X

« Je me mens sans cesse », pensait Mme de Fontanin, « si j’étais franche avec moi-même, je n’espérerais rien. »

Debout près d’une des fenêtres du salon, elle suivit un moment des yeux, sans soulever le rideau de tulle, les allées et venues, dans le jardin, de Jérôme, Daniel et Jenny.

« Comme les êtres les plus droits peuvent vivre à l’aise dans le mensonge ! » se dit-elle. Mais, de même qu’il lui arrivait souvent de ne pouvoir s’empêcher de sourire, de même elle ne pouvait empêcher son bonheur de monter par moments en elle, comme un flot.

Elle quitta la croisée et vint sur la terrasse. C’était l’heure où les yeux se fatiguent à vouloir discerner les contours ; le ciel était moiré, et de pâles étoiles y paraissaient déjà. Mme de Fontanin s’assit. Ses regards errèrent un instant sur l’horizon familier. Elle soupira. Elle savait bien que Jérôme ne continuerait pas à vivre auprès d’elle, comme il faisait depuis deux semaines : elle savait bien que ce foyer retrouvé serait, une fois de plus, éphémère ! Est-ce que, dans l’attitude même de Jérôme à son égard, dans sa tendresse empressée, elle ne retrouvait pas, avec un plaisir mêlé de crainte, celui qu’il avait toujours été ? N’était-ce pas une preuve qu’il n’avait pas changé, et qu’il s’en irait bientôt, ainsi qu’il avait toujours fait ? Déjà, il n’était plus le Jérôme vieilli, prostré, qu’elle avait ramené de Hollande, et qui s’accrochait à elle comme un naufragé. Déjà, malgré les airs d’enfant puni qu’il prenait dès qu’il était seul avec elle, malgré les soupirs résignés et dignes qu’il laissait échapper dès qu’il se souvenait de son deuil, déjà il avait sorti de sa malle des costumes d’été, et pris, à son insu, une mine rajeunie. Ce matin même, lorsque avant le déjeuner elle lui avait dit : « Allez donc chercher Jenny au club, cela vous promènera un peu », il avait fait semblant de céder avec indifférence à son conseil ; mais il s’était levé sans se faire prier et, peu après, elle l’avait vu sortir d’un pas rapide, en pantalon de flanelle blanche, la taille redressée dans un veston clair ; même, elle l’avait surpris cueillant au passage un brin de jasmin pour sa boutonnière.

À ce moment, Daniel s’aperçut que sa mère était seule et vint la rejoindre. Depuis le retour de son mari, Mme de Fontanin se sentait un peu gênée devant son fils. Daniel n’était pas sans l’avoir remarqué : aussi multipliait-il ses visites à Maisons et s’efforçait-il d’être plus attentionné que jamais, désirant ainsi faire entendre qu’il devinait bien des choses et ne désapprouvait rien.

Il s’allongea dans un fauteuil de toile, très bas, un fauteuil qu’il affectionnait, et il sourit à sa mère en allumant une cigarette. (Comme il avait les mains, les gestes de son père !)

– « Tu ne repars pas ce soir, mon grand ? »

– « Mais si, maman. J’ai un rendez-vous de bonne heure, demain. »

Il se mit à parler de ses travaux, ce qu’il faisait rarement : il préparait pour la rentrée un numéro de l’Éducation esthétique, consacré aux plus jeunes écoles de peinture en Europe, et le choix de nombreuses reproductions, qui devaient illustrer le texte, l’amusait fort. Puis la conversation tomba.

Le silence était plein des murmures du soir, que dominait, sous la terrasse, le crissement des grillons dans le saut-de-loup de la forêt ; un goût d’aromates brûlés passait par moments dans le souffle qui traversait les sapins et qui faisait bruire sur le sable les feuilles fibreuses et les écorces des platanes. Une chauve-souris vint, de son battement d’ailes précipité et mou, frôler les cheveux de Mme de Fontanin ; celle-ci ne put retenir un léger cri.

– « Seras-tu là, dimanche ? » demanda-t-elle.

– « Oui je viendrai demain pour deux jours. »

– « Tu devrais inviter ton ami à déjeuner… Je l’ai justement rencontré hier, dans le village. » Elle ajouta, – un peu parce qu’elle le pensait réellement, un peu parce qu’elle attribuait à Jacques les qualités qu’elle croyait remarquer chez Antoine, un peu aussi pour faire plaisir à Daniel : « Quelle nature sincère et généreuse ! Nous avons fait un long bout de chemin ensemble. »

Le visage de Daniel s’assombrit. Il se rappela l’étrange surexcitation de Jenny, le soir de la promenade en forêt avec Jacques.

« Petite âme mal poussée, mal partie, sans équilibre », songea-t-il avec chagrin ; « trop mûrie par la réflexion, la solitude, les lectures… Et tellement ignorante de la vie ! Qu’y puis-je ? Elle se défie un peu de moi, maintenant. Si seulement elle avait une santé solide : mais des nerfs de petite fille ! Et ce romantisme ! Ce besoin de se croire incomprise, ce perpétuel refus de s’expliquer ! Un orgueil silencieux qui envenime tout ! À moins que ce ne soit un reste de l’âge ingrat ? »

Il changea de siège, vint s’asseoir plus près de sa mère, et, par acquit de conscience :

– « Dis-moi, maman, tu n’as rien remarqué dans l’attitude de Jacques avec vous ? Avec Jenny ? »

– « Avec Jenny ? » répéta Mme de Fontanin. Ces deux mots, jetés par Daniel, cristallisaient soudain en elle une inquiétude latente. Une inquiétude ? Moins que cela peut-être : une de ces impressions flottantes dont son extrême sensibilité avait enregistré le message sans le bien traduire. Alors l’angoisse l’étreignit ; un élan de ferveur éleva son cœur vers l’Esprit : « Ne nous abandonne pas ! » pria-t-elle.

Les promeneurs revenaient.

– « Vous ne mettez rien sur vous, Amie ? » s’écria Jérôme. « Méfiez-vous, il fait bien moins chaud ce soir que les autres jours. »

Il pénétra dans le vestibule et revint avec une écharpe dont il enveloppa les épaules de sa femme. Puis, s’apercevant que Jenny traînait sur le sable la chaise longue d’osier où elle avait ordre de s’étendre après les repas, et qui était restée sous les platanes, il s’empressa d’accourir à son aide, et de l’installer.

Il avait eu quelque peine à apprivoiser cet oiseau farouche. Jenny avait vécu, toute son enfance, si près de sa mère, qu’elle avait subi le contrecoup des souffrances maternelles, et qu’elle avait, très jeune, porté sur son père un jugement sans indulgence. Mais Jérôme, ravi de retrouver une Jenny transformée, presque une femme, avait multiplié les prévenances et déployé auprès d’elle ses plus délicates séductions, avec tant de bonne grâce et de discrétion à la fois, que la jeune fille n’y était pas demeurée insensible. Aujourd’hui, vraiment, le père et la fille avaient causé sans prévention, comme deux amis, et Jérôme en était encore tout remué.

– « Vos roses embaument, ce soir, Amie », déclara-t-il en s’abandonnant au va-et-vient d’un fauteuil à bascule ; « les Gloire de Dijon du pigeonnier ne sont qu’une fleur. »

Daniel s’était levé.

– « C’est l’heure », dit-il ; et s’approchant de sa mère, il l’embrassa sur le front.

Elle prit à deux mains le visage du jeune homme, le considéra un instant de près, et murmura :

– « Mon grand fils ! »

– « Eh bien, je t’accompagne jusqu’à la gare », proposa Jérôme. Sa promenade du matin l’incitait à s’évader un peu de ce jardin où il avait vécu deux semaines cloîtré. « Tu ne viens pas, Jenny ? »

– « Je vais rester avec maman. »

– « Tiens, passe-moi une cigarette », dit Jérôme en prenant le bras de Daniel. (Depuis son retour, ne voulant pas sortir pour acheter du tabac, il s’était privé de fumer.)

Mme de Fontanin accompagna du regard les deux hommes qui s’éloignaient. Elle entendit la voix de Jérôme qui demandait :

– « Crois-tu que je trouverai du tabac d’Orient à la gare ? » Puis ils disparurent dans l’ombre des sapins.

Jérôme serrait contre lui le bras de ce bel adolescent qui était son fils. Quelle attraction tout être jeune exerçait sur lui ! Mais quelle attraction empoisonnée de regrets ! C’était sa souffrance de chaque jour depuis qu’il était à Maisons : la vue de Jenny éveillait en lui, à tout instant, la nostalgie de sa propre jeunesse. Ce matin encore, au tennis, comme il avait souffert ! Tous ces jeunes gens et ces jeunes filles au regard clair, échevelés par le jeu, le col dégrafé, et les vêtements en désordre sans que rien pût altérer le charme triomphant de leur jeunesse ; tous ces corps flexibles, baignés de soleil, et dont la transpiration même était fraîche et répandait un parfum de santé ! Ah ! pendant les dix minutes qu’il avait passées là, comme il avait cruellement mesuré la disqualification de l’âge ! Comme il avait eu honte et horreur de cette lutte quotidienne qu’il lui fallait maintenant mener contre lui-même, contre les flétrissures, la malpropreté, l’odeur de la vieillesse ! contre tous les signes avant-coureurs de cette décomposition finale, déjà commencée en lui ! Et, comparant sa démarche engourdie, son souffle hâtif, ses efforts pour être encore alerte, aux foulées élastiques de son fils, il quitta brusquement le bras de celui-ci, et ne put retenir un cri d’envie :

– « Que je voudrais avoir tes vingt ans, mon petit ! »

Mme de Fontanin n’avait pas protesté lorsque Jenny avait déclaré qu’elle voulait lui tenir compagnie.

– « Tu as l’air fatiguée, ma chérie ? » lui dit-elle, quand elles furent seules. « Ne veux-tu pas monter te coucher ? »

– « Bah », fit Jenny, « les nuits sont déjà assez longues. »

– « Tu ne dors pas bien, en ce moment ? »

– « Pas très. »

– « Pourquoi donc, ma chérie ? »

L’accent que Mme de Fontanin avait donné à ces mots dépassait leur sens courant. Jenny, surprise, regarda sa mère, et elle comprit, à l’instant, que celle-ci avait une arrière-pensée et souhaitait une explication. D’instinct, elle résolut de s’y soustraire ; non qu’elle fût dissimulée, mais elle ne se livrait pas, dès qu’on paraissait l’y engager.

Mme de Fontanin était inhabile à feindre : elle s’était tournée vers sa fille et la considérait franchement à travers les cendres du soir, espérant faire céder sous la tendresse de son regard ce roidissement de Jenny, qui mettait tant de distance entre elles.

– « Puisque nous sommes seules, ce soir », reprit-elle avec une légère insistance, qui sembla demander pardon à l’enfant de la perturbation que le retour paternel avait jetée dans leur intimité, « il y a une chose dont je voudrais te parler, ma chérie… Il s’agit de ce petit Thibault, que j’ai rencontré hier… » Elle s’arrêta : elle avait été sans détours jusqu’au seuil du sujet, et ne savait comment aller plus loin ; mais la sollicitude de sa pose penchée prolongeait sa phrase et précisait l’interrogation.

Jenny ne répondit pas ; et Mme de Fontanin, redressant peu à peu le buste, se mit à regarder devant elle le jardin qu’envahissait la nuit.

Cinq minutes passèrent.

Le vent fraîchissait. Mme de Fontanin crut remarquer que Jenny avait frissonné.

– « Tu vas prendre froid, rentrons », dit-elle.

Sa voix avait retrouvé son timbre habituel. Elle venait de réfléchir : à quoi bon insister ? Elle était heureuse d’avoir parlé, sûre d’avoir été comprise, confiante en l’avenir.

Elles se levèrent, traversèrent le vestibule sans échanger d’autre parole, et s’engagèrent dans l’escalier, où l’obscurité était presque complète. Mme de Fontanin, qui montait la première, s’arrêta sur le palier devant la porte de Jenny, pour embrasser sa fille, comme chaque soir. Bien qu’elle ne distinguât pas le visage de la jeune fille, elle sentit sous son baiser l’insurrection de ce corps contracté, et retint une minute la joue de l’enfant contre la sienne ; geste de compassion, qui provoqua chez Jenny un mouvement de résistance. Mme de Fontanin s’écarta avec douceur et continua son chemin vers sa chambre. Cependant elle s’aperçut que Jenny, au lieu d’ouvrir sa porte pour entrer chez elle, la suivait ; et, au même instant, elle l’entendit derrière elle qui s’écriait tout d’une haleine et sur un ton exalté :

– « Tu n’as qu’à être plus froide avec lui, maman, si tu trouves qu’il vient trop souvent ! »

– « Qui donc ? » fit Mme de Fontanin, se retournant. « Jacques ? Trop souvent ? Mais voilà plus de quinze jours que je ne l’ai vu ici ! »

(En effet, ayant appris par Daniel l’arrivée de M. de Fontanin et le bouleversement causé de ce fait dans leur vie de famille, Jacques avait tenu, par discrétion, à ne pas reparaître chez eux.) D’autre part, comme Jenny se rendait beaucoup moins régulièrement au club, qu’elle évitait Jacques le plus possible et attendait souvent qu’il fût engagé dans une partie pour s’esquiver sans presque lui avoir parlé, les deux jeunes gens s’étaient fort peu rencontrés depuis une quinzaine.

Jenny était délibérément entrée dans la chambre de sa mère ; elle avait refermé la porte et se tenait debout, muette, dans une attitude intrépide.

Mme de Fontanin eut grand-pitié d’elle, et ne songea qu’à faciliter la confidence :

– « Je t’assure, ma chérie, que je ne vois pas bien ce que tu veux dire. »

– « Pourquoi aussi Daniel a-t-il amené ces Thibault chez nous ? », articula Jenny avec feu. « Tout ça ne serait pas arrivé sans l’incompréhensible amitié de Daniel pour ces gens-là ! »

– « Mais qu’est-il arrivé, ma chérie ? » demanda Mme de Fontanin, dont le cœur battait plus fort.

Jenny se cabra :

– « Il n’est rien arrivé, ce n’est pas ça que j’ai voulu dire ! Mais si Daniel, et toi, maman, si vous n’aviez pas toujours attiré ces Thibault à la maison, je ne… je… » Et sa voix se rompit net.

Mme de Fontanin rassembla son courage :

– « Voyons, ma chérie, explique-moi. Est-ce que tu as cru remarquer de la part de… un… un sentiment particulier ? »

Jenny n’avait même pas attendu la fin de la question pour abaisser la tête en un signe d’affirmation. Elle revit le jardin plein de lune, la petite porte, sa silhouette sur le mur, le geste outrageant de Jacques ; mais le souvenir de cette seconde terrible qui jour et nuit l’obsédait encore, elle était bien résolue à le taire, comme si, en le conservant ainsi enfermé dans son cœur, elle se fût réservé la liberté de s’en faire un sujet d’horreur ou simplement d’émoi.

Mme de Fontanin sentait l’heure décisive et ne voulait pas laisser Jenny se murer à nouveau dans son silence. La pauvre femme s’appuyait d’un bras tremblant à la table qui se trouvait derrière elle et se penchait de tout le corps vers Jenny, dont elle entrevoyait le visage, à peine éclairé par la fenêtre ouverte.

– « Ma chérie », reprit-elle, « cela ne deviendrait grave que si tu… que si, toi aussi, tu… »

Cette fois, ce fut un signe négatif, répété plusieurs fois avec opiniâtreté ; et Mme de Fontanin, délivrée d’une anxiété atroce, soupira.

– « J’ai toujours détesté ces Thibault ! », cria tout à coup Jenny d’une voix que sa mère ne lui connaissait pas. « L’aîné est une espèce de brute vaniteuse, et l’autre… »

– « Ce n’est pas vrai », interrompit Mme de Fontanin, dont le visage s’empourpra dans l’ombre.

– « … et l’autre a toujours été le mauvais démon de Daniel ! » continua Jenny, reprenant un ancien grief dont elle avait elle-même depuis longtemps fait justice. « Ah, maman, ne les défends pas : tu ne peux pas les aimer, ce sont des gens trop différents de toi ! Je t’assure, maman, je ne me trompe pas : ce ne sont pas des gens de notre espèce ! Ils sont… Je ne sais pas… Même quand ils ont l’air de penser comme nous, il ne faut pas s’y laisser prendre : c’est toujours d’une autre façon, et pour d’autres motifs ! Ah, c’est une race… » Elle hésita : « Exécrable ! » lança-t-elle enfin. « Exécrable ! » Et, entraînée par le désordre de ses pensées, elle poursuivit, tout d’un trait : « Je ne veux rien te cacher, maman. Non, jamais. Eh bien, quand j’étais petite, je crois que j’ai eu un vilain sentiment… une espèce de jalousie contre Jacques. Je souffrais de voir Daniel entiché de ce garçon ! Je me disais : Il n’est pas digne de lui ! Un égoïste, un orgueilleux ! Et bourru, taquin, mal élevé ! Rien que son aspect physique, sa bouche, sa mâchoire… Je cherchais à ne pas penser à lui ! Mais je ne pouvais pas : il m’avait toujours lancé quelque chose de blessant, que je me rappelais, qui me mettait en colère ! Il venait tout le temps à la maison : on aurait dit qu’il faisait exprès de s’occuper de moi !… Mais ça, c’était autrefois. Je ne sais pas pourquoi j’y reviens toujours… Depuis ce temps-là, je l’ai observé de plus près. Cette année surtout. Ce mois-ci. Et maintenant je le juge autrement. Je tâche d’être juste. Je vois bien ce qu’il y a malgré tout, de bon en lui. Je vais même te dire une chose, maman : j’ai cru, plusieurs fois, oui, plusieurs fois, que moi aussi, sans m’en rendre compte, je… j’étais comme attirée… Mais non, non ! Ce n’est pas vrai ! Tout, en lui, m’est antipathique ! Presque tout ! »

Mme de Fontanin concéda :

– « Jacques, je ne sais pas. Tu as eu mieux que moi l’occasion de le juger. Pour ce qui est d’Antoine, en revanche, je peux t’affirmer… »

– « Mais », interrompit la jeune fille avec vivacité, « pour Jacques je n’ai pas dit… je n’ai jamais nié qu’il ait, lui aussi, de très grandes qualités ! » Elle avait peu à peu changé de ton, et parlait posément. « D’abord, tout ce qu’il dit montre qu’il est très intelligent. Je le reconnais. Je vais même plus loin : son caractère n’est pas pervers ; il est capable, non seulement de sincérité, mais d’élévation, de noblesse. Tu vois, maman, que je ne suis pas montée contre lui ! Et ce n’est pas tout : je crois », ajouta-t-elle, pesant ses mots avec gravité, tandis que Mme de Fontanin, surprise, l’examinait avec attention, « je crois qu’il est appelé à une haute, peut-être à une très haute destinée ! Ainsi, tu vois que je tâche d’être juste ! Je suis même presque sûre maintenant que cette force qui est en lui, eh bien, c’est ça qu’on appelle le génie : oui, parfaitement, le génie ! » répéta-t-elle sur un ton quasi provocant, bien que sa mère ne parût pas songer à la contredire.

Puis tout à coup, avec une violence désespérée, elle cria :

– « Mais tout ça n’empêche rien ! Il a la nature d’un Thibault ! C’est un Thibault ! Et je les hais ! »

Mme de Fontanin demeura un instant muette, frappée de stupeur.

– « Mais… Jenny… ! » murmura-t-elle enfin.

Et Jenny reconnut dans l’intonation de sa mère cette même pensée qu’elle avait lue si clairement dans le regard de Daniel. Alors, comme une enfant, elle se précipita vers Mme de Fontanin, et lui mit la main sur la bouche :

– « Non ! Non ! Ça n’est pas vrai ! Je te dis que ça n’est pas vrai ! »

Puis, pendant que sa mère l’attirait contre elle et l’entourait de ses bras comme pour la protéger, Jenny, délivrée soudain de ce nœud qui lui serrait la gorge, put enfin sangloter, répétant sans répit, de cette voix qu’elle avait jadis dans ses chagrins de petite fille :

– « Maman… Maman… Maman… »

Mme de Fontanin la berçait tendrement contre sa poitrine et balbutiait pour la calmer :

– « Ma chérie… N’aie pas peur… Ne pleure pas… En voilà des idées !… Mais personne ne t’oblige… Heureusement que tu ne… » (Elle se souvint de son unique rencontre avec M. Thibault, le lendemain de la disparition des deux gamins ; elle revit le gros homme, entre les deux prêtres, dans son cabinet de travail ; elle se l’imagina, refusant son consentement à l’amour de Jacques, infligeant à l’amour de Jenny les pires humiliations.) « Ah, heureusement que cela n’est pas !… Toi, tu n’as rien à te reprocher… Je lui parlerai, moi, à ce petit, je lui ferai comprendre… Ne pleure pas, ma chérie… Tu vas oublier tout ça… C’est fini, fini… Ne pleure pas… »

Mais Jenny sanglotait de plus en plus fort, car chaque parole de sa mère la déchirait davantage. Et longtemps les deux femmes restèrent ainsi, debout, étroitement embrassées dans l’ombre ; l’enfant, blottissant sa douleur dans les bras maternels ; la mère, psalmodiant ses consolations cruelles, et les yeux grands ouverts d’effroi : car, avec sa prescience coutumière, elle voyait se déployer devant Jenny l’inéluctable destinée, à laquelle ses craintes, ni sa tendresse, ni ses prières, ne pourraient plus arracher son enfant. « Dans l’ascension sans fin des êtres vers l’Esprit », songeait-elle, accablée, « chacun de nous doit s’avancer seul, d’épreuve en épreuve et souvent d’erreur en erreur, sur le chemin qui, de toute éternité, lui est réservé comme sien… »

Ce fut seulement en entendant fermer la porte d’en bas, et en reconnaissant le pas de Jérôme sur le dallage du vestibule, qu’elles tressaillirent toutes les deux. Alors, Jenny, desserrant son étreinte, s’enfuit, sans un mot, chancelant sous cette détresse qui lui était échue et dont personne au monde ne pouvait plus alléger le poids.

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