III

En quittant Jacques et ses amis, Antoine s’était fait conduire à Passy, où il avait « une pneumonie à voir » ; puis, de là, rue de l’Université, à la maison paternelle, dont il partageait, depuis cinq ans, le rez-de-chaussée avec son frère. Et, au fond de la voiture qui le ramenait chez lui, une cigarette aux lèvres, il s’avisa que le petit malade allait vraiment mieux, que sa journée de médecin était terminée, et qu’il se trouvait en excellente disposition.

« J’avoue qu’hier soir je n’étais pas fier. En général, quand l’expectoration cesse aussi brusquement… Pulsus bonus, urina bona, sed aeger moritur… Il ne s’agit plus que d’éviter l’endocardite… La mère est encore jolie femme… Paris aussi est bien joli, ce soir… » Au passage, il plongeait son regard dans les verdures du Trocadéro, et il se retourna pour suivre des yeux un couple qui s’engageait dans une allée perdue. La Tour Eiffel, les statues du pont, la Seine étaient roses. « Dans mon cœur… na-na-na… » Le ronron du moteur soutenait son chant. « Dans mon cœur… dort ! » fit-il tout à coup. « Oui, c’est ça : Dans mon cœur dort na-na-na-na… C’est agaçant de ne pas pouvoir retrouver les paroles. Qu’est-ce qui peut bien dormir dans mon cœur ?… Le cochon qui sommeille ? » songea-t-il en souriant ; et, de nouveau, sa pensée l’entraîna vers les perspectives amusantes de la soirée chez Packmell. Une aventure galante ?… Il se sentit heureux de vivre, et comme porté par un désir latent. Il jeta sa cigarette, croisa les jambes et aspira l’air, auquel la vitesse du véhicule donnait une apparence de fraîcheur. « Pourvu que Belin n’oublie pas les ventouses du petit. Nous allons le sauver, ce pauvre gosse, – et sans intervention. Je voudrais voir la tête de Loisille. Ces chirurgiens ! Ils ont la vogue, mais pfuit ! Des acrobates. Comme disait le vieux père Black : “Si j’avais trois fils, je dirais au moins doué : Fais-toi accoucheur. Au plus sportif : Prends le bistouri. Mais au plus intelligent des trois : Sois médecin, soigne beaucoup de malades et tâche d’y voir de plus en plus clair !” » Il se sentit de nouveau joyeux, joyeux jusque dans le plus intime de sa force : « J’ai bien dirigé ma vie », murmura-t-il à mi-voix.

Lorsqu’il pénétra chez lui, la porte ouverte de la chambre de Jacques lui rappela que son frère était reçu. Cinq années de vigilance, de ménagements, aboutissaient à ce succès. « Je me souviens très bien le soir où j’ai rencontré Favery rue des Écoles, et où j’ai eu la première fois l’idée d’aiguiller Jacques vers Normale. Le square Monge était blanc de neige. Un peu moins chaud qu’aujourd’hui », soupira-t-il. Il se représenta, par avance, le délice des ablutions froides, et jeta ses vêtements autour de lui avec une impatience d’enfant.

Il sortit de la douche, régénéré. Il pensait à Packmell et sifflotait de plaisir. Ce qu’il appelait « les femmes » ne tenait dans son existence qu’une place secondaire ; l’amour sentimental, aucune. Il se contentait de rencontres faciles ; et il en tirait vanité parce que c’était plus « pratique ». D’ailleurs, certains soirs exceptés, il se défendait assez bien contre tout cela ; non par discipline ; ni par indifférence physique ; mais parce que « tout cela » faisait partie d’un genre de vie différent de celui qu’il avait une fois pour toutes résolu d’adopter. Il avait l’impression que ces obsessions-là étaient des faiblesses ; lui, il était un « fort ».

Ding ! On venait de sonner. Un coup d’œil vers la pendule : au besoin, il aurait encore le temps de voir un malade avant de rejoindre la bande chez Packmell.

– « Qui est là ? » cria-t-il à travers la porte.

– « C’est moi, Monsieur Antoine. »

Il reconnut la voix de M. Chasle, et ouvrit. Pendant les séjours de M. Thibault à Maisons-Laffitte, son secrétaire continuait à travailler rue de l’Université.

– « Ah, c’est vous », dit M. Chasle machinalement. Puis, gêné de voir Antoine en caleçon, il tourna la tête, en murmurant : « Quoi ? » d’un air interrogatif. « Ah, vous vous habillez », ajouta-t-il presque aussitôt, levant le doigt comme s’il découvrait le mot d’une énigme. « Je ne vous dérange pas, au moins ? »

– « Il faut que je sois parti dans vingt-cinq minutes », s’empressa d’avouer Antoine.

– « C’est bien plus qu’il ne faut. Regardez, docteur. » Il déposa son chapeau, retira ses lunettes et écarquilla les yeux. « Vous ne voyez rien ? »

– « Où ça ? »

– « Dans l’œil. »

– « Lequel ? »

– « Celui-ci. »

– « Ne bougez pas. Je ne vois absolument rien. Un coup d’air, peut-être ? »

– « Ah, oui, sûrement ! Merci. Ce n’est rien : un coup d’œil sur l’air… J’avais ouvert les deux fenêtres. » Il toussota et remit ses lunettes. « Merci. Me voilà tranquillisé. Un coup d’œil sur l’air. Ça arrive souvent, ça n’est rien. » Il ajouta, après un petit rire : « Vous voyez, je ne vous ai pas dérangé longtemps. » Mais, au lieu de reprendre son chapeau, il se hissa sur le bord d’une chaise, sortit son mouchoir, et s’épongea le front.

– « Il fait chaud », dit Antoine.

– « Sûr ! » répondit l’autre en plissant les paupières avec malice, « un vrai temps à orage. Ceux qu’il faut plaindre, ce sont ceux qui ont à aller ici ou là ; ceux qui ont des démarches à faire. »

Antoine, qui laçait ses bottines, leva le nez :

– « Des démarches ? »

– « Dame, par cette chaleur ! Dans les bureaux, dans les commissariats, on étouffe. Alors, on remet au lendemain », conclut-il en secouant la tête avec indulgence.

Antoine restait le nez en l’air.

– « À propos », fit M. Chasle, « voilà longtemps que je veux vous demander ça : connaissez-vous l’Asile de l’Âgemûr ? »

– « De l’Âgemûr ? »

– « Oui. Pour les vieillards. Pas des incurables. Une maison de retraite, au Point-du-Jour. Ça, comme air, n’y a pas mieux. Et tenez, pendant que nous sommes là-dessus, Monsieur Antoine, une chose que je vais également vous demander : vous n’avez pas trouvé, un jour, une pièce de cent sous, oubliée ? »

– « Oubliée ?… dans une poche ? »

– « Non… Dans un jardin. Dans la rue, en quelque sorte ? »

Debout, son pantalon à la main, Antoine regardait M. Chasle, et songeait : « Dès qu’on est avec cet animal-là, on a l’impression d’être devenu idiot. » Il fit un effort pour être attentif, et déclara sérieusement :

– « Je ne comprends pas bien votre question. »

– « Voyons : il y a des gens qui perdent une chose, par exemple. Eh bien, cette chose, il y a des gens qui pourraient la trouver, pourquoi pas ? »

– « Évidemment. »

– « Eh bien, vous, par hasard, si vous la trouviez, la chose, qu’est-ce que vous en feriez ? »

– « Je chercherais à qui elle appartient. »

– « N’est-ce pas ? Mais, s’il n’y avait plus personne ? »

– « Où ? »

– « Dans le jardin, dans la rue, par exemple. »

– « Eh bien, je porterais la… chose au commissariat de police. »

M. Chasle eut un sourire en coin :

– « Mais, si c’était de l’argent ? Ah, ah ! Une pièce de cent sous ? On sait trop bien ce que ça deviendrait, chez ces gens-là ! »

– « Vous supposez que le commissaire garderait la pièce pour lui ? »

– « Sûr ! »

– « Mais non, Monsieur Chasle. D’abord, il y a des formalités, des paperasses. Tenez, avec un ami, nous avons trouvé un jour dans un fiacre un hochet d’enfant, très joli, ma foi, ivoire et vermeil. Eh bien, au commissariat, on a pris le nom de mon ami, le mien, celui du cocher, nos adresses, le numéro de la voiture, et on nous a fait signer une déclaration, et on nous a donné un reçu en règle. Ça vous étonne ? Et même un an après, mon ami a été avisé que personne n’était venu réclamer le hochet et qu’il pouvait venir le chercher. »

– « Pour quoi faire ? »

– « C’est le règlement : si l’objet trouvé n’est réclamé par personne, il appartient de droit, au bout d’un an et un jour, à celui qui l’a trouvé. »

– « Un an et un jour ? À celui qui l’a trouvé ? »

– « Parfaitement. »

M. Chasle haussa les épaules :

– « Un hochet, possible. Mais si c’était un billet… un billet de cinquante francs, par exemple… »

– « Ce serait la même chose. »

– « Je ne crois pas, Monsieur Antoine. »

– « Et moi, j’en suis sûr, Monsieur Chasle. »

Le nain à poils gris, juché sur sa chaise, regarda fixement le jeune homme par-dessus ses lunettes. Puis il détourna les yeux, toussa dans le creux de sa main, et dit :

– « Je vous demandais ça, c’est pour ma mère. »

– « Votre mère a trouvé de l’argent ? »

– « Quoi ? » fit M. Chasle, se trémoussant sur son siège. Il était devenu pourpre, et, pendant une seconde, son visage refléta la plus douloureuse incertitude. Presque aussitôt, il sourit finement : « Mais non, je parlais de l’Asile. » Puis, comme Antoine enfilait son veston, il sauta de sa chaise pour l’aider à glisser le bras dans l’emmanchure : « La traversée de la Manche », insinua-t-il ; et, profitant de ce qu’il était derrière Antoine, il lui glissa très vite, dans l’oreille : « Le terrible, voyez-vous, c’est qu’ils demandent 9.000 francs. Avec les petits frais, comptez 10.000. Et 10.000 francs d’avance : c’est imprimé. Alors, après, si on veut partir ? »

– « Partir ? » fit Antoine, en se retournant ; et, de nouveau, il eut la sensation pénible qu’il perdait le fil.

– « Dame, elle n’y restera pas trois semaines ! Est-ce que c’est une chose à faire, voyons ? La voilà qui entre dans ses soixante-dix-sept ans. Eh bien, il y a gros à parier qu’elle n’aura plus le temps de les dépenser à la maison, les 10.000 francs ! Pas vrai ? »

– « Soixante-dix-sept ans ? » répéta Antoine, qui, malgré lui, esquissa le lugubre calcul.

Il ne songeait plus à l’heure. « Dès qu’on déplace son attention pour la porter sur autrui », remarqua-t-il, « on découvre un cas. » (En dépit de ses habitudes professionnelles, son attention était si naturellement concentrée sur lui-même, qu’il avait le sentiment de la déplacer dès qu’il la tournait vers autrui.) « Cet imbécile est certainement un cas », se dit-il, « le cas Chasle. » Il se souvint de la première année ou il avait connu le bonhomme : sur la recommandation des abbés de l’École, M. Thibault avait emmené M. Chasle en vacances, à titre de répétiteur ; puis, à la rentrée, séduit par sa ponctualité, il se l’était attaché comme secrétaire. « Voilà dix-huit ans que je vois ce petit homme presque chaque jour, et je ne sais rien de lui… »

– « C’est une femme admirable que maman », continuait M. Chasle sans le regarder. « Dans notre famille, Monsieur Antoine, il ne faut pas croire qu’on soit si peu que rien. Moi, oui, peut-être. Mais maman, non. Elle était faite pour mener la grande vie, et pas cette petite vie-là. Mais, comme répètent souvent ces messieurs de Saint-Roch, – de vrais amis pour nous, même M. le curé, qui connaît bien M. Thibault de nom – : “Chacun sa croix”, qu’ils disent : et c’est bien vrai. Moi, ce n’est pas que je ne veuille pas. Au contraire. Si j’étais sûr !… dix mille francs… Pour avoir, après ça, ma petite vie tranquille !… Mais elle n’y restera pas. Et on ne me rendra pas l’argent. Ils prennent leurs précautions, vous pensez ! Ils vous font signer, en entrant, tout un papyrus, sur papier timbré, une déclaration en règle. C’est comme à votre commissariat. Seulement, eux, pas si bêtes, ils ne vous écrivent pas un an après ; ils ne rendent rien. Rien, rien, rien », reprit-il d’un air goguenard. Et, sans changer de ton : « Qu’est-ce qu’il a fait votre ami ? Est-ce qu’il a été le rechercher ? »

– « Le hochet d’ivoire ? Ma foi non. »

M. Chasle avait pris une attitude songeuse :

– « C’est vrai qu’un hochet d’ivoire… Tandis qu’une somme d’argent ! Tous ceux qui perdent de l’argent dans la rue courent aussitôt le réclamer dans tous les commissariats de Paris ! Je parierais qu’il y en a même qui vont réclamer plus qu’ils n’ont perdu. Et quelle preuve ? » Antoine ne répondit pas. M. Chasle l’examinait avec insistance ; il répéta gouailleur : « Et quelle preuve ? Dites ? »

– « Quelle preuve ? » fit Antoine, agacé. « Et tous les détails qu’il faut fournir : comment l’argent a été perdu, si c’était en billets ou en pièces, s’il y avait… »

– « Oh non, pas ça ! » interrompit M. Chasle avec vivacité. « On ne va pas leur demander si c’est en billets ou en pièces ! Des détails, soit, j’admets. Mais pas ça, non ! » Il répéta plusieurs fois d’un air distrait : « Pas ça… pas ça… »

Antoine jeta les yeux vers la pendule.

– « Cette fois, ce n’est pas pour vous renvoyer, mais il va falloir que je parte. »

M. Chasle tressaillit, et se laissa glisser à terre.

– « Merci pour la consultation, docteur. Je vais rentrer mettre une compresse… un peu de coton dans l’oreille… Ça ne sera rien. »

Antoine ne put se défendre de sourire en voyant le petit homme s’aventurer en sautillant sur le parquet ciré du vestibule. M. Chasle avait toujours eu des chaussures qui criaient ; c’était une des « croix » de sa vie : il avait pris conseil de tous les bottiers ; il avait expérimenté toutes les formes de tiges et de claques, toutes les variétés de semelles, en cuir, en feutre, en caoutchouc ; il avait consulté des pédicures : il avait même, à l’instigation d’un frotteur qui faisait les extras, confié ses pieds à l’inventeur d’un soulier à élastiques, dit « Le Silencieux », spécialement destiné aux serveurs et gens de maison. En vain. Alors il avait contracté cette habitude de marcher sur les pointes : et il avait l’air, avec sa petite tête aux yeux ronds, sa jaquette d’alpaga dont les basques flottaient derrière lui, d’une pie dont on a rogné les ailes.

– « Bon, j’oubliais ! » dit-il, lorsqu’il fut à la porte. « Tous les magasins sont fermés. Vous n’auriez pas de la monnaie ? »

– « De ? »

– « De mille francs. »

– « Peuh », fit Antoine en allant ouvrir un tiroir.

– « Je n’aime guère avoir un de ces gros-là sur moi », expliquait M. Chasle. « Justement vous qui me parliez d’argent perdu… Si vous pouviez me donner dix billets de cent francs ? Ou vingt de cinquante ? Plus le paquet est conséquent, moins on risque. En quelque sorte. »

– « Non, je n’ai que deux coupures de cinq cents », déclara Antoine, s’apprêtant à refermer le tiroir.

– « Eh bien, oui », fit M. Chasle en s’avançant. « C’est quand même très différent. » Il tendit à Antoine le billet qu’il venait de prendre dans la doublure de sa jaquette et il s’apprêtait à y glisser les deux autres, lorsque le timbre de l’entrée retentit, si strident que les deux hommes sursautèrent, et que M. Chasle, qui n’avait pas fini de cacher son argent, balbutia : « Attendez, attendez… »

Mais ses traits se décomposèrent en reconnaissant la voix de son propre concierge, qui glapissait, frappant du poing la porte :

– « M. Chasle n’est pas ici ? »

Antoine courut ouvrir.

– « Il est là ? » cria l’homme, essoufflé. « Vite ! Un accident. La petite s’est fait écraser. »

M. Chasle entendait. Il chancela. Antoine reparut juste à temps pour le recevoir, l’étendre à terre, lui souffleter le visage avec une serviette humide. Le pauvre vieux rouvrit les yeux et tenta de se lever.

– « Ah, Monsieur Jules », disait l’homme, « venez vite, j’ai une voiture. »

– « Morte ? » questionna Antoine, sans même se demander quelle pouvait être cette petite.

– « Ma foi, c’est moins cinq », murmura l’autre. Antoine prit sur l’étagère la trousse de campagne qu’il tenait toujours prête pour les cas fortuits ; et, se souvenant tout à coup qu’il avait prêté à Jacques le flacon de teinture d’iode, il s’élança dans la chambre de son frère, en criant au concierge :

– « Emmenez-le toujours. Et attendez-moi. Je vous accompagne. »

Lorsque la voiture s’arrêta près des Tuileries, devant la maison que les Chasle habitaient, rue d’Alger, Antoine, à travers les explications désordonnées du concierge, parvenait encore mal à démêler ce qui avait eu lieu. Il s’agissait d’une petite fille qui venait tous les jours au-devant de M. Jules. Avait-elle voulu traverser la rue de Rivoli, voyant que ce soir M. Jules n’arrivait pas ? Un triporteur de livraison l’avait renversée et lui avait passé sur le corps. La marchande de journaux, attirée par l’attroupement, l’avait reconnue à ses nattes et avait pu donner son adresse. On l’avait rapportée inanimée à l’appartement.

M. Chasle, plié au fond de la voiture, ne pleurait pas ; mais chaque nouveau détail lui arrachait un sanglot houleux, qu’il étouffait en appuyant son poing sur sa bouche.

Devant la porte, un rassemblement s’attardait. On s’écarta sur le passage de M. Chasle, que ses deux compagnons durent soutenir jusqu’au dernier étage de l’escalier. Une porte bâillait à l’extrémité d’un couloir dans lequel M. Chasle s’engagea en flageolant. Le concierge, laissant passer Antoine, lui mit la main sur le bras :

– « Ma femme, pas bête, est partie à la recherche du petit médecin qui mange au restaurant d’à côté. J’espère qu’elle l’a trouvé. »

Antoine approuva de la tête, et suivit M. Chasle. Ils traversèrent une sorte de penderie qui sentait le placard moisi, puis deux pièces basses, carrelées, presque obscures, où l’air était étouffant malgré les fenêtres ouvertes sur une cour, dans la dernière, Antoine contourna une table ronde où quatre couverts attendaient sur une toile cirée noirâtre. M. Chasle ouvrit une porte, entra dans une pièce éclairée, et presque aussitôt s’affaissa, bégayant :

– « Dédette… Dédette… »

– « Jules ! » glapit une voix sévère.

Antoine ne vit d’abord rien d’autre qu’une lampe tenue à deux mains par une femme en peignoir rose, et dont la chevelure rousse, le front, la poitrine, resplendissaient dans la lumière : puis il distingua le lit que la femme éclairait, et sur lequel plusieurs ombres étaient penchées. Le jour crépusculaire qui entrait encore par la croisée venait se fondre au halo de la lampe, et la pièce était noyée dans une pénombre où tout semblait irréel. Antoine aida M. Chasle à s’asseoir, et s’avança vers le lit. Un homme jeune, à lorgnon, courbé en deux, et qui avait encore son chapeau sur la tête, lacérait avec des ciseaux les vêtements ensanglantés de la petite victime, dont on devinait le visage, versé sur le traversin, parmi les cheveux coagulés. Une vieille, à genoux, aidait le médecin.

– « Elle vit ? » demanda Antoine.

Le docteur se retourna, l’aperçut, hésita, s’essuya le front et répondit enfin sans conviction :

– « Oui… »

– « J’étais avec M. Chasle quand on est venu le chercher », expliqua Antoine, « et j’ai apporté de quoi donner les premiers soins. Docteur Thibault », ajouta-t-il à mi-voix, « chef de clinique aux Enfants-Malades. »

Le médecin s’était levé ; il fit un mouvement pour céder la place.

– « Faites, faites », dit aussitôt Antoine, reculant d’un pas. « Le pouls ? »

– « Presque incomptable », répondit l’autre qui reprit hâtivement sa besogne.

Antoine leva les yeux vers la jeune femme rousse, rencontra son regard anxieux, et proposa :

– « Le mieux, Madame, serait de téléphoner à un poste d’ambulance et de transporter tout de suite votre enfant à mon hôpital ? »

– « Non », fit une voix nette.

Alors Antoine distingua, debout à la tête du lit, une femme âgée – la grand-mère, sans doute, – qui le dévisageait de ses prunelles de paysanne, claires comme de l’eau : un nez pointu, des traits volontaires, ramassés dans un océan de graisse, dont les dernières vagues formaient les plis du cou.

– « Je sais bien que nous avons l’air d’être des pauvres », continua-t-elle, avec une inflexion de voix résignée. « Mais, quand même, nous autres, on préfère mieux rester mourir dans ses draps. Dédette n’ira pas à l’hôpital. »

– « Mais pourquoi, Madame ? » insista Antoine.

Elle déplissa le cou, avança le menton, et, d’un ton mélancolique, mais inflexible :

– « C’est notre goût ! » dit-elle simplement.

Antoine chercha des yeux la jeune femme ; elle écartait des mouches obstinées à se poser sur son visage lumineux, et ne semblait pas avoir d’avis. Alors il eut l’idée d’en appeler à M. Chasle. Le bonhomme était tombé à genoux au pied de la chaise où Antoine avait voulu l’asseoir, et il enfonçait sa tête entre ses bras repliés, pour ne plus rien entendre, pour ne plus rien voir. La vieille dame, qui surveillait tous les gestes d’Antoine, devina son intention et la prévint :

– « N’est-ce pas, Jules ? » fit-elle.

M. Chasle tressaillit :

– « Oui, maman. »

Elle eut l’air satisfait, et reprit, d’une voix maternelle :

– « Ne reste pas là, Jules. Tu seras mieux dans ta chambre. »

Le pauvre vieux leva son front blême ; ses yeux dansaient derrière ses lunettes. Il n’objecta rien, se mit debout, et quitta la pièce sur la pointe des pieds.

Antoine mordait sa lèvre, et, tout en envisageant l’opportunité d’une discussion, il retirait déjà sa veste, et roulait ses manches de chemise au-dessus des coudes ; puis il vint s’agenouiller au bord du lit. Il ne réfléchissait presque jamais sans commencer en même temps à agir, tant il était inapte à soupeser longuement les données d’un problème, tant il était impatient d’avoir pris un parti. Il lui importait moins de ne pas s’être trompé que d’être intervenu avec célérité et audace : penser n’était pour lui qu’un moyen de déclencher l’acte, fût-ce prématurément.

Avec le concours du docteur et de l’autre vieille, qui tremblait, il acheva de démailloter le corps de la fillette, dont la nudité chétive apparut enfin, très pâle, presque grise. Le triporteur avait dû renverser l’enfant avec une violence extrême, car elle était couverte d’ecchymoses, et une traînée sombre rayait la cuisse en biais, depuis la hanche jusqu’au genou.

– « C’est la droite », précisa le confrère. En effet, le pied droit était tordu, tourné en dedans, et la jambe, souillée de sang, paraissait déformée et plus courte.

– « Fracture du fémur ? » hasarda le médecin.

Antoine ne répondit pas. Il réfléchissait. « Elle est trop choquée », songea-t-il ; « il y a sûrement autre chose. Autre chose, mais quoi ? » Il tâta la rotule ; puis ses doigts remontèrent lentement le long de la cuisse ; et, tout à coup, par une plaie imperceptible qui se trouvait sur la face interne de la jambe, quelques centimètres au-dessus du genou, un jet de sang gicla.

– « Ah ! » fit-il.

– « La fémorale ? » s’écria l’autre.

Antoine s’était levé précipitamment.

D’avoir à prendre seul la décision lui donnait un afflux de force ; et, toujours, lorsqu’il était en présence d’autres êtres, le sentiment de sa puissance se trouvait exalté. « Un chirurgien ? » se demanda-t-il. « Non : elle n’arriverait pas vivante à l’hôpital. Alors, qui ? Moi ? Pourquoi non ? Et que faire d’autre ? »

– « Vous allez essayer de lier ? » questionna le docteur que le mutisme d’Antoine vexait.

Mais Antoine ne pensait pas à lui répondre. « Bien sûr », songea-t-il, « et sans attendre une seconde ; peut-être est-ce déjà trop tard ! » Il jeta autour de lui un regard aigu. « Lier. Avec quoi ? Voyons : la rousse n’a pas de ceinture ; les rideaux, pas d’embrasses. Un tissu élastique ? Ah, je l’ai ! » En un clin d’œil, il se débarrassa de son gilet, détacha ses bretelles, les rompit d’un coup sec, et, s’agenouillant de nouveau, en fit un garrot qu’il noua serré à la naissance de la cuisse.

– « Bon. Deux minutes pour souffler », dit-il en se relevant. La sueur coulait le long de ses joues. Il sentit tous les yeux fixés sur lui. « Elle est perdue si on ne l’opère pas sur-le-champ », articula-t-il d’une voix brève. « Essayons. »

Aussitôt tous s’écartèrent du lit, même la femme qui tenait la lampe, même le jeune docteur, troublé.

Antoine serrait les mâchoires, et son regard, contracté, brutal, semblait entièrement tourné en dedans. « Voyons », pensa-t-il, « du calme. Une table ? La table ronde que j’ai vue en entrant. »

– « Éclairez-moi », cria-t-il à la jeune femme. « Et vous, venez », ajouta-t-il, en s’adressant au médecin. D’un pas rapide, il entra dans la pièce voisine. « Bon », songea-t-il, « salle d’opération. » En un tournemain, il eut enlevé les couverts, et fait une pile des assiettes. « Ça, pour ma lampe », se dit-il. Il avait pris possession du logis, comme d’un champ de manœuvre. « La petite, maintenant. » Il retourna dans la chambre ; le médecin et la jeune femme suivaient tous ses gestes et marchaient dans ses pas. Il montra la fillette au médecin :

– « Je vais la prendre. Elle ne pèse rien. Vous, soutenez sa jambe. »

Glissant les bras sous les reins de l’enfant, qui poussa un faible gémissement, il la transporta jusque sur la table. Puis il prit la lampe des mains de la rousse, enleva l’abat-jour, et plaça la lampe sur la pile d’assiettes. « Je suis un type merveilleux », eut-il le temps de penser, en promenant un coup d’œil autour de lui. La lampe rayonnait comme une fournaise au milieu de rougeâtres ténèbres, d’où surgissaient le masque éclatant de la jeune femme, et le binocle du docteur ; une lumière impitoyable tombait sur le petit corps dont les membres tressaillaient par instants. L’air était chargé de mouches que l’orage électrisait. Antoine transpirait de chaleur, d’angoisse. « Vivra-t-elle jusqu’à ce que j’aie fini ? » se demanda-t-il ; mais une force, qu’il n’analysait pas, le soulevait. Jamais il n’avait été si sûr de lui.

Il saisit sa trousse, et, après en avoir retiré un flacon de chloroforme, une compresse, il la tendit au médecin :

– « Ouvrez ça quelque part. Sur le buffet. Enlevez la machine à coudre. Déballez tout. »

Puis, se retournant, le flacon à la main, il distingua des formes dans la sombre embrasure de la porte : les deux vieilles, immobiles, debout. L’une, la mère Chasle, avait de gros yeux fixes, comme un hibou ; l’autre pressait sur sa bouche ses deux mains jointes.

– « Allez ! » ordonna-t-il. Et, comme elles s’enfonçaient en reculant dans l’ombre de la chambre où était le lit, il désigna l’autre partie de l’appartement : « Non !… Plus loin. Par ici ! » Elles obéirent, traversèrent la pièce, disparurent, sans un mot.

– « Pas vous ! » cria-t-il, impatienté, à la femme rousse qui s’apprêtait à les suivre.

Elle fit volte-face. Une seconde, il la regarda : elle avait un beau visage, un peu charnu, et que la douleur sans doute ennoblissait : une expression de calme, de maturité qui lui plut. Malgré lui, il pensa : « Pauvre femme ! Mais j’ai besoin d’elle. »

– « Vous êtes la mère ? » demanda-t-il. Elle secoua la tête :

– « Non. »

– « Ah, tant mieux. » Tout en parlant, il avait imbibé la compresse et l’avait prestement dépliée sur le nez de l’enfant. « Eh bien, mettez-vous là, et prenez ça », dit-il en lui passant le flacon. « Quand je vous ferai signe, vous en remettrez. »

L’odeur du chloroforme se répandit dans la pièce. La petite gémit, fit plusieurs aspirations profondes, et se tut.

Un dernier coup d’œil : le terrain était déblayé : seules restaient les difficultés professionnelles. L’heure décisive était venue ; l’angoisse d’Antoine, comme par enchantement, se dissipa. Il s’approcha du buffet où le médecin achevait de disposer sur une serviette le contenu de la trousse. « Voyons », se dit-il, comme s’il cherchait encore à dérober quelques secondes : « La boîte des instruments, bon ! Le bistouri, les pinces. La boîte de gaze, le coton, ça va ! Alcool. Caféine. Teinture d’iode. Et cætera. Tout y est. Commençons. » Et, de nouveau, il eut la sensation d’être soulevé : ivresse joyeuse de l’acte ; confiance sans limite ; activité vitale tendue à son paroxysme ; et, par-dessus tout, exaltation de se sentir superbement grandi.

Il leva la tête, regarda un instant le jeune médecin dans les yeux ; il semblait dire : « Vous avez du cran. La partie est dure. À nous deux ! »

L’autre ne broncha pas. Il suivait maintenant, avec une attention servile, tous les mouvements d’Antoine. Il savait bien que l’opération était l’unique chance ; seul, jamais il ne l’aurait osée ; mais, avec Antoine, tout semblait possible.

« Le petit confrère n’est pas mal », pensa celui-ci ; « j’ai de la veine. Voyons. Une cuvette. Bah ! À quoi bon ? voilà qui est aussi bien. » Il empoigna la teinture d’iode et s’en inonda les bras jusqu’aux coudes.

– « À vous », dit-il, offrant la fiole au docteur, qui astiquait fiévreusement les verres de son lorgnon.

Un éclair strident, suivi d’un coup brutal, illumina la fenêtre.

« Un peu trop tôt, la fanfare », songea Antoine, « je n’avais même pas le bistouri en main. La rousse n’a pas tressailli. Ça va détendre les nerfs et rafraîchir ; je suis sûr qu’il y a 35° sous ce toit. » Il avait pris des compresses et les disposait autour de la jambe afin de limiter le champ opératoire.

Il tourna les yeux vers la jeune femme.

– « Quelques gouttes de chloroforme. Assez. Bon. »

« Elle obéit comme un soldat au feu », pensa-t-il. « Ces femmes ! » Puis, regardant avec attention la petite cuisse gonflée, il avala sa salive, et leva le bistouri :

– « Allons-y. »

D’un geste précis, il incisa.

– « Épongez », dit-il au médecin, penché près de lui. « Que c’est maigre », songea-t-il. « Nous allons tout de suite arriver dessus. Tiens, voilà ma Dédette qui ronfle. Bon. Faisons vite. Les écarteurs maintenant. » « À vous », souffla-t-il. L’autre lâcha les cotons imbibés de sang pour empoigner les écarteurs et faire béer la plaie.

Antoine s’arrêta une seconde : « Bien », se dit-il. « Ma sonde ? La voilà. Dans le canal de Hunter. La ligature classique ; tout va bien. Zim ! Encore un éclair. Celui-là n’a pas dû tomber loin. Sur le Louvre. Ou bien sur “ces messieurs de Saint-Roch”, peut-être… » Il se sentait très calme ; il ne s’inquiétait plus de l’enfant ni de la mort imminente : il réfléchissait joyeusement à « la ligature fémorale dans le canal de Hunter ».

« Zim ! Encore un. Et presque pas de pluie. On étouffe. L’artère est lésée au niveau du foyer de fracture : l’extrémité de l’os l’a déchirée ; c’est enfantin. Elle n’avait pourtant pas beaucoup de sang à perdre… » Un coup d’œil vers la petite : « Hum… Dépêchons ! C’est enfantin, mais on en meurt… Une pince, bon. Une autre. Voilà. Zim ! Ces éclairs sont insupportables ; effet facile… Je n’ai que de la soie plate ; tant pis. » Il brisa le tube, sortit Pécheveau, fit une ligature près de chaque pince. « Parfait. Nous touchons au but. La circulation collatérale suffit, surtout à cet âge-là. Je suis un type merveilleux. Est-ce que j’aurais raté ma vocation ? J’avais tout ce qu’il faut pour faire un chirurgien, un grand chirurgien… » Dans le silence, entre deux grondements de l’orage qui s’éloignait, on entendit le claquement sec des ciseaux dont les pointes coupaient les bouts de la soie. « Tout : le coup d’œil, le sang-froid, l’énergie, l’habileté… » Soudain, il tendit l’oreille, et pâlit :

– « Diable », fit-il à mi-voix.

L’enfant ne respirait plus.

Il écarta la femme d’une poussée brusque, arracha la compresse qui couvrait le visage de la petite opérée, et posa l’oreille sur le cœur. Le médecin et la jeune femme, les yeux braqués sur Antoine, attendaient.

– « Si ! Elle respire encore », murmura-t-il.

Il prit le poignet ; mais le pouls était si précipité qu’il renonça à compter les pulsations. « Pfuit ! » fit-il, et sa figure crispée se contracta davantage. Ses deux aides sentirent son regard passer sur eux ; mais il ne les voyait pas.

Il commanda d’un ton bref :

– « Vous, enlevez les pinces, faites un pansement ; et puis levez le garrot. Vite… Vous, donnez-moi de quoi écrire. Inutile, j’ai mon carnet. » Il s’essuyait fébrilement les mains avec une boule de coton. « Quelle heure est-il ? Pas encore neuf heures. Le pharmacien est ouvert. Vous allez y courir. »

Elle se tenait devant lui ; au mouvement imperceptible qu’elle esquissa, comme pour mieux croiser sur elle les deux côtés de son peignoir, il comprit qu’elle hésitait à sortir parce qu’elle était à demi nue ; et, l’espace d’une seconde, sa pensée évoqua sous l’étoffe ce corps plantureux. Il griffonna l’ordonnance et signa. « Une ampoule d’un litre. Courez, Madame, courez ! »

– « Et si ? » balbutia-t-elle.

Il la toisa :

– « Si c’est fermé », cria-t-il, « vous sonnerez, vous cognerez, jusqu’à ce qu’on ouvre ! Allez ! »

Elle s’éclipsa. Il pencha la tête, s’assura qu’elle s’éloignait en courant, puis se tourna vers le médecin :

– « Nous allons tenter le sérum. Et pas du sous-cutané, ça n’en vaut plus la peine : de l’intraveineux. Notre dernière chance. » Il prit deux petites fioles sur le buffet. « Le garrot est levé ? Bon. Faites-moi toujours une piqûre d’huile camphrée. Et puis une de caféine ; la moitié seulement, pauvre gosse… Mais, je vous en prie, faites vite. »

Il revint à l’enfant et reprit le frêle poignet entre ses doigts ; il ne percevait plus rien, à peine un frémissement accéléré. « Cette fois », pensa-t-il, « le pouls est franchement incomptable. » Alors il eut une minute de faiblesse, de désespoir.

– « Ah, nom de nom », bégaya-t-il. « Dire que tout est réussi, et que ça n’aura servi à rien ! »

D’instant en instant, le visage de l’enfant devenait plus livide. Elle mourait. Antoine aperçut, près des lèvres entrouvertes, deux petits cheveux enroulés, plus légers que des fils de la Vierge, et qui, par intervalles, se soulevaient : elle respirait toujours.

« Il n’est pas maladroit, pour un myope », songea-t-il, en surveillant le médecin qui faisait les piqûres. « Mais nous ne la sauverons pas. » Il ressentait plus de dépit encore que de chagrin. Il avait l’insensibilité des médecins, pour qui la souffrance des autres signifie expérience, profit, intérêt professionnel, et qui ne s’enrichissent guère qu’aux dépens de la douleur ou de la mort.

À ce moment, il crut entendre battre une porte, et s’élança au-devant de la jeune femme. Elle accourait, en effet, de son pas onduleux, se retenait de paraître essoufflée ; il lui arracha le paquet des mains.

– « De l’eau chaude », dit-il, ne pensant même pas à la remercier.

– « Bouillie ? »

– « Non. Pour tiédir le sérum. Vite. »

Il eut à peine le temps de développer le paquet, que déjà elle était revenue tenant une casserole fumante. Cette fois, sans la regarder, il murmura :

– « Bien. Très bien. »

Le temps pressait. En quelques secondes, il eut brisé les pointes de l’ampoule et assujetti le tube de caoutchouc. Au mur pendait un baromètre suisse, en bois sculpté. Il l’enleva d’une main, et de l’autre accrocha l’ampoule au clou. Puis il saisit la casserole d’eau chaude, hésita un dixième de seconde, et enroula le caoutchouc au fond. « Le sérum se chauffera en passant. Merveilleux ! » songea-t-il ; et il prit le temps de jeter un coup d’œil vers le médecin pour s’assurer que l’autre l’avait vu faire. Enfin, il revint à l’enfant, souleva le petit bras inanimé, le badigeonna d’iode, découvrit le vaisseau d’un coup de bistouri, glissa la sonde dessous et piqua l’aiguille dans la veine.

– « Ça passe », cria-t-il. « Prenez le pouls. Moi, je ne bouge plus. »

Dix interminables minutes s’écoulèrent, dans un absolu silence.

Antoine, le corps couvert de sueur, la respiration courte, les paupières plissées, attendait. Son regard ne quittait pas l’aiguille.

Il leva enfin les yeux vers l’ampoule :

– « Où en sommes-nous ? »

– « Presque un demi-litre. »

– « Et le pouls ? »

Le médecin secoua la tête, sans répondre.

Cinq autres minutes passèrent dans la même intolérable anxiété.

Antoine reporta les yeux sur l’ampoule :

– « Où en sommes-nous ? »

– « Reste un tiers de litre. »

– « Et le pouls ? »

Le médecin hésita :

– « Je ne sais pas. Je crois qu’il aurait plutôt tendance à… à revenir un peu… »

– « Pouvez-vous compter ? »

Une pause.

– « Non. »

« Si le pouls revenait… », pensa Antoine. Il eût donné dix ans de sa propre vie pour ranimer ce petit cadavre. « Quel âge ça a-t-il ? Sept ans ? Si je la sauve, avant dix ans d’ici elle fera de la tuberculose, dans ce taudis. Mais la sauverai-je ? Elle est à la limite – à l’extrême limite… Nom de nom, j’ai pourtant tout fait ! Le sérum passe. Mais il est trop tard… Attendons… Rien à faire, rien à essayer : attendre… La rousse a été très bien. Belle créature. Ça n’est pas la mère. Qu’est-ce que c’est, alors ? Chasle n’a jamais soufflé mot de tous ces gens. Ça n’est pas sa fille, pourtant ? Je n’y comprends rien. Et la vieille, avec ses airs… En tout cas, ils m’ont bien fichu la paix. Cette autorité qu’on prend tout d’un coup. Ils ont tous compris à qui ils avaient affaire. L’ascendant d’un type énergique !… Mais il aurait fallu réussir… Vais-je réussir ? Non, elle a dû perdre trop de sang dans le transport. En tout cas, pour l’instant aucun indice de mieux. Ah, nom de nom ! »

Il regarda les lèvres décolorées, et les deux fils d’or, qui, par intervalles, se soulevaient toujours. La respiration lui parut même un peu plus nette. Se trompait-il ? Une demi-minute passa. Un imperceptible soupir sembla gonfler la poitrine et s’en exhaler lentement, comme s’il épuisait un reste de vie. Antoine resta une seconde perplexe, l’œil fixe. Non, elle respirait toujours. Il fallait attendre, attendre, encore attendre.

Une minute plus tard, un autre soupir, presque distinct.

– « Où en êtes-vous ? »

– « L’ampoule est presque vide. »

– « Et le pouls ? Il revient ? »

– « Oui. »

Antoine respira.

– « Vous pouvez compter ? »

Le médecin tira sa montre, rajusta son lorgnon, se tut pendant une minute, et dit :

– « Cent quarante… Cent cinquante peut-être. »

– « C’est mieux que rien », laissa échapper Antoine.

Il se défendait de toutes ses forces, contre l’immense soulagement, qui déjà, malgré lui, l’envahissait. Pourtant, il ne rêvait pas, il y avait un mieux certain. Le souffle devenait plus régulier. Il dut faire effort pour ne pas changer de place ; il avait une envie puérile de siffler, de chanter. « C’est-mieux-que-rien-na-na-na-na », fredonna-t-il en lui-même, sur l’air qui l’obsédait depuis le matin. « Dans mon cœur… Dans mon cœur dort… na-na-na- na… Dort quoi ? – Ah, j’y suis ! » songea-t-il brusquement : « Un clair de lune ! Un clair de lune d’été !

Dans mon cœur dort un clair de lu-ne,

Un beau clair de lu-ne d’é-té… »

Il eut une seconde de délivrance, de véritable joie. « Et la petite est sauvée », pensa-t-il. « Il faut qu’elle soit sauvée !

Un beau clair de lu-ne d’é-té… »

– « L’ampoule est vide », constata le docteur.

– « Parfait ! »

À ce moment, l’enfant, qu’il ne quittait pas du regard, eut un frisson. Antoine se tourna quasi gaiement vers la jeune femme, qui, depuis un quart d’heure, adossée au buffet, n’avait pas remué un cil.

– « Eh bien, Madame », cria-t-il d’un ton bourru, « nous dormons ? Et la bouillotte ? » Il faillit sourire de sa stupéfaction. « Évidemment, Madame, ça tombe sous le sens ! Une boule, et bien chaude, pour réchauffer les petons de cette enfant ! »

Elle eut, au fond du regard, un bref éclair de joie, et disparut.

Alors Antoine, se penchant avec un redoublement de précaution, de tendresse, retira l’aiguille, et, du bout des doigts, mit une compresse sur la petite plaie. Puis il palpa le bras dont la main pendait, inerte encore.

– « Une autre ampoule d’huile camphrée, mon cher, à tout hasard ; et nous aurons épuisé le grand jeu. » Il ajouta entre ses dents : « Je ne serais pas surpris que nous tenions le bon bout. » De nouveau, une force, une force allègre, le soulevait.

La femme reparaissait déjà, un cruchon entre les bras. Elle hésitait ; et, comme il ne disait rien, elle s’approcha des pieds de l’enfant.

– « Pas comme ça, Madame », reprit Antoine sur le même ton brusque et gai. « Vous allez la brûler ! Donnez-moi ça. Dire qu’il faut que je vous apprenne à emmailloter une bouillotte ! » Et, souriant cette fois, il prit une serviette roulée qui traînait, jeta le rond sur le haut du buffet, enveloppa le cruchon et le cala contre les pieds de la fillette. La rousse le regardait, surprise par le sourire juvénile qui rajeunissait tout à coup ce visage.

– « Elle est… sauvée ? » hasarda-t-elle.

Il n’osa pas encore répondre oui.

– « Je vous dirai ça dans une heure », bougonna-t-il. Elle ne s’y méprit point. Elle l’enveloppa d’un regard hardi, chargé d’admiration.

« Qu’est-ce que cette belle fille fait ici ? » se demanda Antoine pour la troisième fois. Puis désignant la porte :

– « Et les autres ? »

Elle sourit imperceptiblement :

– « Ils attendent. »

– « Rassurez-les un peu, dites-leur qu’ils se couchent. Qu’ils aillent dormir. Et vous aussi, Madame, il faut aller vous reposer. »

– « Oh, moi… », murmura-t-elle, en s’en allant.

– « Remettons la petite dans le lit », proposa Antoine au médecin. « Comme tout à l’heure. Soutenez la jambe. Enlevez le traversin ; la tête à plat. Maintenant, le moment est venu d’organiser un appareil… Donnez-moi cette serviette. Et la ficelle du paquet. Nous allons improviser un extenseur. Faites passer la corde entre les barreaux. Bien. C’est commode, ces lits de fer. Maintenant, un poids. N’importe ! Ce pot. Non, voilà mieux : ce fer à repasser. Il y a tout ce qu’il faut ici. Mais oui, donnez. Là ! Demain, nous perfectionnerons. En attendant, ça va suffire à faire un peu d’extension… N’est-ce pas votre avis ? »

Le médecin ne répondit pas. Il regardait Antoine, fixement, comme Marthe dut regarder le Sauveur lorsque Lazare se fut dressé hors du cercueil. Ses lèvres s’entrouvrirent. Il balbutia seulement :

– « Puis-je… ranger votre trousse ? » Et, dans cette voix timide, résonnait un tel besoin de servir, de se dévouer, qu’Antoine en éprouva l’enivrement des chefs. Ils étaient seuls. Il alla vers le jeune homme et plongea son regard dans le sien.

– « Vous êtes un chic type, mon petit. »

L’autre en perdit le souffle. Antoine, plus intimidé encore que son jeune confrère, ne lui laissa pas le temps de répondre.

– « Maintenant, rentrez chez vous, mon cher. Il est tard. Nous n’avons pas besoin d’être deux ici. » Il hésita : « Je crois pouvoir dire qu’elle est sauvée. Je crois. Cependant, à tout hasard, je passerai la nuit, là, si vous permettez », continua Antoine, « car je n’oublie pas que c’est votre malade. Parfaitement. Je suis intervenu d’urgence parce que l’indication était formelle. N’est-ce pas ? Mais, dès demain, je laisse la petite entre vos mains. Et sans inquiétude : ce sont de très bonnes mains. » Tout en parlant, il avait reconduit le médecin jusqu’à la porte. « Voulez-vous repasser vers midi ? » ajouta-t-il. « Je reviendrai après l’hôpital ; nous conviendrons ensemble du traitement. »

– « Maître, je… je suis trop heureux d’avoir pu… »

C’était la première fois qu’Antoine s’entendait saluer comme un « maître ». Il huma tout entière cette bouffée d’encens, et, spontanément, il tendit au jeune homme ses deux mains. Il se ressaisit aussitôt :

– « Je ne suis pas un maître », dit-il d’une voix altérée. « Un élève, mon cher, un apprenti : un simple apprenti. Comme vous. Comme les autres. Comme tout le monde. On essaye, on tâtonne… On fait ce qu’on peut ; et c’est déjà bien. »

 

Antoine avait désiré, avec une sorte d’impatience, le départ du jeune médecin. Pour être seul ? Cependant, lorsqu’il entendit le pas de la jeune femme qui revenait, son visage s’anima.

– « Vous n’allez donc pas vous coucher, vous ? »

– « Non, docteur. »

Il n’insista pas.

La malade geignait ; elle eut un hoquet et cracha.

– « Bien ça, Dédette ! » fit-il ; « très bien ! » Il prit le pouls. « Cent vingt. De mieux en mieux. » Il regarda la femme, sans sourire : « Cette fois, je crois vraiment que nous avons le dessus. »

Elle ne dit rien ; il sentit qu’elle croyait en lui. Il ne savait comment entamer la conversation qu’il souhaitait.

– « Vous avez été bien courageuse », reprit-il. Et, comme toujours lorsqu’il était intimidé, il alla de l’avant : « Qu’est-ce que vous êtes, ici ? »

– « Moi ? Rien. Une voisine. Pas même une amie. C’est parce que j’habite l’appartement du cinquième. »

– « Mais alors, qui est la mère de l’enfant ? Je n’y comprends rien. »

– « Je crois que la mère est morte. C’était une sœur d’Aline. »

– « Aline ? »

– « La bonne. »

– « La vieille dont les doigts tremblaient ? »

– « Oui. »

– « Alors, l’enfant n’est pas du tout parente des Chasle ? »

– « Non. C’est une nièce qu’Aline élève ici ; aux frais de M. Jules, bien entendu. »

Ils parlaient à mi-voix, légèrement penchés l’un vers l’autre, et Antoine voyait de tout près les lèvres, les joues, cette chair éclatante, à laquelle la fatigue ajoutait une sorte de charme. Il se sentait à la fois déprimé et fiévreux, sans résistance contre ses instincts.

La fillette commençait à s’agiter dans son sommeil. Ils s’approchèrent ensemble du lit. La petite entrouvrit et referma les yeux.

– « C’est peut-être la lumière qui la gêne », dit la jeune femme, en prenant la lampe pour la placer en retrait. Puis, elle revint au chevet de la malade afin d’essuyer le petit front où perlait la transpiration. Et, comme elle se penchait, Antoine, qui la suivait des yeux, eut un choc : en ombre chinoise, sous l’étoffe du peignoir, il apercevait le corps de la jeune femme avec une précision aussi troublante que si elle se fût tout à coup trouvée nue devant lui. Il retenait son souffle ; il regardait, avec une sensation de brûlure au fond des yeux, le sein, dans la demi-lumière, s’abaisser et se relever mollement, au rythme de l’haleine. Les mains d’Antoine, glacées tout à coup, se crispèrent. Jamais il n’avait désiré aucune créature avec cette soudaine frénésie.

– « Mademoiselle Rachel… », chuchota quelqu’un.

Elle se releva :

– « C’est Aline qui voudrait venir près de sa petite. »

Elle souriait et semblait intercéder pour la bonne. Il était dépité de la venue d’un tiers ; mais il n’osa pas refuser.

– « Vous vous appelez Rachel ? » balbutia-t-il. « Oui, oui : qu’elle entre. »

C’est à peine s’il vit la vieille s’agenouiller au bord du lit. Il s’approcha d’une des fenêtres ouvertes ; ses tempes bourdonnaient ; aucune fraîcheur n’entrait du dehors ; au-dessus des toits, le clignement de quelques éclairs lointains blêmissait par instants le ciel. Il s’aperçut alors de sa fatigue ; il était resté debout trois ou quatre heures de suite. Il chercha un siège pour s’asseoir. Entre les croisées, deux matelas d’enfant, posés à même le carrelage, formaient une sorte de divan. Ce devait être la couchette habituelle de Dédette, et la chambre devait être celle d’Aline. Il se laissa tomber sur ce grabat, appuya le dos au mur, et de nouveau, ce fut comme s’il se livrait sans défense à sa convoitise : apercevoir encore une fois, dans la transparence du peignoir, le ferme contour du sein, sa palpitation ! Mais Rachel n’était plus placée dans la lumière.

– « Est-ce que la petite n’a pas remué la jambe ? » murmura-t-il, sans se lever. Elle fit un pas vers le lit, et tout son corps ondula sous l’étoffe.

– « Non. »

Les lèvres d’Antoine étaient desséchées, et il sentait toujours cette brûlure au fond des yeux. Il ne savait comment faire avancer Rachel devant la lampe.

– « Est-elle toujours aussi pâle ? »

– « Un peu moins. »

– « Mettez-lui la tête bien droite, voulez-vous ? À plat, et droite… »

Alors elle s’engagea dans la zone éclairée, mais ne fit que passer entre le foyer lumineux et Antoine. Cette seconde suffit à déchaîner de nouveau son désir. Il fut obligé de fermer les yeux, d’écraser son dos contre la muraille ; il restait là, les dents serrées, s’efforçant de garder les paupières closes sur sa secrète vision. L’odeur des grandes villes pendant l’été – ce relent fait de fumée, de crottin, de poussière d’asphalte – rendait l’air irrespirable. Les mouches frappaient l’abat-jour comme des balles et venaient harceler le visage moite d’Antoine. De temps à autre, le tonnerre continuait à gronder sur la banlieue.

Peu à peu, la chaleur, la fièvre, l’excès même de son trouble, triomphèrent de ses forces : il ne s’aperçut pas de la torpeur qui s’emparait de lui ; ses muscles se détendirent, ses épaules s’abandonnèrent contre le mur : il dormait.

 

Il fut tiré de son sommeil par une sollicitation particulière ; et, sans sortir d’une demi-somnolence, il eut l’impression d’éprouver quelque chose d’agréable. Il demeura un long moment dans cet état de confuse béatitude, avant de discerner par quelle partie de son corps, par quel point de sa frontière, s’insinuait cette tiède sensation de bien-être. Par sa jambe. Au même instant, il prit conscience que quelqu’un était venu s’asseoir près de lui ; que cette chaleur contre sa cuisse émanait d’un corps vivant ; que ce corps, cette chaleur étaient de Rachel ; et que ce qu’il éprouvait était en réalité un plaisir sensuel, lequel s’amplifiait encore depuis qu’il en avait constaté la source. La jeune femme avait dû glisser contre lui en dormant. Il eut la présence d’esprit de ne faire aucun geste. Il s’éveilla tout à fait. Le contact des deux cuisses s’établissait, à travers les étoffes, par une surface moins large que la main, où toute la sensibilité d’Antoine se trouvait pour l’instant concentrée. Il demeurait haletant, immobile, prodigieusement lucide, et puisant dans la confusion de leurs deux chaleurs une volupté plus irritante que dans le plus prolongé des baisers.

Tout à coup, Rachel s’éveilla, raidit les bras, s’écarta de lui sans hâte, et se redressa. Il fit mine de s’éveiller aussi, parce qu’elle remuait. Elle avoua, souriant :

– « J’ai un peu dormi. »

– « Moi aussi. »

– « Il fait jour », constata-t-elle, levant la main pour rajuster ses cheveux.

Antoine regarda sa montre : il allait être quatre heures.

L’enfant reposait, presque calme. Aline, les mains jointes, semblait prier. Antoine s’approcha et découvrit le lit. « Pas une goutte de sang : ça va. » Tout en suivant des yeux les mouvements de Rachel, il prit le poignet de la fillette, et compta cent dix.

« Comme sa jambe était chaude », pensa-t-il.

Rachel se contemplait dans un fragment de miroir fixé au mur par trois clous et riait. Avec son casque de cheveux roux, son col dégrafé, ses robustes bras nus, son regard libre, hardi, un rien moqueur, elle évoquait une figure de l’émeute républicaine : la Marseillaise sur des barricades.

– « Me voilà jolie ! » murmura-t-elle en faisant la moue. Elle savait bien que son teint et sa jeunesse gardaient leur fleur même à l’instant du réveil. Elle le lut clairement aussi sur la physionomie d’Antoine, lorsqu’il s’avança jusqu’auprès d’elle et vint la regarder dans le miroir. Elle remarqua que ce regard d’homme ne cherchait pas ses yeux, mais ses lèvres.

Cependant, Antoine s’aperçut lui-même dans la glace, les manches relevées sur ses bras brûlés d’iode, la chemise fripée et tachée de sang.

– « Et moi qu’on attendait pour dîner chez Packmell ! » dit-il.

Un sourire curieux illumina le visage de Rachel :

– « Tiens ? Vous allez quelquefois chez Packmell ? »

Leurs yeux riaient. Antoine se sentit tout joyeux : il n’avait guère d’autre expérience que celle des femmes de vie légère. Rachel lui parut soudain moins distante de son désir.

– « Je redescends chez moi », dit-elle. Et se tournant vers Aline, qui les examinait : « Si je peux être utile, n’hésitez pas à m’appeler. »

Puis, sans dire au revoir à Antoine, elle croisa les revers de son peignoir, et s’esquiva légèrement.

 

Dès qu’elle fut sortie, il eut envie de partir. « Respirer l’air frais », songea-t-il en jetant, par-dessus les toits, un regard vers le ciel matinal. « Et puis, rentrer chez moi, expliquer à Jacques… Je reviendrai après être passé à l’hôpital. Lavé, présentable. Je pourrai peut-être la faire demander, pour aider au pansement ? Ou bien, la prévenir, en montant ? Mais je ne sais même pas si elle habite seule… »

Pour le cas où la petite malade s’éveillerait avant son retour, il fit quelques recommandations à Aline. Puis, au moment de partir, un scrupule lui vint : qu’était devenu M. Chasle ?

– « Sa chambre donne dans le vestibule, près du poêle », expliqua la bonne.

Près du poêle, en effet, une porte de placard ouvrait sur un boyau qui s’évasait en triangle, et qu’éclairait, dans le fond, un jour de souffrance percé dans la cloison de l’escalier. C’était là. Tout habillé, étendu sur une couchette de fer, la bouche ouverte, M. Chasle ronflait doucement.

« L’imbécile, il s’est bien fourré du coton dans l’oreille ! » remarqua Antoine.

Il résolut de patienter quelques minutes, dans l’espoir que le bonhomme ouvrirait les yeux. Le long des murs, des images de piété étaient collées sur des cartons de couleur. Des livres – de piété, eux aussi, – garnissaient une étagère dont la planchette supérieure portait une mappemonde, entre deux alignements de flacons de parfumerie vides.

« Le cas Chasle… », se dit Antoine. « J’ai la manie des cas. Beaucoup plus simple : visage insignifiant, vie d’imbécile. Quand je m’applique à voir, je déforme, j’amplifie. Se méfier. C’est comme la bonne de Toulouse… Tiens, pourquoi ce rapprochement ? Parce que sa soupente s’aérait aussi par l’escalier ? Non, à cause de ce relent de savon de toilette… Curieux, les associations d’idées… » Il découvrit qu’il évoquait avec un vif plaisir la vision de cette servante d’hôtel, que, tout jeune homme encore, au cours d’un voyage avec son père pour un congrès, il était allé retrouver une nuit dans sa mansarde. Il eût payé cher, en cette minute, le corps potelé de cette fille, tel qu’il l’avait possédé entre les draps rugueux.

M. Chasle ronflait toujours. Antoine renonça à attendre et regagna le couloir qui menait sur le palier.

À peine eut-il mis le pied sur les marches, il se souvint que Rachel habitait au-dessous ; et, dès qu’il fut au tournant, il chercha des yeux la porte : elle n’était pas fermée ! C’était bien certainement la sienne, il n’y en avait pas d’autre. Pourquoi ouverte ?

Il n’eut pas le temps d’hésiter : il descendait sans oser ralentir le pas, il arrivait à l’étage.

Rachel était dans son antichambre, et se retourna, par hasard, en l’entendant marcher. Elle était fraîche, recoiffée ; elle avait changé son peignoir rose pour un kimono de soie blanche. Ses cheveux roux, au sommet de cette blancheur, faisaient penser à la flamme d’un cierge.

Il dit :

– « Au revoir, Mademoiselle. »

Elle vint à lui, dans l’embrasure :

– « Voulez-vous prendre quelque chose avant de vous en aller, docteur ? Je viens justement de faire du chocolat. »

– « Non, je suis trop sale. Vraiment. Au revoir ! »

Il lui tendit la main. Elle souriait à demi, et ne lui donna pas la sienne.

Il répéta :

– « Au revoir ! » Et, comme elle continuait à sourire sans prendre la main qu’il lui offrait, il ajouta : « Vous ne voulez pas me donner la main ? »

Il vit le sourire de la jeune femme se figer et son regard durcir. À son tour, elle tendit la main. Mais elle ne lui laissa pas le temps de la serrer : elle avait saisi Antoine avec force et l’avait attiré d’un geste brusque dans le vestibule, repoussant le battant derrière lui. Ils se trouvèrent debout, l’un devant l’autre. Elle ne souriait plus, et cependant elle n’avait pas rapproché les lèvres : il vit luire ses dents. L’odeur des cheveux l’enveloppait. Il pensa au sein nu, à la jambe brûlante. Il approcha durement son visage, et plongea son regard dans les yeux de Rachel, élargis tout près des siens. Elle ne recula pas ; à peine s’il sentit ployer la taille qu’il avait entourée de son bras : et ce fut elle qui jeta sa bouche sous les lèvres d’Antoine. Puis elle se dégagea avec effort, baissa la tête, et, souriant de nouveau, murmura :

– « Des nuits comme ça, énervent… »

Il apercevait, dans le fond, par les portes ouvertes, un lit sous des soies roses ; et le soleil levant faisait de cette alcôve lointaine et si proche, un vaste calice de fleur, baigné d’aurore.

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