséquiosité du personnel lui était agréable. Il n’était pas loin, tant la chose lui semblait naturelle, de croire ingénument qu’on l’aimait.

– « Oh, l’adorable pussy ! » s’écria Anne, en tendant le bras vers un diablotin noir, qui venait de bondir sur la desserte, et que déjà les garçons scandalisés chassaient à coups de serviette. C’était un chaton de six semaines, tout noir, d’une maigreur famélique, avec un abdomen ballonné et d’étranges yeux verts, enchâssés dans une tête énorme.

Anne le prit à deux mains et le souleva en riant jusqu’à sa joue.

Antoine souriait, un peu agacé :

– « Laissez donc ce nid à puces, Anne… Vous allez vous faire griffer. »

– « Non, tu n’es pas un nid à puces… Non, tu es un amour de pussy », protestait Anne, en serrant la petite bête crasseuse contre sa poitrine, et en lui caressant le crâne avec la pointe de son menton. « Ce ventre qu’il a ! Est-il assez “commode Louis XV” ! Et sa grosse tête ! Il ressemble à un oignon qui germe… Vous n’avez pas remarqué, Tony, comme les oignons qui germent font une drôle de figure ? »

Antoine avait pris le parti de rire : un rire un peu forcé. Cela lui arrivait rarement ; lui-même s’écouta, surpris ; et, brusquement, il perçut le son particulier de ce rire. « Tiens », se dit-il, avec un bizarre serrement de cœur, « je viens de rire exactement comme Père… » De sa vie, Antoine n’avait prêté attention au rire de M. Thibault ; et voici qu’il découvrait ce rire, ce soir, tout à coup, et dans sa propre bouche.

Anne voulait obliger l’affreux animal à demeurer sur ses genoux, au grand dommage du taffetas crème.

– « Oh, le vilain ! » fit-elle, ravie. « Faites ronron, Monsieur Belzébuth !… Voilà… Il comprend tout… Je suis sûre qu’il a une âme », fit-elle, sérieusement. « Il faut me l’acheter. Tony… Ce sera notre fétiche ! Tant qu’il sera avec nous, je sens que rien ne pourra nous arriver de mal ! »

– « Je vous y prends », dit Antoine, moqueur. « Et vous soutiendrez encore que vous n’êtes pas superstitieuse ! »

Il l’avait déjà taquinée à ce sujet. Elle lui avait avoué que, souvent, le soir, quand elle tournait dans sa chambre, seule, sans se décider à se mettre au lit parce qu’elle croyait avoir le pressentiment d’un malheur, elle allait prendre dans un tiroir, où elle conservait des reliques de son passé, un vieux recueil de cartomancie, et se tirait les cartes, jusqu’au moment où elle tombait de sommeil.

– « Vous avez raison », dit-elle, tout à coup. « Je suis idiote. »

Elle laissa partir le chat, qui fit deux ou trois bonds en chancelant, et disparut dans le massif. Puis elle s’assura qu’ils étaient seuls, et, plongeant son regard dans les yeux d’Antoine, elle chuchota :

– « Sermonne-moi, j’adore ça… Je t’écouterai, tu verras… Je me corrigerai… Je deviendrai comme tu veux… » :

Il eut la pensée qu’elle l’aimait peut-être plus qu’il n’eût voulu. Il sourit, et lui fit signe de manger son potage : ce qu’elle fit, les yeux baissés, comme une enfant.

Puis elle se mit à parler de tout autre chose : des vacances qu’elle avait décidé de passer à Paris, pour ne pas s’éloigner d’Antoine ; puis du procès mi-politique, mi-passionnel, dont les détails remplissaient depuis plusieurs jours les colonnes de tous les journaux :

– « Quel cran ! Comme j’aimerais faire une chose comme ça ! Pour toi ! Tuer quelqu’un qui te voudrait du mal ! » Au loin, les deux violons, le violoncelle et l’alto, attaquaient un air de menuet. Elle parut rêver quelques instants, et prononça, d’une voix caressante et grave : « Tuer par amour… »

– « Vous auriez assez le physique de ça », remarqua Antoine, en souriant.

Elle faillit répondre, mais le maître d’hôtel, avant de découper les pigeonneaux, lui présentait, comme un encensoir, le légumier d’argent, d’où s’échappait un fumet de salmis.

Antoine s’aperçut qu’elle avait des larmes brillantes au bord des cils. Il la questionna du regard. L’avait-il blessée involontairement ?

– « C’est peut-être plus vrai que vous ne croyez », soupira-t-elle alors, sans le regarder, – et si bizarrement qu’il ne put s’empêcher, encore une fois, de penser à Goupillot.

– « Quoi, vrai ? », fit-il, avec curiosité.

Frappée par l’intonation, elle leva les yeux et saisit dans le regard d’Antoine un trouble que d’abord elle ne s’expliqua pas. Tout à coup, elle songea à leur conversation sur les toxiques, aux questions d’Antoine. Elle n’ignorait rien des accusations qu’on avait colportées sur son compte, après la mort de son mari : un journal de l’Oise s’était même permis de transparentes allusions, qui avaient définitivement consacré dans le pays la légende du vieux multimillionnaire, séquestré dans son château par une jeune aventurière épousée sur le tard, et qui était mort, une nuit, dans des circonstances restées mystérieuses.

Antoine assura mieux sa voix, et répéta :

– « Quoi, vrai ? »

– « Que j’ai le physique d’une héroïne de mélo », répondit-elle froidement, ne voulant pas lui laisser voir qu’elle l’avait deviné. Elle avait sorti un petit miroir de son sac, et s’y examinait distraitement : « Regardez… Est-ce que j’ai la tête de quelqu’un qui mourra bêtement dans son lit ? Non : je finirai d’une façon dramatique, vous verrez ! Un matin, on me trouvera, en travers de ma chambre, poignardée… Sur le tapis, toute nue… et poignardée !… D’ailleurs, j’ai remarqué : dans les livres, celles qui s’appellent Anne, elles finissent toujours poignardées… Vous savez », poursuivit-elle, sans quitter des yeux le miroir, « j’ai une peur atroce d’être laide quand je serai morte. Les lèvres blanches des morts, c’est tellement horrible… Moi, je veux absolument qu’on me farde. Du reste, je l’ai marqué sur mon testament. »

Elle parlait vite, plus vite que de coutume, et en zézayant un peu, comme lorsqu’elle était intimidée. Avec le coin de son mouchoir, elle étancha délicatement les larmes restées entre les cils ; puis elle se donna un coup de houppette, remit le tout dans son sac, et fit claquer le fermoir.

– « Au fond », reprit-elle (et, pour cet aveu, sa belle voix de contralto prit soudain un accent vulgaire), « je ne déteste pas tellement que ça d’avoir la tête d’une héroïne de mélo… »

Elle tourna enfin son visage vers lui, et s’aperçut qu’il continuait à l’épier. Alors, elle sourit lentement, et parut prendre un parti :

– « Mon physique m’a déjà joué quelques mauvais tours », soupira-t-elle. « Vous savez que j’ai passé pour une empoisonneuse ? »

Un quart de seconde, Antoine hésita. Ses paupières battirent. Il déclara :

– « Je sais. »

Elle mit ses coudes sur la table, et, les yeux dans les yeux de son amant, elle articula, d’une voix traînante :

– « Tu me crois capable de ça ? »

Le ton crânait, mais le regard avait fui et se perdait de nouveau dans le vague.

– « Pourquoi non ? » fit-il, mi-plaisant, mi-sérieux.

Elle demeura quelques instants silencieuse, les yeux sur la nappe. La pensée que ce doute ajoutait peut-être un certain piment aux sentiments qu’Antoine éprouvait pour elle lui traversa l’esprit ; et la tentation l’effleura de le laisser à son incertitude. Mais, lorsqu’elle eut ramené sur lui son regard, la tentation s’évanouit.

– « Non », dit-elle alors, brutalement. « La réalité n’est pas si… romanesque : le hasard a voulu que je sois seule avec Goupillot, la nuit où il est mort ; c’est vrai. Mais il est mort, à son heure, et sans que j’y sois pour rien. »

Le silence d’Antoine, la façon dont il écoutait semblaient indiquer qu’il attendait de plus amples détails. Elle repoussa son assiette devant elle sans y avoir touché, et prit dans son sac une cigarette, qu’Antoine lui laissa allumer sans faire un mouvement. Elle fumait souvent de ces cigarettes de thé, qu’elle se procurait à New York, et qui répandaient un relent d’herbes brûlées, âcre et entêtant. Elle tira quelques bouffées qu’elle souffla longuement devant elle, puis elle murmura, avec lassitude :

– « Ça vous intéresse, ces vieilles histoires ? »

– « Oui », fit-il, un peu plus précipitamment qu’il n’eût voulu.

Elle sourit, et haussa les épaules, comme devant un caprice sans conséquences.

Les pensées d’Antoine vagabondaient. Anne ne lui avait-elle pas dit, un jour : « Pour me défendre dans la vie, j’ai tellement pris l’habitude de mentir que, si jamais tu t’aperçois que je te mens, à toi, il faudra me le dire tout de suite, – et ne pas m’en vouloir… » ? Il demeurait perplexe. Il se souvint, à l’improviste, de l’étrange familiarité qu’il avait surprise, jadis, entre Anne et Miss Mary, la gouvernante de la petite Huguette. Il était bien certain de ne pas s’être trompé sur la nature de cette intimité. Pourtant, lorsqu’il avait, plus tard, en souriant, posé à sa maîtresse quelques questions précises, non seulement Anne s’était dérobée à tout aveu, mais elle avait protesté contre ce soupçon, avec une indignation, une apparence de sincérité, déconcertantes.

– « Non ! Jamais d’os, voyons ! Vous voulez l’étrangler ! ».

Un garçon venait de déposer une écuelle de pâtée devant le coussin de Fellow, et, pour faire du zèle, s’apprêtait à y ajouter les carcasses des pigeonneaux.

Le maître d’hôtel accourut :

– « Madame désire ?… »

– « Rien, rien », dit Antoine, agacé.

Le pékinois s’était dressé sur ses pattes et flairait l’écuelle. Il s’étira, secoua ses oreilles, renifla l’air à petits coups, et tourna désespérément vers sa maîtresse sa petite truffe aplatie.

– « Qu’est-ce qu’il y a donc, mon petit Fellow ? » fit Anne.

– « Qu’est-ce qu’il y a, petit filou ? » répéta, comme un écho, le maître d’hôtel.

– « Montrez-moi ça », dit Anne, au garçon. Elle toucha l’écuelle avec le dos de sa main : « Parbleu, elle est toute refroidie, votre pâtée ! Je vous ai dit : chaude… Et aucune graisse », ajouta-t-elle sévèrement, en pointant le doigt vers un fragment de gras. « Du riz, des carottes, et un peu de viande hachée fin. Ça n’est pourtant pas sorcier ! »

– « Remportez ça ! » ordonna le maître d’hôtel.

Le garçon ramassa l’écuelle, considéra un instant la pâtée ; puis, docilement, il repartit vers les cuisines. Mais, avant de s’éloigner, il leva une seconde les yeux vers la table, et Antoine croisa son regard glissant.

Dès qu’ils furent seuls :

– « Chérie », fit-il, avec un accent de reproche, « vous ne pensez pas que M. Fellow se montre un peu bien difficile… ? »

– « Ce garçon est idiot ! » interrompit Anne, courroucée. « Vous l’avez vu ? Il restait là, planté devant cette terrine ! »

Antoine dit, doucement :

– « Il pensait peut-être que, en ce moment, dans quelque soupente de banlieue, sa femme et ses gosses, eux, sont attablés devant… ».

La main d’Anne, chaude et vibrante, se posa vivement sur la sienne :

– « Mon Tony, c’est vrai, c’est affreux, ce que vous dites là… Pourtant, voyons, vous ne voulez pas que Fellow tombe malade ? » Elle semblait en proie à une perplexité réelle. « Pourquoi riez-vous, maintenant ? Écoutez, Tony : il va falloir lui donner un pourboire, à ce pauvre garçon… À lui, spécialement… Un gros pourboire… De la part de Fellow… »

Elle rêva quelques secondes, et dit soudain :

– « Mon frère aussi, figurez-vous, il avait commencé par être garçon de restaurant… Oui, garçon, dans un bouillon de Vincennes. »

– « Je ne savais pas que vous aviez un frère », fit Antoine. (L’accent, le jeu de physionomie, semblaient sous-entendre : « D’ailleurs, je sais si peu de chose de vous… »)

– « Oh, il est loin… Si seulement il vit encore… Il était parti en Indochine, il s’était engagé dans la coloniale… Il a dû se faire une vie là-bas. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles… » Elle avait baissé le ton, progressivement. Sa voix n’était jamais plus émouvante que dans les notes graves. Elle dit encore : « C’est bête, j’aurais si bien pu l’aider… » Puis elle se tut.

– « Alors », attaqua Antoine, après être resté quelques instants silencieux, « il est mort, sans que vous soyez là ? »

– « Qui ? » fit-elle, en battant des cils. Cette insistance l’étonnait. Toutefois, elle éprouvait une satisfaction à sentir l’attention d’Antoine si fortement accrochée.

Elle se mit soudain à rire, d’un rire inattendu, léger, communicatif.

– « Le plus bête, figure-toi, c’est qu’on m’a accusée de ce que je n’avais pas fait, de ce que je n’aurais peut-être jamais eu le cran de faire : et personne n’a su ce dont j’étais réellement coupable. Je vais te le dire : je me méfiais du testament que Goupillot avait pu écrire ; alors, pendant les deux ans où il a été gâteux, munie d’une procuration que je lui avais extorquée avec l’aide d’un notaire de Beauvais, je me suis froidement approprié une grande partie de la fortune. Bien inutilement d’ailleurs : car le testament était tout en ma faveur, et ne laissait à Huguette que sa part légale… Mais j’estimais que, après ces sept années d’enfer, j’avais bien le droit de me servir moi-même ! »

Cessant de rire, elle ajouta, tendrement :

– « Et tu es le premier, mon Tony, à qui je raconte ça. »

Elle eut un brusque frisson.

– « Froid ? » dit Antoine, cherchant le manteau des yeux. La nuit devenait fraîche ; il se faisait tard.

– « Non : soif », fit-elle, en levant sa coupe vers le seau à champagne.

Elle but avidement le vin qu’il lui versa, ralluma une de ses âcres cigarettes, et se leva pour jeter son manteau sur ses épaules. En se rasseyant, elle rapprocha son fauteuil, pour être tout près d’Antoine.

– « Tu entends ? » dit-elle.

Des papillons de nuit voletaient autour des lampions, et criblaient de coups la toile du parasol. L’orchestre s’était tu. Dans l’« hostellerie », la plupart des fenêtres s’étaient éteintes.

– « On est bien ici, mais je sais un endroit où l’on serait encore mieux… », reprit-elle, avec un regard plein de promesses.

Comme il ne répondait pas, elle lui saisit le poignet, et lui posa la main, retournée, sur la nappe. Il crut qu’elle voulait lire son horoscope :

– « Non », fit-il, en cherchant à se dégager. (Rien ne l’agaçait autant que les prophéties : les plus belles lui paraissaient toujours si médiocres, auprès de l’avenir qu’il se destinait !)

– « Tu es bête ! » lança-t-elle, en riant, sans lâcher le poignet. « Tiens, voilà ce que je veux… » Elle se pencha brusquement, colla sa bouche à l’intérieur de la main, et demeura une minute ainsi, sans bouger.

Lui, de sa main libre, caressait doucement la nuque ployée. Il comparait la sourde passion qu’elle avait pour lui, aux sentiments si mesurés qu’il éprouvait pour elle.

À ce moment, comme avertie par une intuition, Anne souleva légèrement la tête :

– « Je ne te demande pas de m’aimer comme je t’aime ; je te demande seulement de me laisser t’aimer… »

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