IV

Ce même matin, vers onze heures et demie, Rachel vint frapper à la porte des Chasle.

– « Entrez ! » cria une voix aiguë.

Mme Chasle avait repris sa place dans la fenêtre ouverte de la salle à manger, et se tenait le buste droit, les pieds sur un tabouret, les mains inoccupées comme toujours. « Je suis honteuse de ne rien faire », disait-elle parfois. « Mais il y a un âge où l’on ne peut plus se tuer pour les autres. »

– « Comment va la petite ? » demanda Rachel.

– « Elle s’est éveillée, elle a bu, et puis elle s’est rendormie. »

– « M. Jules n’est pas là ? »

– « Non, il est sorti », répondit Mme Chasle, haussant les épaules avec une expression résignée.

Rachel se sentit déçue.

La vieille poursuivait tristement :

– « Toute la matinée, il a été comme un moustique. Ah, le dimanche est un jour infernal pour ceux qui ont des hommes. Je croyais que cet accident allait le rendre un peu convenable avec nous. Ouiche ! Déjà ce matin, il pensait à autre chose. Dieu sait à quoi ! Il avait ce nez allongé que je connais bien, depuis cinquante et des, que je l’endure. Il est parti pour la grand-messe, plus d’une heure en avance. Croyez-vous que c’est naturel ? Et il n’est pas encore rentré. Tenez », fit-elle, tandis que ses lèvres se pinçaient, « le voilà. Quand on parle de malheur… Je t’en supplie, Jules », reprit-elle, tendant le cou vers son fils qui entrait sur la pointe des pieds, « ne claque pas ainsi les portes. Ce n’est pas seulement pour ma maladie de cœur ; cette fois, c’est pour Dédette – qui en mourra. »

M. Chasle ne chercha pas à se disculper. Il semblait distrait et soucieux.

– « Venez voir la petite », lui proposa Rachel. Et dès qu’ils furent devant le lit de l’enfant endormie : « Il y a longtemps que vous le connaissez, ce docteur Thibault ? »

– « Quoi ? » fit Chasle. Son œil prit une expression effarée ; mais il sourit d’un air entendu, répéta : « Quoi ? » à la façon d’un écho, et se tut. Puis, comme quelqu’un qui se décide à faire une confidence, il se tourna brusquement vers elle :

– « Écoutez, Mademoiselle Rachel, vous avez été bien bonne pour Dédette, je vais vous demander un petit service. J’étais tellement échiné par tout ça que je n’avais sans doute pas ma tête à moi, ce matin : honnêtement, il faut que j’y retourne. Et tout de suite. Mais c’est si… si mortifiant de se présenter une seconde fois à ce guichet, tout seul ! Ne me dites pas non », supplia-t-il : « je vous donne ma parole d’honnête homme, Mademoiselle Rachel, que ça ne durera pas plus de six minutes. »

Elle consentit en souriant, sans rien comprendre à ce qu’il disait, prête déjà à s’amuser des extravagances du bonhomme, et désireuse aussi de profiter du tête-à-tête pour l’interroger sur Antoine. Mais, de tout le chemin, il ne parut pas entendre ses questions, et ne desserra pas les dents.

Midi était sonné depuis longtemps lorsqu’ils arrivèrent au poste de police. Le commissaire venait de partir. M. Chasle eut l’air si consterné, que l’employé prit la mouche :

– « Puisque je suis là, moi, c’est tout comme. Qu’est-ce que vous voulez ? »

M. Chasle lui glissa un coup d’œil craintif, et, n’osant plus se retirer, commença des explications :

– « C’est parce que j’ai réfléchi à tout ça. J’ai des choses à ajouter à ma déclaration. »

– « Quelle déclaration ? »

– « Je suis venu ce matin, j’ai parlé à ce guichet là-bas. »

– « Votre nom ? Je vais chercher le dossier. »

Rachel, intriguée, s’approcha. L’employé revint bientôt, une feuille à la main, et examina son homme des pieds à la tête :

– « Chasle ? Jules-Auguste ? C’est vous ? De quoi s’agit-il ? »

– « Eh bien, j’ai peur que Monsieur le commissaire n’ait pas bien compris où j’ai trouvé l’argent. »

– « Rue de Rivoli », fit l’autre en regardant le papier.

M. Chasle sourit, comme s’il eût gagné un pari :

– « Vous voyez ! Non, ça n’est pas tout à fait ça. J’y suis retourné, et ma foi, sur place, des détails me sont revenus qui peuvent être utiles à noter, pour être honnête. » Il toussa dans sa main et continua : « En somme, je n’ose pas affirmer que c’était dans la rue. C’était plutôt dans les Tuileries. Oui. J’étais dans le jardin, comprenez-vous ? J’étais même assis sur un banc de pierre qui est le deuxième après le kiosque aux journaux quand on va de la Concorde au Louvre. J’étais là, assis, et j’avais ma canne. Vous allez bientôt découvrir pourquoi j’insiste sur cette particularité. Je vois un monsieur et sa dame qui passent devant moi, et un enfant qui suivait par derrière. Ils causaient. Même que j’ai pensé : “En voilà deux qui ont su faire une famille, un enfant et cætera…” Vous voyez que je vous dis bien tout. Alors l’enfant, au moment qu’il passe devant mon banc, le voilà qui tombe. Il crie. Moi je n’ai pas l’habitude des fragilités, je ne bouge pas. La maman se précipite. Et alors, devant moi, presque à mes pieds, – ce n’était pas ma faute, n’est-ce pas ? – la voilà qui s’agenouille près de l’enfant, et, pour lui essuyer la figure, tire d’un petit sac de dame, qu’elle avait à la main, un mouchoir, ou je ne sais quoi. Moi, je suis resté assis. Eh bien », reprit-il en levant l’index, « c’est quand ils ont été repartis, que moi, jouant avec ma canne, avec le bout de ma canne, dans le sable, j’ai tout d’un coup aperçu l’argent. Je me suis rappelé tout ça après. J’ai toujours été ce qu’on appelle un homme scrupuleux. Mademoiselle pourra vous le dire : cinquante-deux ans, et rien à me reprocher : ça compte. Donc, il ne s’agit pas de dire ceci ou cela. Moi, j’en suis arrivé à croire que peut-être la dame et son petit sac y sont pour quelque chose dans cette histoire d’argent : et je le dis honnêtement. »

– « Vous n’avez pas pu courir après eux ? » demanda Rachel.

– « Ils étaient trop loin. »

L’employé leva le nez de ses écritures :

– « Pouvez-vous au moins donner leur signalement ? »

– « Le monsieur, je ne sais pas. La dame, elle, était en foncé ; une trentaine d’années peut-être. Le bébé avait une locomotive. Oui, ça, je suis sûr de cette particularité : une petite locomotive. Enfin, je dis petite, entendons-nous : je veux dire grande comme ça. Qu’il traînait. Vous inscrivez bien tout ? »

– « Soyez tranquille. C’est fini ? »

– « Oui. »

– « Je vous remercie. »

Rachel avait déjà gagné la porte. M. Chasle, au lieu de la suivre, s’accouda sur la planchette et inclina la tête vers le guichet.

– « Encore une petite particularité », murmura-t-il, devenant cramoisi. « Il est bien possible que j’aie commis une légère erreur ce matin en déposant l’argent. Oui. » Il s’arrêta pour s’éponger le front. « Je crois bien que j’ai remis deux billets, n’est-ce pas ? Deux billets de cinq cents francs ? Si, si, maintenant j’en suis sûr. C’est une erreur de ma part, ou plutôt une négligence. Parce que… ce que j’ai trouvé… ça n’était pas tout à fait ça : c’était un seul billet… Un billet de mille francs, vous comprenez ?… » Il ruisselait de sueur et s’épongea de nouveau. « Notez ça puisque j’y pense ; quoique ça revienne au même, en quelque sorte. »

– « Ça ne revient pas du tout au même », répliqua l’employé. « Je pense bien que c’est important ! Le monsieur qui a perdu un billet de mille francs, il aurait pu venir ici cent fois de suite, on ne lui aurait jamais remis vos deux billets de cinq cents. En voilà une histoire ! » Il toisait M. Chasle d’un regard mécontent. « Avez-vous seulement une pièce d’identité ? »

M. Chasle fouilla dans ses poches :

– « Non. »

– « Ça ne suffit pas », dit l’autre. « Je suis au regret, mais je ne peux pas vous laisser filer comme ça. Un agent va vous accompagner jusque chez vous : votre concierge témoignera que vos noms et domicile ne sont pas présupposés. »

M. Chasle semblait devenu indifférent à tout. Il s’épongeait toujours, mais son visage était rasséréné, presque souriant.

– « À votre service », dit-il poliment.

Rachel partit d’un éclat de rire. M. Chasle leva sur elle un regard plein de tristesse ; puis, après réflexion, il se décida à faire un pas vers elle, et, bégayant un peu :

– « Quelquefois, Mademoiselle Rachel, sous la jaquette d’un simple inconnu, il y a un cœur plus noble – oui, je dis plus noble, je veux dire aussi plus honnête, – que sous le chapeau haut de forme de tel ou tel, qui est considéré, et même chargé d’honneurs. » Le bas de son visage tremblait. Il regretta presque aussitôt sa vivacité : « Je ne dis pas cela pour vous, Mademoiselle Rachel. Ni pour vous, Monsieur l’agent », ajouta-t-il, regardant sans aucune timidité le sergent de ville qui venait d’entrer.

 

Rachel laissa M. Chasle et l’agent s’expliquer dans la loge, et remonta chez elle.

Antoine l’attendait sur le palier.

Elle était bien loin de penser le trouver là. Elle ressentit, en l’apercevant, une joie violente qui lui fit un instant baisser les paupières, mais qui parut à peine sur son visage.

– « J’ai sonné, sonné. J’étais au désespoir », avoua-t-il.

Ils se regardaient gaiement avec un sourire complice.

– « Qu’est-ce que vous faites ce matin ? » demanda-t-il, ravi de la trouver si élégante dans ce tailleur de toile claire et sous ce chapeau fleuri.

– « Ce matin ? Mais il est une heure passée. Et je n’ai pas déjeuné, moi. »

– « Moi non plus. » Il se décida tout à coup : « Vous voulez venir déjeuner avec moi, dites ? Vous voulez ? Oui ? » Elle souriait, conquise par cet air d’enfant avide qui ne sait déguiser ses désirs.

– « Dites oui ! »

– « Eh bien, oui ! »

– « Ah », fit-il. Et sa poitrine se dilata.

Elle reprit, en ouvrant sa porte :

– « Le temps de prévenir ma femme de ménage et de la renvoyer chez elle. »

Il resta seul, une minute, à l’entrée du vestibule. Il retrouvait les sensations qu’il avait eues le matin, lorsqu’elle s’était avancée vers lui. « Comme elle m’a donné sa bouche », pensa-t-il ; et il fut si remué qu’il s’appuya du poing au mur.

Rachel revenait déjà.

– « Allons », fit-elle ; et elle ajouta : « J’ai faim ! » avec un sourire animal, qui semblait appeler le plaisir.

Il proposa gauchement :

– « Préférez-vous sortir seule, et que je vous rejoigne dans la rue ? »

Elle se tourna en riant :

– « Moi ? Je suis complètement libre, et ne me cache jamais de rien ! »

Ils prirent la rue de Rivoli. Antoine remarqua de nouveau l’aisance rythmée de son pas qui lui donnait l’air de danser dès qu’elle se déplaçait.

– « Où allons-nous ? » demanda-t-il.

– « Et si l’on entrait là, tout simplement ? Il est si tard ! » Du bout de son ombrelle, elle indiquait, au coin de la rue, un restaurant de quartier.

À l’entresol, il n’y avait personne. Les petites tables s’alignaient le long des fenêtres en demi-cercle, qui donnaient sous les arcades et qui, ouvertes au ras du sol, éclairaient de façon inattendue la salle basse. La température était fraîche, l’ombre constante. Ils s’installèrent l’un en face de l’autre, avec des regards d’enfants qui vont jouer.

– « Je ne sais même pas votre nom, » remarqua-t-il soudain.

– « Rachel Gœpfert. Vingt-six ans. Menton ovale. Nez moyen… »

– « Et toutes ses dents ? »

– « Vous allez voir ! » s’écria-t-elle, en se jetant sur un ravier de saucisson.

– « Méfiez-vous, il doit être à l’ail. »

– « Tant pis », répliqua-t-elle. « J’adore m’encanailler. »

Gœpfert… À l’idée qu’elle était peut-être israélite, le peu qui subsistait chez Antoine de son éducation s’émut : juste assez pour assaisonner l’aventure d’un piment d’indépendance et d’exotisme.

– « Mon père était juif », déclara-t-elle, sans bravade, et comme si elle eût deviné les pensées du jeune homme.

Une serveuse à manches de crémière apportait la carte.

– « Mixed grill ? » proposa Antoine.

Le visage de Rachel s’éclaira d’un très étrange sourire, que, visiblement, elle n’avait pas été maîtresse de réprimer.

– « Pourquoi riez-vous ? C’est excellent. Il y a un tas de bonnes choses grillées ensemble, des rognons, du bacon, des saucisses, des côtelettes… »

– « … avec du cresson et des pommes soufflées », renchérit la serveuse.

– « Je sais, je veux bien », dit-elle ; et la gaieté qu’elle était parvenue à refouler semblait pétiller encore dans son regard énigmatique.

– « Vous boirez ? »

– « De la bière. »

– « Moi aussi. Bien fraîche. »

Il la contemplait tandis qu’elle grignotait les feuilles d’un petit artichaut cru.

– « J’adore tout ce qui est vinaigré », confessa-t-elle.

– « Moi aussi. »

Il se voulait pareil à elle. Il se retenait de l’interrompre à chaque mot, pour s’écrier : « C’est comme moi ! » Tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle faisait, correspondait à ce qu’il attendait d’elle. Elle s’habillait exactement comme il avait toujours souhaité qu’une femme s’habillât. Elle portait au cou un collier de vieil ambre, dont les gros grains, translucides et allongés, faisaient penser à des fruits, à d’énormes raisins de Malaga, à des mirabelles gonflées de soleil. Et, sous l’ambre, sa chair avait un rayonnement laiteux, troublant. Antoine se sentait devant elle semblable à un être affamé, dont rien, jamais, ne parviendrait à rassasier la fringale. « Comme elle m’a donné sa bouche… », songea-t-il de nouveau, avec un afflux de sang au cœur. Et elle était là, en face de lui, la même… Elle souriait !

On venait de poser sur la table deux chopes de bière mousseuse. Ils eurent la même impatience d’y goûter. Antoine s’amusa à boire en même temps que Rachel, sans la quitter des yeux ; et lorsqu’il sentit la gorgée piquante et savonneuse baigner sa langue et s’y tiédir, à la seconde même où Rachel laissait couler contre la sienne le même liquide glacé, ce fut comme si leurs deux bouches se confondaient encore une fois. Il en demeura une minute étourdi, avant d’entendre de nouveau sa voix :

– « … elles le traitent comme leur domestique », disait-elle.

Il se ressaisit :

– « Qui ça, elles ? »

– « La mère et la bonne. » (Il comprit que Rachel parlait des Chasle.) « La vieille n’appelle jamais son fils autrement que : Dadais ! »

– « Avouez que cela ne lui va pas si mal. »

– « Dès qu’il est entré, elle le houspille. Le matin, c’est lui qui décrotte leurs chaussures sur le palier, même les bottines de la petite. »

– « Monsieur Chasle ? » fit Antoine amusé. Il aperçut le bonhomme écrivant sous la dictée de M. Thibault, ou recevant à la place de son patron un collègue des Sciences Morales.

– « Et elles s’y entendent pour le dépouiller ! Elles vont jusqu’à lui voler son argent dans sa poche, sous prétexte de lui brosser le dos quand il va sortir. L’an dernier, la vieille a signé pour trois ou quatre mille francs de billets, en imitant la signature de son fils. On a cru que M. Jules allait en tomber malade. »

– « Et qu’est-ce qu’il a fait ? »

– « Mais il a tout payé, naturellement. En six mois ; par petites sommes. Il ne pouvait pas dénoncer sa mère. »

– « Nous qui le voyons tous les jours, nous ne soupçonnions rien de tout ça. »

– « Vous n’étiez jamais venu chez eux ? ».

– « Jamais. »

– « Maintenant ils sont meublés pis que des pauvres. Mais il fallait voir leur petit intérieur, il y a encore deux ans. Dans ce logement carrelé, à boiseries, à placards, on se serait cru – vous savez ? – du temps de Voltaire. Des meubles en marqueterie, des tableaux de famille, même de la vieille argenterie. »

– « Et qu’est-ce devenu ? »

– « Tout a été vendu en catimini par les deux femmes. Un soir, M. Jules revenait : le secrétaire Louis XVI avait décampé. Un autre jour, c’était la tapisserie, les bergères, la pendule, les miniatures. Même le portrait du grand-père, un beau gaillard en uniforme, avec un tricorne sous le bras et une carte dépliée devant lui. »

– « Noblesse d’épée ? »

– « Presque : il avait servi en Amérique, sous La Fayette. »

Il remarqua qu’elle était bavarde, mais qu’elle racontait assez bien ; les détails qu’elle donnait avaient de la couleur. Elle était intelligente. Elle avait surtout un tour d’esprit, une façon d’observer et de retenir, qu’il appréciait.

– « À la maison », dit-il, « jamais il ne se plaint. »

– « Oh, moi je l’ai aperçu bien souvent, le soir, qui s’était réfugié dans l’escalier pour pleurer ! »

– « C’est à ne pas croire ! » s’écria-t-il.

Il avait jeté cette exclamation avec un regard, un sourire, si vivants, qu’elle cessa de penser à ce qu’elle racontait, pour ne plus songer qu’à lui.

Il demanda :

– « Sont-ils vraiment dans une telle misère ? »

– « Bien sûr que non ! Tout cet argent-là, les deux vieilles en font un magot, qu’elles cachent. Et elles ne se privent de rien, je vous assure ; seulement, elles lui font des scènes lorsqu’il s’achète des boules de gomme ! Ah ! si je vous racontais tout ce qu’on sait dans la maison !… Aline a voulu… Devinez !… Se faire épouser par M. Jules ! Ne riez pas ; il s’en est fallu de peu ! Elle était d’accord avec la vieille. Heureusement, un jour, elles se sont disputées… »

– « Et Chasle, il voulait bien ? »

– « Oh, il aurait fini par dire oui, à cause de Dédette. C’est sa passion. Quand elles ont quelque chose à obtenir de lui, elles le menacent de renvoyer la petite en Savoie, au pays d’Aline ; alors il pleure et promet tout ce qu’elles veulent. »

Il n’écoutait guère ce que Rachel disait : il regardait remuer cette bouche qu’il avait baisée : une bouche bien dessinée, charnue au milieu, et, dans les commissures, fine comme une incision ; au repos, les deux coins des lèvres se relevaient à peine, en un demi-sourire suspendu, qui n’était pas moqueur, mais calme, gai.

Il pensait si peu à ce pauvre Chasle, qu’il déclara, à mi-voix :

– « Je suis un homme heureux, vous savez. » Puis il rougit.

Elle éclata de rire. Après avoir, la veille, devant la table d’opération, si bien mesuré la valeur de cet homme, elle était ravie de ce côté puéril qu’elle lui découvrait, et qui le rapprochait d’elle.

– « Depuis quand ? » demanda-t-elle.

Il mentit un peu :

– « Depuis ce matin. »

C’était vrai, tout de même. Il se souvint de l’impression qu’il avait eue, en sortant de chez Rachel, en s’élançant dans la rue ensoleillée : jamais il ne s’était senti si en forme. Il se rappelait, devant le pont Royal, s’être jeté dans un encombrement avec un sang-froid exceptionnel, et s’être dit, en se faufilant parmi les voitures : « Comme je suis sûr de moi, comme je suis en ce moment maître de mes forces ! Et il y a des gens qui nient le libre arbitre ! »

– « Laissez-moi vous servir », dit-il, « ce cèpe grillé ? »

– « With pleasure . »

– « Vous parlez l’anglais ? »

– « Bien sûr. Si son vedute cose più straordinarie . »

– « L’italien aussi ? Et l’allemand ? »

– « Aber nicht sehr gut . »

Il réfléchit une seconde :

– « Vous avez voyagé ? »

Elle se retint de sourire :

– « Un peu. »

Il chercha son regard, tant l’intonation lui avait paru sibylline.

– « Qu’est-ce que je disais ? » reprit-il.

Peu importaient les paroles : ils sentaient un échange incessant se faire entre eux, par leurs regards et leurs sourires, par leurs voix, par leurs moindres gestes.

Elle dit, l’examinant tout à coup :

– « Comme vous êtes différent de celui que j’ai vu cette nuit… »

– « Je vous jure que c’est le même », fit-il, levant ses mains encore jaunies par l’iode. « Je ne peux pourtant pas jouer au grand praticien, quand je n’ai qu’une côtelette à désosser ! »

– « J’ai eu le temps de bien vous regarder, savez-vous ! »

– « Et alors ? »

Elle se tut.

– « C’était la première fois que vous assistiez à une séance de ce genre ? » reprit-il.

Elle le regarda, ne répondit pas tout de suite, et se mit à rire :

– « Moi ? » fit-elle, sur un ton qui semblait dire : « J’en ai vu bien d’autres ! » Mais elle rompit aussitôt les chiens :

– « Vous opérez comme ça tous les jours ? »

– « Jamais. Je ne fais pas de chirurgie. Je suis médecin, je suis spécialiste d’enfants. »

– « Pourquoi n’êtes-vous pas chirurgien ? Un homme comme vous ! »

– « Il faut croire que ce n’était pas ma vocation. »

– « Ah, que c’est dommage ! » soupira-t-elle.

Il y eut une courte pause. Ce qu’elle venait de dire éveillait en lui un écho de mélancolie.

– « Bah, médecin, chirurgien… », fit-il à haute voix. « On se fait bien des idées fausses, au sujet de la vocation. On croit toujours avoir choisi. Ce sont les circonstances… » (Elle vit reparaître sur ses traits comme l’ébauche de ce masque viril qui l’avait si fort séduite la veille, au chevet de l’enfant.) « À quoi bon remettre en question ce qui est fait ? » poursuivit-il. « Le chemin qu’on a pris est toujours le meilleur, pourvu qu’il permette d’aller de l’avant ! » Et, songeant soudain à cette belle créature assise en face de lui, songeant à la place qu’elle s’était, en quelques heures, déjà taillée dans sa vie, il se dit, avec une subite anxiété : « Oui, mais d’abord, que ça ne m’empêche pas de travailler ! D’arriver ! »

Elle distingua cette ombre qui passait sur son front :

– « Vous devez être terriblement têtu ? »

Il sourit :

– « Vous n’allez pas vous moquer de moi ? Longtemps j’ai eu pour devise un mot latin, qui veut dire : Je tiendrai ! Stabo ! Je l’avais fait reproduire sur mon papier à lettres, je l’inscrivais sur la feuille de garde de mes livres… » Il tira sa chaîne de montre : « Je l’ai même fait graver sur un cachet ancien, que je porte encore. »

Elle prit le bijou qui pendait au bout de la chaîne :

– « Il est ravissant. »

– « C’est vrai ? Il vous plaît ? »

Elle comprit, et, le lui rendant :

– « Non. »

Déjà, il avait détaché la breloque :

– « Je vous en prie. »

– « Vous êtes fou. »

– « Rachel… En souvenir de… »

– « De quoi ? »

– « De tout. »

Elle répéta : « De tout ? » sans cesser de le regarder bien en face, avec un rire franc.

Ah, qu’elle lui plaisait en ce moment ! Comme il aimait ce sourire libre, presque un sourire de garçon ! Elle différait autant des professionnelles qu’il avait connues que des jeunes filles ou des jeunes femmes qu’il avait eu l’occasion de rencontrer dans le monde ou dans les hôtels pendant les vacances, et qui l’intimidaient sans presque jamais l’attirer. Rachel ne l’intimidait pas : elle était sur le même plan que lui. Elle avait le charme païen, et même un peu de cette simplicité qu’ont les filles qui aiment leur métier ; mais elle possédait ce charme-là sans rien avoir d’équivoque ni de vulgaire. Qu’elle lui plaisait ! Il ne trouvait pas seulement en elle une partenaire incomparable : pour la première fois de sa vie, il pensait avoir une compagne, une amie.

Depuis le matin, cette idée le hantait. Il avait déjà échafaudé toute une combinaison d’existence nouvelle, où Rachel aurait sa part. Seul, le consentement de l’intéressée manquait encore au contrat. Aussi, avec une impatience enfantine, brûlait-il de lui prendre les mains, de lui dire : « Vous êtes celle que j’attendais. Je veux renoncer aux amours de hasard. Mais j’ai horreur de l’incertain, réglons la suite de nos relations. Vous serez ma maîtresse. Organisons-nous. » À plusieurs reprises, il avait laissé percer sa préoccupation et hasardé un mot qui cherchait à engager l’avenir : elle n’avait jamais eu l’air de comprendre ; et il devinait en elle une réserve qui le faisait hésiter à démasquer ses plans.

– « N’est-ce pas qu’on est bien, ici ? » dit-elle, croquant une grappe de groseilles givrées qui lui mit du carmin aux lèvres.

– « Oui. À retenir. On trouve de tout à Paris, même la province. » Il ajouta, montrant la salle vide : « Et pas de rencontres à craindre. »

– « Ça vous ennuierait d’être vu avec moi ? »

– « Voyons ! C’est pour vous que je dis ça. » Elle haussa les épaules :

– « Pour moi ? » Elle eut plaisir à sentir combien elle l’intriguait, et ne se hâta pas de s’expliquer davantage. Pourtant, il l’interrogeait du regard avec tant de secrète anxiété, qu’elle finit par confier : « Je vous répète que je n’ai de comptes à rendre à personne. J’ai de quoi vivre, modestement, et m’en contente. Je suis libre. »

La figure crispée d’Antoine s’était détendue naïvement. Elle comprit qu’il traduisait : « Je t’appartiens, si tu le veux. » Avec tout autre, elle se fût insurgée ; mais il lui plaisait ; et elle éprouvait encore plus d’agrément à se sentir désirée, que d’agacement à voir combien il se trompait sur elle.

On apportait le café. Elle se tut et réfléchit. Elle-même, d’ailleurs, n’avait pas été sans envisager l’éventualité d’une liaison, puisqu’elle s’était surprise, tout à l’heure, à penser : « Je lui ferai couper cette barbe. » Cependant, elle ne le connaissait pas ; ce goût qu’elle avait aujourd’hui pour lui, elle l’avait, en somme, éprouvé déjà, pour d’autres. Il ne fallait pas qu’il se méprît, et continuât à la regarder, comme en ce moment, avec autant d’assurance que de gourmandise…

– « Une cigarette ? »

– « Non, j’en ai là, de plus douces. »

Il lui tendit la flamme d’une allumette ; elle tira une bouffée, dont elle s’enveloppa.

– « Merci. »

Certes, il importait, dès le début, d’éviter les malentendus. Elle pouvait d’autant mieux se permettre la franchise, qu’elle sentait bien ne courir aucun risque. Elle avança un peu sa tasse, mit ses coudes sur la nappe et son menton sur ses doigts enlacés. Ses paupières, plissées par la fumée, voilaient presque complètement son regard.

– « Je dis que je suis libre », accentua-t-elle ; « je ne dis pas que je sois disponible. Vous saisissez ? »

Il avait repris son air fatal. Elle continua :

– « Je vous avoue que j’ai déjà été sérieusement étrillée par la vie. Je n’ai pas toujours eu ma liberté. Il y a deux ans, je ne l’avais pas. Aujourd’hui, je l’ai. J’y tiens. » (Elle se croyait sincère.) « J’y tiens tellement que, pour rien au monde, je ne consentirais plus à l’aliéner. Vous saisissez ? »

– « Oui. »

Il y eut un silence. Il l’examinait. Elle sourit un peu, sans le regarder, en tournant sa cuillère dans sa tasse.

– « D’ailleurs, je vous le dis simplement, je n’ai rien de ce qu’il faut pour faire une amie fidèle, une maîtresse de tout repos. J’aime à me passer tous mes caprices. Tous. Pour ça, il faut être libre. Je veux rester libre. Vous saisissez ? » Et, posément, elle lampa son café, à petits coups, en se brûlant.

Antoine eut une minute de désespoir. Tout s’écroulait. Pourtant elle était encore là, devant lui ; rien n’était perdu. Il ne savait pas renoncer à ce qu’il voulait fortement ; il n’avait pas l’habitude des défaites. En tout cas, la situation était franche ; cela valait mieux que de s’illusionner ; bien renseigné, on peut agir. Pas un instant, l’idée qu’elle lui échapperait peut-être, qu’elle se refuserait à ses projets d’association, ne lui parut possible. Il était ainsi : certain, toujours, d’atteindre le but.

Ce qu’il fallait, c’était mieux la comprendre, déchirer ce voile qui l’entourait encore.

– « Il y a deux ans, vous n’étiez pas libre ? » murmura-t-il sur un ton nettement interrogatif. « L’êtes-vous vraiment, pour toujours ? »

Rachel le considéra comme elle eût fait d’un enfant. Puis son regard se nuança d’ironie. Elle semblait dire : « Je vais vous répondre, mais parce que je le veux bien. »

– « L’homme avec qui je vivais est installé dans le Soudan égyptien », expliqua-t-elle : « il ne reparaîtra jamais en France. » Elle termina sa phrase par un petit rire silencieux, et déroba son regard. Puis elle coupa court :

– « Allons », fit-elle en se levant.

Dehors, elle reprit le chemin de la rue d’Alger. Antoine l’accompagnait en silence ; il se demandait ce qu’il allait faire ; il ne pouvait se résoudre à la quitter déjà.

Rachel vint à son aide, lorsqu’ils arrivèrent devant la porte :

– « Vous montez voir Dédette ? » proposa-t-elle. Puis, sans broncher, elle ajouta : « Mais, je dis ça, peut-être êtes-vous occupé ailleurs ? »

Antoine avait, en effet, promis de retourner chez son petit malade de Passy. Il avait aussi à relire les épreuves d’un rapport que son patron lui avait communiqué ce matin, à l’hôpital, en le priant de vérifier les références. Il voulait surtout aller dîner à Maisons-Laffitte, où il était attendu, et où il avait la ferme intention de ne pas arriver trop tard, afin de causer un peu avec Jacques. Mais, de tout cela, dès l’instant où il entrevit la possibilité de suivre Rachel, rien ne subsista.

– « Je suis libre toute la journée », affirma-t-il, s’effaçant pour la laisser entrer.

C’est à peine s’il fut effleuré par l’idée du travail compromis, d’une perturbation dans sa façon de se conduire. Tant pis. (Il était presque sur le point de penser : Tant mieux.)

Ils montèrent l’escalier sans dire un mot.

Arrivée chez elle, elle mit sa clef dans la serrure et se retourna. Le désir éclatait sur son visage : un désir sans subtilités ni déguisements ; un désir affranchi, joyeux, irrésistible.

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