XXVI

Vanheede allait sortir, et il se confectionnait, comme chaque matin, une tasse de café sur son réchaud à pétrole, lorsque Jacques, sans avoir pris le temps d’aller déposer son bagage dans sa chambre, vint frapper à sa porte.

– « Quoi de nouveau à Genève ? » fit-il joyeusement, en laissant choir son sac sur le carreau.

L’albinos, au fond de la pièce, plissait les yeux dans la direction du visiteur, qu’il reconnut à sa voix.

– « Baulthy ! Déjà de retour ? »

Il s’avançait vers Jacques, tendant vers lui ses petites mains d’enfant.

– « Bonne mine », fit-il en dévisageant de près le voyageur.

– « Oui », reconnut Jacques, « ça va ! »

C’était vrai. Contre toute attente, cette nuit de voyage avait été mieux que bonne : libératrice. Seul dans son compartiment, il avait pu s’allonger, s’endormir presque aussitôt ; et il ne s’était éveillé qu’à Culoz, reposé, plein d’ardeur, exceptionnellement heureux même, comme délivré d’il ne savait quoi. À la portière, en respirant à larges traits l’air matinal, tandis que le premier soleil achevait de dissiper au fond des vallées les ouates laissées par la nuit, il s’était penché sur lui-même, cherchant à s’expliquer cette joie intérieure, dont, ce matin, il se trouvait comblé. « Fini », s’était-il dit, « de se débattre dans la confusion des idées, des doctrines ; un but précis s’offre enfin : l’action directe contre la guerre ! » Certes, l’heure était grave ; décisive, sans doute. Mais, lorsqu’il faisait le bilan des impressions qu’il rapportait de Paris, la fermeté de la position du socialisme français, l’accord des chefs, réalisé autour de Jaurès et soutenu par sa combativité optimiste, la soudure qui semblait se faire entre l’activité des syndicats et celle du Parti, tout contribuait à accroître sa confiance dans la force invincible de l’Internationale.

– « Asseyez-vous là », dit Vanheede, en rabattant les draps sur le lit défait. (Il ne s’était jamais décidé à tutoyer Jacques.) « Nous allons partager le café… Tout a bien marché ? Racontez ! Qu’est-ce ça est qu’on dit là-bas ? »

– « À Paris ? Ça dépend… Dans le public, personne ne sait, personne ne s’inquiète. C’est effarant : les journaux ne s’occupent que du procès Caillaux, du voyage triomphal de M. Poincaré – et des vacances !… On dit, d’ailleurs, qu’un mot d’ordre a été donné à la presse française : ne pas attirer l’attention sur les affaires balkaniques, pour ne pas compliquer la tâche des diplomates… Mais, dans le Parti, on se démène ! Et, ma foi, on a tout l’air de faire bonne besogne ! Le problème de la grève générale est nettement remis au premier plan. Ce sera la plate-forme française au congrès de Vienne. Évidemment, le point d’interrogation, c’est la position que prendront les social-démocrates : ils sont d’accord, en principe, pour reprendre la question. Mais… »

– « Nouvelles d’Autriche ? » questionna Vanheede, en posant sur la table de nuit, encombrée de livres, un verre à dents plein de café.

– « Oui. Nouvelles assez bonnes, si elles sont exactes. Hier soir, à l’Huma, on paraissait sûr que la note autrichienne à la Serbie n’aurait pas un caractère agressif. »

– « Baulthy », fit soudain Vanheede, « je suis content, ça me fait bon de vous voir ! »

Il souriait pour excuser son interruption. Il reprit aussitôt :

– « Ici, Bühlmann est venu. Il a raconté une histoire qui vient des bureaux de la Chancellerie, à Vienne ; et ça prouverait, au contraire, que les desseins de l’Autriche sont diaboliques… et très prémédités… Tout est corrompu ! » conclut-il sombrement.

– « Explique-moi ça, mon petit Vanheede », lança Jacques.

Le ton marquait moins de curiosité que de bonne humeur et d’affection. Vanheede dut le sentir, car il vint en souriant s’asseoir près de Jacques, sur le lit :

– « Ça est que, cet hiver, des médecins, appelés auprès de François-Joseph, ont diagnostiqué une affection des voies respiratoires… Une maladie incurable… Tellement grave, que l’empereur doit mourir avant la fin de l’année. »

– « Eh bien… requiescat ! » murmura Jacques, qui, pour l’instant, n’avait aucune disposition à prendre les choses au sérieux. Il avait roulé son mouchoir autour du verre pour ne pas se brûler les doigts, et il buvait, à petites gorgées, le breuvage limoneux fabriqué par Vanheede. Par-dessus le verre, son regard incrédule et amical était fixé sur le visage pâle aux cheveux ébouriffés.

– « Attendez », repartit Vanheede, « ça est maintenant, que l’histoire se corse… Le résultat de la consultation aurait été aussitôt communiqué au Chancelier… Berchtold aurait alors convoqué, dans sa propriété, différents hommes d’État, pour un conciliabule secret, une sorte de conseil de la Couronne. »

– « Oh ! oh », fit Jacques, amusé.

– « Là, ces messieurs – parmi lesquels Tisza, Forgach, et le chef d’état-major Hötzendorf – auraient raisonné comme ça : la mort de l’empereur, vu l’état actuel des choses, va déclencher en Autriche de terribles difficultés intérieures. Même si le régime de la double monarchie reste debout, l’Autriche sera affaiblie pour longtemps ; l’Autriche devra, pour longtemps, renoncer à abattre la Serbie ; et il faut abattre la Serbie, pour l’avenir de l’Empire. Comment faire ? »

– « Hâter l’expédition contre la Serbie, avant la mort du vieux ? » dit Jacques, qui suivait plus attentivement.

– « Oui… Mais certains vont plus loin encore… »

Jacques regardait Vanheede parler, et, devant cette frimousse d’ange aveugle, il était frappé, une fois de plus, du contraste qu’offraient cette enveloppe frêle et la force têtue qu’on sentait, par instants, tel un noyau dur, au centre de cette pâte incolore. « Ce petit Vanheede », songea-t-il, en souriant. Il se rappelait que, le dimanche, au bord du lac, dans les auberges, il avait plusieurs fois vu l’albinos, au milieu d’une discussion politique passionnée, quitter brusquement la table : – « Tout est vil, tout est corrompu ! » – pour aller seul, comme un gamin, faire un tour de balançoire.

– « … Certains vont plus loin encore », poursuivait Vanheede, de sa voix flûtée. « Ils disent que l’attentat de Sarajevo aurait été organisé par des agents provocateurs à la solde de Berchtold, pour faire naître l’occasion attendue ! Et ils disent que Berchtold aurait ainsi fait deux coups avec la même pierre : d’abord, il aurait débarrassé le trône d’un successeur inquiétant, trop pacifiste, et, en même temps, il aurait rendu possible, avant la mort de l’empereur, une guerre contre les Serbes. »

Jacques riait.

– « C’est un beau conte de brigands que tu me racontes là… »

– « Vous, Baulthy, vous n’y croyez pas ? »

– « Oh », fit Jacques sérieusement, « je crois qu’on peut s’attendre à tout, absolument à tout, d’un homme ambitieux et déformé par la vie politique, dès l’instant où cet homme se sent le pouvoir absolu entre les pattes ! L’histoire n’est qu’une longue illustration de ça… Mais, ce que je crois aussi, mon petit Vanheede, c’est que les plus machiavéliques desseins se briseront vite contre la volonté pacifique des peuples ! »

– « Croyez-vous que ça est aussi l’avis du Pilote ? » demanda Vanheede, en branlant la tête.

Jacques le considérait interrogativement.

– « Je veux dire… » reprit le Belge, avec hésitation. « Le Pilote, il ne dit pas non… Mais il a toujours l’air de ne pas vraiment croire à cette résistance, à cette volonté des peuples… »

Les traits de Jacques s’assombrirent. Il savait bien en quoi la position de Meynestrel différait de la sienne. Mais cette pensée lui était pénible ; il l’écartait d’instinct.

– « Cette volonté, mon petit Vanheede, elle existe ! » reprit-il avec force. « Je reviens de Paris, et j’ai confiance. Actuellement, non seulement en France, mais partout en Europe, parmi les hommes mobilisables, on peut dire qu’il n’y en a pas dix, pas cinq, sur cent, qui accepteraient l’idée d’une guerre ! »

– « Mais les quatre-vingt-quinze autres, ça est des êtres passifs, Baulthy, des êtres résignés ! »

– « Je sais bien. Suppose pourtant que, sur ces quatre-vingt-quinze-là, il y en ait seulement une douzaine, une demi-douzaine même, qui comprennent le danger et qui s’insurgent : c’est une véritable armée de récalcitrants que les gouvernements trouveraient devant eux !… C’est cette demi-douzaine sur cent qu’il s’agit d’atteindre, de grouper pour la résistance. Ça n’a rien d’irréalisable. Et c’est à ça que travaillent, en ce moment, partout, les révolutionnaires d’Europe ! »

Il s’était levé.

– « Quelle heure ? » murmura-t-il, en jetant un coup d’œil à son poignet. « Il faut maintenant que j’aille voir Meynestrel. »

– « Pas ce matin », fit Vanheede. « Le Pilote est allé à Lausanne, en auto, avec Richardley. »

– « Zut… Tu es sûr ? »

– « Il y avait rendez-vous à neuf heures, là-bas, pour le congrès. Ils ne reviendront pas avant midi. »

Jacques parut contrarié.

– « Soit. J’attendrai midi… Qu’est-ce que tu fais, toi, ce matin ? »

– « J’allais à la Bibliothèque, mais… »

– « Viens avec moi chez Saffrio, nous causerons en route. J’ai une lettre à lui remettre. J’ai vu Negrotto, à Paris… » Il avait repris son sac, et se dirigeait vers la porte. « Dix minutes : le temps de me raser… Viens me prendre, en descendant. »

 

Saffrio occupait, seul, rue de la Pellisserie, dans le quartier de la cathédrale, une petite bicoque de deux étages, au rez-de-chaussée de laquelle il avait installé sa boutique.

On ne savait pas grand-chose du passé de Saffrio. On l’aimait pour sa bonne humeur, sa légendaire serviabilité. Inscrit au parti italien bien avant de venir en Suisse, il exerçait depuis sept ans son métier de droguiste à Genève. Il avait quitté l’Italie après des malheurs conjugaux, auxquels il faisait des allusions fréquentes mais imprécises, et qui, au dire de certains, l’auraient poussé jusqu’à une tentative de meurtre.

Le magasin, où Jacques et Vanheede pénétrèrent, était vide. Au tintement du timbre de la porte, Saffrio parut à l’entrée de l’arrière-boutique. Ses beaux yeux noirs s’éclairèrent d’une lueur chaude.

– « Buon giorno ! »

Il souriait, agitant la tête, arrondissant ses épaules inégales, écartant les bras, avec les grâces empressées d’un aubergiste italien.

– « J’ai là deux compatriotes », souffla-t-il à l’oreille de Jacques. « Venez. »

Il était toujours prêt à donner refuge aux hors-la-loi italiens dont le gouvernement suisse avait ordonné l’expulsion. (La police de Genève, fort accommodante en temps habituel, était prise périodiquement d’un zèle d’épuration, intempestif et passager, et chassait du territoire un certain nombre de révolutionnaires étrangers qui n’étaient pas en règle avec elle. Le coup de balai durait une huitaine de jours, pendant lesquels les insoumis se contentaient, en général, de quitter leur garni, pour vivre, cachés, dans le taudis de quelque camarade. Puis le calme revenait comme avant. Saffrio était un spécialiste de ce genre d’hospitalité.)

Jacques et Vanheede le suivirent.

Derrière la boutique s’ouvrait un ancien cellier, séparé du magasin par une étroite cuisine. Cette salle ressemblait fort à un cachot : elle était voûtée ; un soupirail à barreaux, donnant sur une cour déserte, l’éclairait de haut et mal. Mais la disposition des lieux en faisait un asile discret ; et, comme on y pouvait tenir assez nombreux, Meynestrel l’utilisait parfois pour de petites réunions privées. Tout un côté de la muraille était garni de planches, où s’entassaient de vieux ustensiles de droguerie, des fioles, des bocaux vides, des mortiers inutilisables. Sur le rayon supérieur, trônait une lithographie de Karl Marx, dont le verre était fêlé et gris de poussière.

Deux Italiens, en effet, se trouvaient là. L’un d’eux, très jeune, déguenillé comme un clochard, était attablé, seul, devant une assiettée de macaronis froids à la tomate, qu’il piochait avec la pointe d’un couteau et qu’il étalait sur du pain. Il leva sur les visiteurs un regard doux de bête blessée, et se remit à manger.

L’autre, plus âgé et mieux vêtu, était debout, des papiers à la main. Il vint au-devant des arrivants. C’était Remo Tutti, que Jacques avait connu, à Berlin, correspondant de journaux italiens. Il était petit, un peu efféminé ; l’œil vif, le regard intelligent.

Saffrio désigna Tutti du doigt :

– « Remo est arrivé hier de Livorno. »

– « Moi, je viens de Paris », dit Jacques à Saffrio, en sortant une enveloppe de son portefeuille. « Et j’ai rencontré quelqu’un – devine ! – qui m’a remis cette lettre pour toi. »

– « Negrotto ! » s’écria l’Italien, en saisissant joyeusement l’enveloppe.

Jacques s’assit et se tourna vers Tutti :

– « Negrotto m’a dit qu’en Italie, depuis une quinzaine, sous prétexte de grandes manœuvres, on a convoqué et armé 80.000 réservistes. Est-ce vrai ? »

– « En tout cas, 55 ou 60.000… Si… Mais ce que Negrotto ne sait peut-être pas, c’est qu’il y a des troubles sérieux dans l’armée. Surtout dans les garnisons du Nord. Des actes d’indiscipline, nombreux ! Le commandement est débordé. Il a presque renoncé à sévir. »

La voix chantante de Vanheede s’éleva dans le silence :

– « Voilà ! Par le refus ! Par la douceur ! et le meurtre n’aura plus de place sur la terre… »

Il y eut un sourire général. Vanheede seul ne souriait pas. Il rougit, croisa ses petites mains, et se tut.

– « Alors », dit Jacques, « chez vous, en cas de mobilisation, ça n’irait pas tout seul ? »

– « Sois bien tranquille ! » dit Tutti, avec force.

Saffrio leva le nez de la lettre qu’il lisait :

– « Chez nous, quand on essaie de faire du militarisme, tout le peuple, socialiste ou pas, il est contre ! »

– « Nous avons, sur vous autres, la supériorité de l’expérience », expliqua Tutti, qui parlait un français très correct. « L’expédition de Tripoli, pour nous, c’était hier. Le peuple est renseigné : il sait ce qu’il en coûte de confier le pouvoir à des militaires !… Je ne parle pas seulement de la souffrance des malheureux qui se battent ; mais de la pestilence qui étouffe aussitôt le pays : la falsification des nouvelles, la propagande nationaliste, la suppression des libertés, l’enchérissement de la vie, la cupidité des profittori… L’Italie vient de passer par cette route. Elle n’a rien oublié. Chez nous, devant une mobilisation, le Parti aurait facile d’organiser une nouvelle Semaine rouge ! »

Saffrio repliait soigneusement sa lettre. Il glissa l’enveloppe entre sa chemise et sa poitrine, et, clignant de l’œil, il pencha vers Jacques, son beau visage basané :

– « Grazie  ! »

Au fond de la salle, l’adolescent s’était levé. Saisissant sur la table une haute bouteille en terre poreuse où l’eau se conservait glacée, il la souleva des deux mains et but à pleine gorge, un long moment.

– « Basta  ! », dit Saffrio en riant. Il s’approcha du jeune homme, et le saisit amicalement par la nuque : « Maintenant, viens là-haut ; tu vas dormir, camarade. »

L’Italien le suivit docilement vers la cuisine. En passant, il fit aux autres un gracieux salut de la tête.

Avant de sortir, Saffrio se retourna vers Jacques :

– « Tu peux être sûr que les avertissements de notre Mussolini dans l’Avanti ont marqué les oreilles ! Le roi et tout le gouvernement, ils ont bien compris maintenant que le peuple ne les suivra jamais plus dans une politique de bellicisme ! »

On les entendit grimper le petit escalier de bois qui menait à l’étage.

Jacques réfléchissait. Il releva sa mèche et regarda Tutti.

– « C’est ça qu’il faudrait faire comprendre – je ne dis pas aux dirigeants, qui en savent là-dessus plus que nous, – mais à certains milieux nationalistes allemands et autrichiens, qui comptent encore sur la Triplice, et qui poussent leurs gouvernements vers les aventures… Est-ce que tu travailles toujours à Berlin ? » demanda-t-il.

– « Non », fit Tutti, laconiquement. Le ton, le sourire mystérieux qui traversa son regard, disaient clairement : « Inutile de questionner… Travail secret… »

Saffrio venait de rentrer. Il hochait la tête et riait :

– « Ces petits-là, sst !… » confia-t-il à Vanheede. « Ils sont si tellement crédules ! Encore un qui vient d’être attrapé par un agent provocateur… Heureusement pour lui, il avait des bonnes jambes de course… Et aussi l’adresse du papa Saffrio ! »

Il se tourna gaiement vers Jacques :

– « Alors, Thibault, tu viens de Paris avec une bonne impression de confiance ? »

Jacques sourit :

– « Mieux que bonne ! » fit-il avec feu.

Vanheede changea de chaise et vint s’asseoir à contre-jour, auprès de Jacques. Il souffrait comme un oiseau de nuit, dès qu’il se trouvait face à la lumière.

– « je n’ai pas seulement rencontré des Français », poursuivit Jacques. « J’ai vu aussi des Belges, des Allemands, des Russes… Les milieux révolutionnaires sont alertés, partout. On a compris que la menace est grave. Partout, on se groupe, on cherche un programme d’ensemble. La résistance s’organise, prend corps. L’unanimité, l’extension du mouvement – en moins d’une semaine – c’est très réconfortant ! On voit quelles forces l’Internationale peut mettre en branle, quand elle le veut. Et ce qui s’est fait ces jours-ci, partiellement, séparément, dans toutes les capitales, ce n’est rien, en comparaison de ce qu’on projette ! La semaine prochaine, le Bureau international est convoqué à Bruxelles… »

– « Si, si… », dirent, en même temps, Tutti et Saffrio, dont les regards chaleureux ne quittaient pas le visage animé de Jacques.

L’albinos aussi, clignant des yeux, pliait le buste pour regarder Jacques, assis à côté de lui. Il avait allongé son bras sur le dossier de Jacques, et posé la main sur l’épaule de son ami : si légèrement, d’ailleurs, que celui-ci n’en sentait pas le poids.

– « Jaurès et son groupe », poursuivit Jacques, « attachent la plus grande importance à cette réunion. Les délégués de vingt-deux pays différents ! Et ces délégués représentent, non seulement les douze millions de travailleurs inscrits, mais, en fait, des millions d’autres, tous les sympathisants, tous les hésitants, et, même parmi nos adversaires, tous ceux qui, devant le danger d’une guerre, sentent bien que, seule, l’Internationale peut incarner et imposer la volonté de paix des masses… Nous allons vivre à Bruxelles une semaine qui sera historique. Pour la première fois dans l’histoire, la voix populaire, la voix de la majorité réelle, va pouvoir se faire entendre. Et se faire obéir ! »

Saffrio se trémoussait sur sa chaise :

– « Bravo ! Bravo ! »

– « Et il faut voir plus loin encore », reprit Jacques, qui cédait au plaisir d’assurer sa propre confiance, en l’exprimant. « Si nous triomphons, ce ne sera pas seulement une grande bataille gagnée contre la guerre. C’est plus que ça. C’est une victoire qui peut donner à l’Internationale… » À ce moment, Jacques s’aperçut que Vanheede s’appuyait à son épaule, parce que, brusquement, la petite main s’était mise à trembler. Il se tourna vers l’albinos, et lui frappa le genou : « Oui, mon petit Vanheede ! Ce qui se prépare là, c’est peut-être, tout simplement, et sans violence inutile, le triomphe du socialisme dans le monde !… Et maintenant », ajouta-t-il en se levant d’un vif coup de reins, « allons voir si le Pilote est de retour ! »

 

Il était encore un peu tôt pour espérer que Meynestrel fût rentré chez lui.

– « Viens avec moi t’asseoir un instant à la Treille… », proposa Jacques, en glissant son bras sous celui de l’albinos.

Mais Vanheede secoua la tête. Il avait assez flâné.

Depuis qu’il s’était installé à Genève, pour suivre Jacques, il avait renoncé à la dactylographie, et s’était spécialisé dans les recherches historiques. Travail moins rémunéré ; mais il était son maître. Depuis deux mois, il achevait de s’abîmer la vue en collationnant des textes pour une publication de Documents sur le Protestantisme, qu’avait entreprise un éditeur de Leipzig.

Jacques l’accompagna jusqu’à la Bibliothèque. Puis, resté seul, comme il passait devant le Café Landolt (qui, avec le Grütli, se partageait les faveurs de la jeunesse socialiste), il entra.

Il eut la surprise d’y trouver Paterson. L’Anglais, en pantalon de tennis, s’occupait à accrocher des toiles, pour une exposition que le cafetier l’avait autorisé à faire dans son établissement.

Paterson semblait en verve. Il venait de refuser une affaire magnifique. Un Américain veuf, Mr. Saxton W. Clegg, séduit par ses natures mortes, lui avait offert cinquante dollars pour exécuter, d’après une photo décolorée, de la taille d’une carte de visite, un portrait en pied, grandeur nature, de Mrs. Saxton W. Clegg, qui avait trouvé la mort dans la catastrophe du mont Pelée. Sur un seul point, le veuf inconsolé se montrait exigeant : il voulait que la toilette de Mrs. Saxton W. Clegg fût transformée selon les exigences des plus récentes modes de Paris. Paterson brodait là-dessus avec humour.

« Pat’ est le seul de nous tous qui ait de la gaieté, de la vraie : spontanée, intérieure », songeait Jacques, en regardant le jeune Anglais rire à belles dents.

– « Je t’accompagne un bout de chemin, cher », dit Paterson, quand il sut que Jacques allait chez Meynestrel, « J’ai reçu ces jours-ci d’assez curieuses lettres d’Angleterre. À Londres, on prétend que Haldane organise, sans tapage, un sérieux corps expéditionnaire. Il veut être prêt à tout… Et la flotte reste mobilisée… À propos de la flotte, tu as lu les journaux ? la revue de Spithead ? Tous les attachés des armées et des marines d’Europe, solennellement invités à venir voir, pendant six heures d’horloge, défiler sous leur nez des navires de guerre battant pavillon britannique, les uns derrière les autres, aussi rapprochés que possible, comme les processions de chenilles, tu sais, au printemps… Véritablement attractive exhibition, n’est-ce pas vrai ?… Boast ! Boast  ! », fit-il en agitant les épaules.

Sous le sarcasme perçait, malgré tout, un reste de fierté. Jacques, à part lui, s’en amusa : « Un Anglais même socialiste, ne pourra jamais demeurer insensible devant une belle mise en scène navale », se dit-il.

– « Et notre portrait ? » demanda Paterson, au moment où il allait quitter Jacques. « Il y a un damné sort, cher, sur ce portrait ! Deux matins encore. Pas plus. Sur l’honneur ! Deux matins… Mais quand ? »

Jacques connaissait la ténacité de l’Anglais. Mieux valait céder, en finir le plus tôt possible.

– « Demain, si tu veux. Demain, onze heures ? »

– « All right ! Tu es un véritablement bon ami, Jack ! »

 

Alfreda était seule. Dans son kimono à grosses fleurs, avec sa frange de laque noire et ses cils, elle ressemblait trop à une poupée d’Extrême-Orient pour ne pas l’avoir voulu. Autour d’elle, les mouches bourdonnaient dans les rais de soleil qui traversaient les interstices des persiennes. Un chou-fleur, qui bouillottait bruyamment dans la cuisine, emplissait le logement de son odeur fétide.

Elle sembla tout heureuse de voir Jacques :

– « Oui, Pilote est revenu. Mais il vient de me faire dire, par Monier, qu’il y avait du nouveau, et qu’il s’enfermait au Local avec Richardley. Je dois le rejoindre, avec ma machine… Déjeune avec moi », proposa-t-elle, le visage soudain sérieux. « Nous ferons la route ensemble… »

Elle le regardait de ses beaux yeux sauvages, et il eut, très vaguement, l’impression que ce n’était pas par gentillesse pure qu’elle s’était hasardée à cette invitation. Voulait-elle lui poser des questions ? lui faire une confidence ?… Il ne se souciait guère d’un tête-à-tête avec la jeune femme ; et puis il avait hâte de retrouver Meynestrel.

Il refusa.

 

Le Pilote travaillait avec Richardley dans son petit bureau de la Parlote.

Les deux hommes étaient seuls. Meynestrel se tenait debout, derrière Richardley, assis à la table ; et tous deux se penchaient sur des documents étalés devant eux.

En apercevant Jacques, une lueur de surprise amicale s’alluma au fond des yeux de Meynestrel. Puis son regard aigu se fixa : une idée venait de lui traverser l’esprit. Il se pencha d’un air interrogateur vers Richardley, et désigna Jacques d’un geste du menton :

– « Au fait, puisqu’il est revenu, pourquoi pas lui ? »

– « Évidemment », approuva Richardley.

– « Assieds-toi », dit Meynestrel. « Nous allons avoir fini. » Et s’adressant à Richardley : « Écris… Ceci est pour le parti suisse. »

De sa voix sèche, sans timbre, il dicta :

– « La question est mal posée. Le problème n’est pas là. Marx et Engels, à leur époque, pouvaient prendre parti pour telle ou telle nation. Nous, pas. Entre les différents États d’Europe, nous, socialistes de 1914, nous n’avons aucune distinction à faire. La guerre qui menace est une guerre impérialiste. Elle n’aurait d’autre but que les intérêts du capitalisme financier. Toutes les nations, à cet égard, sont logées à la même enseigne. Le seul objectif du prolétariat doit être la défaite de tous les gouvernements impérialistes, indistinctement. Mon avis est : neutralité absolue… – Souligné… – Par cette guerre, les deux groupes des puissances capitalistes vont se dévorer eux-mêmes. Notre tactique, c’est de les laisser se dévorer. De les aider à se dévorer… – Non. Efface cette dernière phrase… – …d’utiliser les événements. Le dynamisme est à gauche. Aux minorités révolutionnaires, de travailler à accroître ce dynamisme pendant la période de crise, pour pouvoir, le moment venu, faire la brèche par où passera la révolution. »

Il se tut. Quelques instants passèrent.

– « Pourquoi Freda ne vient-elle pas ? » dit-il, très vite.

Il prit un bloc-notes qui était sur la table, et commença à griffonner de brèves annotations sur des bouts de papier qu’il passait à Richardley :

– « Ça, pour le Comité… Ça, pour Berne et Bâle… Ça, pour Zurich… »

Enfin, il se leva et s’approcha de Jacques :

– « Alors, tu es revenu ? »

– « Vous m’aviez dit : “Si dimanche ou lundi, tu n’as rien reçu de moi…” »

– « C’est vrai. La piste que j’avais en vue n’a rien donné. Mais j’allais justement t’écrire de rester à Paris. »

Paris… Un trouble imprévu, et qu’il n’avait pas le loisir d’analyser, s’empara de Jacques. Avec une sorte d’abandon un peu lâche, comme s’il renonçait à quelque lutte, comme s’il se déchargeait sur autrui du poids d’une responsabilité, il pensa brusquement : « Ce sont eux qui l’auront voulu. »

Meynestrel poursuivait :

– « Ça peut être commode, en ce moment, d’avoir quelqu’un là-bas. Les fiches que tu envoies ne sont pas inutiles. Ça donne la température d’un milieu que je connais mal. Observe ce qu’on fait à l’Huma, plus encore qu’à la C. G. T. : pour la C. G. T., nous avons d’autres sources… Les relations de Jaurès avec la social-démo, par exemple ; et avec les Anglais. Son action, au Quai d’Orsay, pour les rapports entre France et Russie… Enfin, je t’ai déjà dit tout ça… Tu es arrivé ce matin ? Pas fatigué ? »

– « Non. »

– « Tu es homme à repartir ? »

– « Tout de suite ? »

– « Ce soir. »

– « Si c’est nécessaire ! Pour Paris ? »

Meynestrel sourit :

– « Non. Un petit détour à faire : Bruxelles, Anvers… Richardley t’expliquera… » Il ajouta, à mi-voix : « Elle devait venir aussitôt après son repas ! »

Richardley ferma l’indicateur qu’il était en train de consulter, et leva vers Jacques son museau pointu :

– « Tu as un train, ce soir, à 19 h 15, qui te met à Bâle vers 2 heures du matin, et à Bruxelles, demain pour midi. De là, tu gagneras Anvers. Il faut que tu y sois, demain, mercredi, avant 3 heures du soir… Une mission qui demande quelques précautions, parce qu’il s’agit de rencontrer Kniabrowski, et qu’il est assez surveillé… Tu le connais ? »

– « Kniabrowski ? Oui, très bien. »

Avant de le rencontrer, Jacques avait entendu parler de lui dans tous les milieux révolutionnaires. Vladimir Kniabrowski achevait alors de purger sa peine dans les prisons russes. À peine libéré, il avait repris son rôle d’agitateur. Jacques l’avait vu cet hiver à Genève ; et, avec l’aide de Zelawsky, il avait même traduit, pour des journaux suisses, des fragments du livre que Kniabrowski avait écrit pendant sa captivité.

– « Méfie-toi », dit Richardley : « il est complètement rasé, maintenant, et ça le change beaucoup, paraît-il. »

Debout, cambré, son perpétuel sourire sur ses lèvres minces, il enveloppait Jacques de son regard intelligent, trop assuré.

Meynestrel, les mains au dos, la mine soucieuse, allait et venait à travers l’étroite pièce, afin de rétablir la circulation dans sa jambe ankylosée. Brusquement, il se tourna vers Jacques :

– « À Paris, ils avaient follement confiance dans la modération de l’Autriche, n’est-ce pas ? »

– « Oui. Hier, à l’Huma, on annonçait que la note autrichienne ne prévoit même pas de délai… »

Meynestrel fit un pas vers la croisée, regarda dans la cour, et revenant sur Jacques :

– « C’est à voir !… »

– « Ah ?… » murmura Jacques. Un léger frisson lui parcourut les membres, et un peu de sueur vint affleurer son front.

Richardley constata froidement :

– « Hosmer avait vu clair. Les événements se précipitent. »

Il y eut un bref silence. Le Pilote avait recommencé ses allées et venues. Visiblement, il était nerveux. « Est-ce l’Autriche ? » se demanda Jacques. « Ou l’absence d’Alfreda ? »

– « Vaillant et Jaurès ont raison », dit-il. « Il faut que les gouvernements abandonnent tout espoir de faire accepter par les masses leur politique de guerre. Il faut les forcer à un arbitrage ! Par la menace de grève générale ! Vous avez vu que la motion avait été votée, il y a huit jours, avec une forte majorité, au congrès français. Tout le monde, d’ailleurs, est d’accord sur le principe. Mais, à Paris, on cherche le moyen de convaincre les Allemands, et d’obtenir qu’ils se prononcent aussi catégoriquement que nous. »

Richardley secoua la tête :

– « Peine perdue… Ils refuseront toujours. Leur argument – le vieil argument de Plekhanov, celui de Liebknecht, – est très fort : entre deux peuples inégalement socialisés, la grève mettrait la nation la plus socialisée à la merci de celle qui l’est le moins. C’est l’évidence. »

– « Les Allemands sont hypnotisés par le péril russe… »

– « Ça se comprend ! Ah ! dès que la Russie sera, socialement, assez évoluée pour qu’une grève simultanée soit possible dans les deux pays !… »

Jacques ne cédait pas :

– « D’abord, ce n’est plus tellement certain que la grève soit impossible en Russie : du moins, des grèves partielles, comme celles de Poutiloff, et qui, étendues à d’autres centres, pourraient tout de même gêner considérablement le parti militaire… Mais, laissons la Russie. Il y a un argument précis à opposer aux répugnances nationales des social-démocrates. C’est de leur dire : “L’ordre de grève générale, mécaniquement promulgué le jour de la mobilisation, serait un péril pour l’Allemagne. Soit. Mais la grève préventive ? Celle que le socialisme déclencherait pendant la période de tension préliminaire, pendant la crise diplomatique, bien avant qu’il s’agisse de mobilisation ? Or, la menace d’une telle perturbation dans la vie nationale, si cette menace était sérieuse, suffirait à obliger votre gouvernement à recourir à l’arbitrage… Devant cet argument, les objections allemandes devraient tomber. Et c’est, je crois, la plateforme que le parti français va adopter à la réunion du bureau, à Bruxelles.” ».

Debout devant sa table, la tête penchée vers ses paperasses, Meynestrel n’avait pas un instant paru s’intéresser au débat. Il se redressa et vint se planter entre Jacques et Richardley. Un malicieux sourire passa sur son visage :

– « Maintenant, mes enfants, décampez. J’ai du travail. Nous causerons après… Revenez tous les deux à quatre heures. » Il lança vers la fenêtre ouverte un regard presque anxieux ; « Je ne comprends pas que Freda… » Puis, s’adressant à Richardley : « Primo : donner à Jacques toutes les précisions nécessaires pour la rencontre de Kniabrowski. Secundo : régler avec lui la question argent, car il restera peut-être deux ou trois semaines absent… ».

Tout en parlant, il les poussait vers la porte, qu’il ferma derrière eux.

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