IX

Antoine, en pyjama, debout devant la cheminée, attaquait avec un criss malais un pavé de plum-cake.

Rachel bâilla.

– « Coupe épais, mon Minou », fit-elle d’une voix paresseuse. Elle était sur le lit, les mains sous la tête, et nue.

La fenêtre était ouverte, mais aveuglée jusqu’en bas par le store de toile qui ne laissait pénétrer dans la chambre qu’une ombre chaude de tente au soleil. Paris cuisait au feu d’un dimanche d’août. Aucun bruit ne montait de la rue. La maison, elle aussi, était silencieuse, vide peut-être, sauf à l’étage au-dessus, où sans doute Aline lisait tout haut le journal pour distraire Mme Chasle et la petite convalescente, condamnée plusieurs semaines encore à la position horizontale.

– « J’ai faim », constata Rachel, ouvrant une gueule rose de chatte.

– « L’eau ne peut pas bouillir encore. »

– « Tant pis ! Donne. »

Il mit une large tranche de cake dans l’assiette, qu’il vint poser sur le bord du lit. Elle tourna lentement le haut du torse, sans quitter la pose étendue, et, s’appuyant sur le coude, la tête renversée, elle commença de goûter, pinçant entre deux doigts des fragments de gâteau, qu’elle faisait tomber dans sa bouche.

– « Et toi, chéri ? »

– « J’attends le thé », dit-il, en se laissant choir dans les coussins de la bergère.

– « Fatigué ? »

Il lui sourit.

Le lit était bas, entièrement découvert. La soie rose des rideaux s’arrondissait au fond de l’alcôve, où la nudité de Rachel, glorieusement étalée, semblait reposer, comme une figure allégorique, au creux d’une coquille transparente.

– « Si j’étais peintre… », murmura Antoine.

– « Tu vois que tu es fatigué », observa Rachel avec un sourire rapide. « Quand tu deviens artiste, c’est que tu es fatigué. »

Elle rejeta la tête en arrière, et son visage se perdit dans l’ombre, sur la litière flamboyante des cheveux. Une lumière rayonnait de ce corps nacré. La jambe droite, mollement abandonnée en faucille, s’enfonçait dans le matelas ; l’autre, relevée au contraire et pliée, faisait saillir la courbe de la cuisse, et dressait dans le jour sa rotule d’ivoire.

– « J’ai faim », gémit-elle. Et comme il s’approchait pour prendre l’assiette vide, elle lui lança autour du cou ses deux bras virils, et attira son visage.

– « Oh ! cette barbe », fit-elle, sans le repousser, « quand donc nous en délivreras-tu ? »

Il se releva, jeta vers la glace un œil inquiet, et fut chercher un second morceau de cake.

– « Ce qui me plaît tant chez toi, c’est ça », déclara-t-il, tandis qu’elle mordait la tranche à belles dents.

– « Mon appétit ? »

– « Ta santé. Ce corps où le sang circule bien. Tu es tonique !… Moi aussi, la carcasse est bonne », ajouta-t-il cherchant de nouveau la glace pour s’y mirer : il carrait les épaules, redressait et dilatait le buste, sans s’apercevoir à quel point ses membres restaient grêles pour le volume de la tête ; il s’imaginait toujours que sa structure physique avait la même apparence de vigueur que l’expression voulue de ses traits. Cette sensation de force, de plénitude, s’était, depuis deux semaines, accrue jusqu’à l’outrecuidance, de tout ce que l’amour exaltait en lui. « Sais-tu ? » conclut-il, « nous sommes l’un et l’autre bâtis pour vivre un siècle. »

– « Ensemble ? » murmura-t-elle, les yeux tendres, à demi clos. Et ce fut une pensée triste qui l’effleura : la crainte de ne pas conserver toujours ce goût qu’elle avait de lui et qui la rendait si heureuse.

Elle ouvrit les yeux, palpa ses jambes, glissa ses mains tout le long de sa chair élastique, et affirma :

– « Oh ! moi, si on ne me tue pas, je suis sûre de vivre très vieille. Mon père avait soixante-douze ans quand je l’ai perdu, et il était solide comme un homme de cinquante. Il est mort des suites d’un coup de soleil, par accident. D’ailleurs, on meurt d’accident, chez nous. Mon frère est mort noyé. Et moi aussi, je mourrai d’accident : d’un coup de revolver. J’ai toujours eu cette idée-là. »

– « Et ta mère ? »

– « Ma mère ? Elle n’est pas morte. Chaque fois, je la trouve rajeunie. C’est vrai, aussi, que la vie qu’elle mène… » Elle ajouta, sans intonation particulière : « Elle est enfermée à Sainte-Anne. »

– « À l’asile des… ? »

– « Je ne t’avais pas dit ça ? » Elle sourit comme pour s’excuser, et reprit complaisamment : « Voilà dix-sept ans qu’elle est là-dedans. Je me souviens à peine d’elle. À neuf ans, tu penses ! Elle est gaie, elle ne paraît souffrir de rien, elle chante… Nous sommes résistants dans la famille… Ton eau bout. »

Il se hâta vers le réchaud, et, tandis que le thé infusait, il se pencha vers la coiffeuse, cachant sa barbe d’une main et cherchant à imaginer l’aspect de son visage rasé. Non. Elle lui plaisait, cette masse sombre à la base de sa figure : elle laissait tant d’importance au rectangle clair du front, au pli des sourcils, au regard ! Et puis, il craignait instinctivement de démasquer la bouche, comme si c’eût été un aveu compromettant.

Rachel s’assit sur le lit pour boire son thé, alluma une cigarette, et se renversa de nouveau.

– « Viens près de moi. Qu’est-ce que tu fais à bouder là-bas ? »

Gaiement il se glissa près d’elle et se pencha sur son visage. L’odeur de la chevelure dénouée montait vers lui dans la tiédeur de l’alcôve : une odeur excitante à la fois et douce, une odeur tenace, un peu écœurante, que tour à tour il recherchait et redoutait, parce que, après l’avoir trop longtemps respirée, il en demeurait imprégné jusqu’au fond de la gorge.

– « Qu’est-ce que tu veux ? » dit-elle.

– « Je te regarde. »

– « Mon Minou. »

Dès qu’il se fut détaché de ses lèvres, il reprit sa pose : il plongeait curieusement dans les yeux de Rachel.

– « Qu’est-ce que tu regardes donc ? »

– « Je cherche tes prunelles. »

– « Elles sont donc bien difficiles à trouver ? »

– « Oui, à cause de tes cils. Ça fait comme un brouillard doré devant tes yeux. C’est ça qui te donne cet air… »

– « Quel air ? »

– « Énigmatique. »

Elle haussa les épaules et déclara :

– « Elles sont bleues, mes prunelles. »

– « Tu crois ça ? »

– « Bleu argent. »

– « Pas du tout », fit-il, posant de nouveau ses lèvres sur celles de Rachel et les retirant aussitôt par jeu. « Elles sont tantôt grises et tantôt mauves, tes prunelles. Une couleur trouble, pas franche. »

– « Merci. » Elle riait et faisait virer ses yeux de droite et de gauche.

Lui, songeait, la contemplant : « Quinze jours… Il me semble qu’il y a des mois. Pourtant, je n’aurais pas pu dire la couleur de ses yeux. Et, de sa vie, qu’est-ce que je connais ? Vingt-six années vécues sans moi, dans un univers si différent du mien ! Vécues : c’est-à-dire pleines de choses, d’expériences. De choses mystérieuses, d’ailleurs ; et que je commence à découvrir peu à peu… » Il ne s’avouait pas à lui-même tout le plaisir qu’il prenait à ces découvertes. Encore moins le lui laissait-il voir, à elle : il ne lui demandait jamais rien. Mais elle bavardait volontiers. Il l’écoutait, réfléchissait, rapprochait des détails, des dates, cherchait à comprendre, s’étonnait surtout, s’étonnait sans cesse, et s’appliquait à n’en rien montrer jamais. – Par dissimulation ? – Non. Mais, depuis si longtemps, son attitude devant les autres était de paraître savoir ! Il n’avait appris à interroger que ses malades. La curiosité, la surprise, étaient au nombre des sentiments que son orgueil l’avait habitué à masquer le mieux sous des airs entendus et attentifs.

– « Tu me regardes aujourd’hui comme si tu ne me connaissais pas », dit-elle. « Non, assez, laisse donc ! »

Elle s’impatientait. Elle avait fermé les yeux pour se dérober à cette investigation. Il voulut soulever les paupières avec ses doigts.

– « Assez, non, c’est fini, je ne veux plus te laisser regarder dans mon regard », déclara-t-elle, pliant son bras nu devant ses yeux.

– « Tu veux donc me cacher quelque chose, petit sphinx ? » Il baisa, depuis l’épaule jusqu’à l’attache du poignet, le beau bras luisant.

« Est-elle cachottière ? » se demanda-t-il. « Non… Une certaine réserve ; mais pas de cachotterie. Au contraire, elle se raconte avec plaisir. Elle devient même de jour en jour plus loquace… Parce qu’elle m’aime », songea-t-il, ravi, « parce qu’elle m’aime ! »

Elle lui passa le bras autour du cou, l’attira une fois encore contre son visage, puis soudain, sur un ton sérieux :

– « C’est vrai, tu sais : on n’imagine pas du tout ce qu’on peut laisser voir, rien que dans un regard ! » Elle se tut. Il entendit au fond de la gorge ce petit rire silencieux qui lui échappait souvent lorsqu’elle évoquait le passé. « Tiens, je me rappelle : c’est par un regard, un simple regard, que j’ai découvert le secret d’un homme avec lequel je vivais depuis des mois. À table. Dans un restaurant, à Bordeaux. Nous étions l’un en face de l’autre. Nous causions. Nos yeux allaient et venaient de nos assiettes à nos visages, ou bien parcouraient rapidement la salle. Tout à coup – je n’oublierai jamais ça – j’ai surpris, mais à peine l’espace d’une seconde, j’ai saisi son regard qui se fixait derrière moi, avec une expression… C’était si fort que je me suis retournée d’un seul coup, malgré moi, pour voir… »

– « Eh bien ? »

– « Eh bien, c’est pour te dire », reprit-elle d’un autre ton, « il faut se méfier de ses regards. »

Antoine fut sur le point d’insister : « Mais ce secret ? » Il n’osa pas. Il avait une peur extrême de paraître naïf en risquant des questions oiseuses ; deux ou trois fois déjà, il s’était hasardé à solliciter une explication de ce genre, et Rachel l’avait regardé, surprise, amusée, riant d’un petit air moqueur qui l’avait profondément humilié.

Il se tut donc. Ce fut elle qui reprit :

– « Ça m’attriste, ces vieilles histoires… Embrasse. Encore. Mieux que ça. » Mais elle n’avait pas fini d’y songer, car elle ajouta : « D’ailleurs, quand je dis son secret, c’est un de ses secrets que je devrais dire ! Avec ce bonhomme-là, on n’en aura jamais fini de tout découvrir. »

Et, pour échapper à ses souvenirs, peut-être aussi à l’interrogation muette d’Antoine, elle se détourna tout entière d’un mouvement si lent, si onduleux, que son corps semblait annelé.

– « Es-tu souple ! » dit-il, en la caressant comme on flatte une bête de sang.

– « Vraiment ? Savez-vous que j’ai fait dix ans de classes à l’Opéra ? »

– « Toi ? À Paris ? »

– « Oui, monsieur. J’étais même premier sujet quand j’ai quitté. »

– « Il y a longtemps ? »

– « Six ans. »

– « Et pourquoi as-tu quitté ? »

– « Les jambes. » Son visage s’assombrit un instant. « Après ça, j’ai failli devenir écuyère », reprit-elle presque aussitôt. « Dans un cirque. Ça t’étonne ? »

– « Non », déclara-t-il résolument, « Dans quel cirque ? »

– « Oh, pas en France. Dans un grand truc international que Hirsch, en ce temps-là, promenait à travers le monde. Tu sais, Hirsch, l’ami dont je t’ai parlé, le type qui est au Soudan égyptien. Il voulait tirer parti de mes dispositions ; mais je n’ai pas marché ! » Elle s’amusait, tout en parlant, à plier et à allonger l’une et l’autre de ses jambes, avec une dextérité retenue de gymnasiarque. « Une idée qu’il avait », poursuivit-elle ; « parce qu’il m’avait fait faire un peu de voltige, autrefois, à Neuilly. J’adorais ça. Nous avions des chevaux superbes, et dame ! on en profitait. »

– « Vous habitiez Neuilly ? »

– « Pas moi. Lui. Il était propriétaire du manège de Neuilly, à cette époque-là. Il a toujours eu la passion des chevaux. Moi aussi. Et toi ? »

– « Je monte un peu », dit-il en se redressant. « Mais les occasions m’ont manqué. Le temps aussi. »

– « Moi, des occasions, j’en ai eu. Quelques-unes ! Nous sommes restés une fois vingt-deux jours en selle ! »

– « Où ça ? »

– « En plein bled, au Maroc. »

– « Tu as été au Maroc ? »

– « Deux fois. Hirsch vendait d’anciens fusils Gras aux harkas du Sud. Une vraie expédition. Un jour, notre douar a été attaqué pour de bon. On s’est battu une nuit et un jour… non, une nuit entière, sans rien voir, c’était effrayant, et toute la matinée du lendemain. C’est rare qu’ils attaquent de nuit. Ils nous ont tué dix-sept porteurs et ils en ont blessé plus de trente. Je me couchais entre les caisses à chaque fusillade. Mais j’ai tout de même écopé un peu. »

– « Écopé ? »

– « Oui », dit-elle en riant. « Un rien, une éraflure. » Elle désignait, sous les côtes, au pli de la taille, une cicatrice soyeuse.

– « Pourquoi m’as-tu dit que tu avais fait une chute de voiture ? » demanda Antoine, qui ne souriait pas.

– « Oh ! » fit-elle avec un haussement d’épaules, « c’était notre premier jour. Tu aurais cru que je voulais me rendre intéressante. »

Ils se turent.

« Elle est donc capable de me mentir ? », se dit Antoine.

Les yeux de Rachel devinrent rêveurs, puis brillèrent à nouveau, mais d’une lueur haineuse qui s’éteignit très vite :

– « Il s’imaginait alors que je le suivrais partout et toujours. Il se trompait. »

Antoine éprouvait une satisfaction trouble, chaque fois qu’elle lançait vers son passé ce regard de rancune. Il avait envie de lui dire : « Reste avec moi. Toujours. » Il mit sa joue contre la cicatrice et s’y attarda. Son oreille, professionnelle malgré lui, suivait au fond de la poitrine sonore le moelleux va-et-vient vésiculaire, et percevait, lointain mais net, le tic-tac généreux du cœur. Ses narines palpitèrent. Dans la chaleur du lit, le corps entier de Rachel exhalait la même senteur que sa chevelure, mais plus discrète et comme nuancée : une odeur enivrante et fade, avec des pointes poivrées ; un relent de moiteur, qui faisait songer aux arômes les plus disparates, au beurre fin, à la feuille de noyer, au bois blanc, aux pralines à la vanille ; moins une odeur, à tout prendre, qu’un effluve, ou même qu’une saveur : car il en restait comme un goût d’épices sur les lèvres.

– « Ne me parle plus de tout cela », reprit-elle ; « et passe-moi une cigarette… Non : les nouvelles, sur la petite table… C’est une amie qui me les fabrique : il y a un peu de thé vert mêlé au maryland ; ça sent le feu de feuilles, le campement dehors, je ne sais quoi, l’automne et la chasse ; tu sais, ce parfum de la poudre, quand on a tiré sous bois, et que la fumée se dissipe mal dans le brouillard ? »

Il s’étendit de nouveau le long d’elle, dans les spirales du tabac. Ses mains caressaient le ventre de Rachel, lisse et d’une blancheur presque phosphorescente, à peine rosée : un ventre spacieux, comme une vasque creusée au tour. Elle avait conservé, de ses voyages sans doute, l’habitude des onguents orientaux, et cette chair de femme gardait la fraîcheur, la netteté impubère d’un corps d’enfant.

– « Umbilicus sicut crater eburneus », murmura-t-il, citant de mémoire et tant bien que mal un passage de ce Cantique des Cantiques qui l’avait si fort troublé vers sa seizième année. « Venter tuus sicut… euh… sicut cupa ! »

– « Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-elle, se relevant à demi. « Attends, laisse-moi deviner. Culpa, je sais : mea culpa ; ça veut dire faute, péché. Hein ? Ton ventre est un péché ? »

Il éclata de rire. Depuis qu’il vivait près d’elle, il ne refoulait plus sa gaieté.

– « Non : cupa… Ton ventre est pareil à une coupe », rectifia-t-il, en appuyant la tête sur le flanc de Rachel. Et continuant ses citations approximatives : « Quam pulchrae sunt mammae tuae, soror mea ! Qu’ils sont beaux tes seins, ô ma sœur ! Sicut duo (je ne sais plus quoi) gemelli qui pascuntur in liliis ! Comme deux petites chèvres broutant parmi les lis ! »

Elle les soulevait tour à tour avec sollicitude et les considérait avec un sourire attendri, comme une couple de petits animaux fidèles.

– « C’est très rare, les pointes roses, franchement roses, roses comme des boutons de pommier », affirma-t-elle avec le plus grand sérieux. « Toi, un médecin, tu as dû remarquer ça ? »

Il répondit :

– « Ma foi, c’est vrai. Un épiderme sans granulation pigmentaire. Du blanc, du blanc, et puis des ombres roses. » Fermant les yeux, il se blottit le plus près possible d’elle. « Ah, tes épaules… », reprit-il, d’une voix somnolente. « J’ai horreur des petites épaules frileuses des trottins. »

– « Vrai ? »

– « Ces rondeurs dodues… Ces beaux plis fermes… Cette chair de savon… J’aime ça. Ne bouge plus. Je suis bien. »

Et tout à coup un souvenir très pénible le cingla. « Chair de savon… » C’était peu de jours après l’accident de Dédette, un soir qu’il avait voyagé avec Daniel en revenant de Maisons. Ils étaient seuls dans leur compartiment, et Antoine, qui ne pouvait penser à autre chose qu’à Rachel, cédant aussi au plaisir de pouvoir enfin conter une aventure à ce connaisseur, n’avait pu se retenir, durant le trajet, de faire à Daniel un récit de la tragique veillée : l’opération in extremis, l’attente anxieuse au chevet de la petite, puis son désir subit de la belle fille rousse endormie contre lui sur le divan ; et il avait employé ces mêmes termes : « rondeurs dodues… chair de savon… » Mais il n’avait pas osé raconter la suite ; et – lorsqu’il en était venu au moment où, descendant à l’aube l’escalier des Chasle, il avait aperçu, ouverte, la porte de Rachel – il avait ajouté, moins par discrétion que par un stupide souci de donner au jeune homme une preuve de sa volonté : « M’attendait-elle ? Devais-je profiter des circonstances ?… Ma foi, j’ai pris sur moi, j’ai fait semblant de ne pas voir, et j’ai passé. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? » Alors Daniel, qui jusque-là écoutait en silence, l’avait dévisagé, et lui avait assené ceci : « J’aurais fait exactement comme vous – menteur ! »

Antoine avait encore dans l’oreille le ton de la voix de Daniel, gouailleur, sceptique, blessant, mais où restait cependant juste assez de bonhomie pour qu’il fût impossible de le prendre mal. Et ce souvenir, chaque fois, le piquait à vif. Menteur… C’était vrai que, parfois, il lui arrivait de mentir : ou, plus exactement, d’avoir menti.

« Rondeur dodue… », songeait de son côté Rachel.

– « Je vais peut-être devenir une grosse dame », dit-elle. « Les juives, tu sais… Mais ma mère ne l’était pas, je ne suis qu’une demi-portion de yiddish. Ah ! si tu m’avais connue il y a seize ans, quand je suis entrée dans la classe préparatoire ! Une vraie petite souris rousse… »

Avant qu’il eût pu la retenir, elle avait glissé hors du lit.

– « Qu’est-ce qui te prend ? »

– « Une idée. »

– « On prévient. »

– « Mieux vaut pas », fit-elle, riant, et échappant au bras tendu.

– « Loulou… Viens dormir ! », murmura-t-il d’une voix fléchissante.

– « Fini dodo. On met les housses », dit-elle, en enfilant son peignoir.

Elle courut à son secrétaire, l’ouvrit, prit un tiroir plein de photographies, et revint s’asseoir au bord du lit, le tiroir sur ses genoux joints.

– « J’adore ça, les vieilles photos. Souvent, le soir, je prends le tas, je me couche avec, et, pendant des heures, je remue ça, je pense… Reste tranquille… Tiens, regarde. Ça ne t’ennuie pas ? »

Antoine, ramassé derrière elle en chien de fusil, se redressa, intrigué, et s’accouda confortablement. Il voyait de profil le visage de Rachel penché vers les photos, un visage assagi, où les cils, abaissés sur la joue, bordaient d’un trait de gomme-gutte la boutonnière mince de l’œil. La chevelure, relevée en hâte, et qu’il apercevait à contre-jour, ressemblait à un casque fait d’écheveaux de soie floche, presque orangée ; mais, dès qu’elle agitait la tête, sur le coin de la tempe et sur la nuque, des étincelles semblaient crépiter.

– « La voilà, celle que je cherchais. Tu vois, cette petite danseuse ? C’est moi. J’ai même dû me faire attraper, ce jour-là, pour avoir chiffonné les volants de mon tutu, en les écrasant comme ça contre le mur. Crois-tu ? Ces cheveux sur les épaules, ces coudes pointus, et ce corsage plat, à peine échancré. J’avais pas l’air gai, hein ? Et là, tiens, j’étais déjà en troisième année : les mollets devenaient meilleurs. Ça, c’est la classe. Tu nous vois à la barre ? M’as-tu trouvée, seulement ? Oui, c’est ça. Et celle-ci, c’est Louise. Ça ne te dit rien ? Eh bien, c’est la fameuse Phytie Bella, qui a fait ses classes avec moi, et qui, dans ce temps-là, s’appelait Louise tout court. Même Louison. On se disputait les places. Moi aussi, je serais peut-être première étoile aujourd’hui, sans mes phlébites… Tiens, veux-tu voir Hirsch ? Ah, ça t’intéresse, ça ? Le voilà. Comment le trouves-tu ? Tu ne le croyais pas si âgé, je suis sûre ? Mais il porte gaillardement sa cinquantaine, je te promets. L’horrible homme ! Regarde son cou, cette nuque énorme, engoncée dans les épaules : quand il tourne la tête, tout le reste vient avec. À le voir, au premier abord, on dirait je ne sais quoi : un maquignon, un entraîneur. N’est-ce pas ? Sa fille lui disait toujours : “Milord, tu as l’air d’un marchand d’esclaves.” Ça le faisait rire, lui ; de son gros rire en dedans. Regarde tout de même son crâne, ce nez large et busqué, le pli de sa bouche. Il est laid, mais ce n’est pas n’importe qui. Et les yeux ! Il aurait encore plus l’aspect d’une brute, s’il n’avait pas cette sorte d’yeux-là : je ne sais comment dire. A-t-il l’air sûr de lui, prêt à tout, violent ? Hein ? Violent et sensuel ? Ah ! s’il aime la vie, celui-là ! J’ai beau le détester, on a envie de dire comme pour certains dogues, tu sais : “Il est beau de laideur.” Tu ne trouves pas, toi ?… Tiens : papa ! Papa au milieu de ses ouvrières. Il était toujours comme ça, en manches de chemise, avec sa barbiche blanche, ses ciseaux pendus. Il vous faisait un costume avec trois chiffons et quatre épingles. C’est pris dans son atelier, ça. Tu vois les mannequins drapés, au fond, et les maquettes sur le mur ? Il était devenu costumier de l’Opéra, il ne travaillait plus pour d’autres. Mais tu peux encore demander aux gens de l’Opéra ce qu’on pensait du père Gœpfert. Quand il a fallu enfermer ma mère, qu’il est resté seul avec moi, il a espéré que je travaillerais avec lui, pauvre vieux ; qu’il pourrait me laisser sa boîte. Ça rapportait beaucoup d’argent. La preuve, c’est que je peux vivre, sans rien faire. Mais tu sais ce que c’est, une gosse qui voyait toujours l’atelier plein d’actrices ! Je n’avais qu’une idée : être danseuse. Il m’a laissée faire. Il m’a remise lui-même entre les mains de la mère Staub. Et, quand il a vu que ça marchait, il a été content. Il me parlait souvent de mon avenir. S’il me voyait aujourd’hui, le pauvre vieux, devenue n’importe qui ! Ah, tu sais, j’ai pleuré quand il m’a fallu lâcher tout. Les femmes, en général, elles n’ont pas d’ambition, elles se laissent vivre. Mais nous, au théâtre, on se cramponne pour arriver, on lutte, et on prend vite goût à cette lutte ; au moins autant qu’au succès. Alors, ça paraît affreux, quand il faut renoncer, vivre comme tout le monde, ne plus avoir d’avenir devant soi !… Tiens, ça, ce sont des photos de voyages. En vrac. Ça, c’est un déjeuner que nous avons fait, je ne sais plus où, dans les Karpates. Hirsch était venu chasser. Tu vois, il avait laissé pousser de grandes moustaches tombantes, il avait l’air d’un sultan. Le prince l’appelait toujours Mahmoud. Tu vois le type basané, debout, derrière moi ? C’est le prince Pierre, qui est devenu roi de Serbie. Il m’avait donné ces deux lévriers blancs, qui sont couchés au premier plan : couchés comme toi, tout à fait comme toi… Et celui-là qui rit, tu ne trouves pas qu’il me ressemble ? Regarde bien. Non ? C’est pourtant mon frère. Oui, c’est lui. Il était brun comme papa, tandis que moi je suis blonde comme ma mère… – enfin blonde, blond ardent, quoi ! Es-tu bête ! Rousse, là, si tu veux. Mais, moralement, c’est moi qui tenais de papa, et c’est mon frère qui avait des ressemblances avec ma mère. Tiens : dans celle-là, on le voit encore mieux… De ma mère, je n’ai aucune photo, rien ; papa a tout détruit. Il ne m’en parlait jamais. Et jamais il ne m’a emmenée à Sainte-Anne. Pourtant, lui, il y allait deux fois par semaine, et ça, durant neuf années, sans manquer une fois. Les gardiennes me l’ont raconté depuis. Il s’asseyait devant ma mère, et il restait avec elle une heure, quelquefois davantage. Pour rien, puisqu’elle ne le reconnaissait pas ; ni lui ni personne. Mais il l’adorait. Il était beaucoup plus vieux qu’elle. Il ne s’est jamais remis de ces histoires. Je me rappelle très bien le soir où on est venu chercher papa à l’atelier parce que ma mère avait été arrêtée. Oui, au Louvre. Elle avait volé de la bonneterie à l’étalage. Crois-tu, Mme Gœpfert, la costumière de l’Opéra ! On a trouvé dans son manchon des chaussettes d’homme, un tricot d’enfant ! On l’a relâchée tout de suite, on a dit qu’elle était cleptomane. Tu connais bien ça, toi ? C’était sa maladie qui commençait… Eh bien, mon frère tenait beaucoup d’elle. Il a eu des histoires terribles, des histoires de banque. Hirsch s’en est mêlé. Mais il serait devenu comme elle, un jour ou l’autre, sans son accident… Ça, non laisse… Laisse donc ! Puisque je t’affirme que ce n’est pas moi ! C’est… une petite filleule. Qui est morte… Regarde plutôt ça. C’est… c’est aux portes… de Tanger… Non, fais pas attention, mon Minou, c’est fini, tu vois, je ne pleure plus… La plaine de Boubana : le campement de la mehalla de Si Guebbas. Et ça, c’est moi, près du marabout de Sidi-Bel-Abbès. Tu vois Marrakech dans le fond ?… Tiens, ça, c’est à côté de Mis-soum-Missoum, ou bien de Dongo, je ne sais plus. Ce sont deux chefs Dzems. J’ai eu du mal à les prendre. Des anthropophages. Mais oui, ça existe encore… Ah, ça, c’est horrible. Tu ne vois rien ? Mais si, là, ce petit tas de pierres. Tu vois maintenant ? Eh bien, il y a une femme là-dessous. Lapidée ! C’est horrible. Figure-toi une brave femme que son mari a abandonnée, sans raison, pendant trois ans. Il avait disparu. Elle l’a cru mort, elle s’est remariée. Et, deux ans après ce mariage, il est revenu. La bigamie, dans ces tribus-là, c’est un crime inouï. Alors, on l’a lapidée… Hirsch m’avait forcée à venir de Méched, exprès pour voir ça ; mais je me suis sauvée au diable, à cinq cents mètres. J’avais vu la femme traînée dans le village, le matin du supplice ; ça m’avait déjà rendue malade. Lui, il a tout regardé, il avait voulu être au premier rang… Écoute : il paraît qu’on avait creusé un trou, une fosse très profonde. Et puis, on a amené la femme. Et elle s’y est couchée, d’elle-même, sans dire un mot. Crois-tu ? Elle ne disait rien, mais la foule hurlait : je les entendais crier la mort, j’étais pourtant loin… C’est leur grand prêtre qui a commencé. Il a d’abord lu la sentence. Et puis, le premier, il a pris un énorme moellon, et il l’a lancé de toutes ses forces dans le trou. Hirsch m’a dit qu’elle n’avait pas crié. Mais ça a déchaîné la foule. Il y avait de gros tas tout préparés, chacun puisait dedans et lançait des blocs de pierre dans le trou. Hirsch m’a juré que, lui, il n’en avait pas jeté. Quand la fosse a été comblée (et même, tu vois, par-dessus bord), ils l’ont piétinée en poussant de grands cris, et puis tout le monde est parti. Alors Hirsch m’a forcée à revenir pour prendre ce cliché, parce que c’est moi qui avais l’appareil. Il a bien fallu que je vienne… Tiens, rien que d’y penser, tu vois si le cœur me saute. Elle était là-dessous… Morte – probablement… Ah ! non, pas ça, pstt ! ! »

Antoine qui avançait sa tête par-dessus l’épaule de Rachel n’eut pas le temps de distinguer autre chose qu’un enchevêtrement de membres nus. Rachel lui avait brusquement appliqué la main sur les yeux ; et la chaleur de cette paume contre ses paupières lui rappela, un peu moins crispé mais exactement le même, le geste qu’elle faisait à l’instant de son plaisir, pour dérober à son amant la vue de son visage pâmé. Il se débattit en jouant. Mais elle s’était levée d’un bond, serrant contre son peignoir une poignée de photographies liées ensemble.

Elle courut au secrétaire, et, riant, glissa la liasse dans un tiroir qu’elle ferma d’un tour de clef…

– « D’abord, ça n’est pas à moi », dit-elle. « Je n’ai pas le droit d’en disposer. »

– « À qui sont-elles ? »

– « À Hirsch. »

Elle revint s’asseoir auprès d’Antoine :

– « Tu vas être sage, maintenant, tu promets ? On continue. Ça ne t’ennuie pas ?… Tiens : ça, c’est encore une expédition… Une expédition à ânes dans les bois de Saint-Cloud. Tu vois, on commençait à porter des manches kimono. Ce qu’il était chic, mon petit costume !… »

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