XII

Au temps où Jérôme vivait encore à Paris, il avait donné à son concierge de l’avenue de l’Observatoire l’ordre d’intercepter son courrier ; et, de temps à autre, il venait, en personne, chercher sa correspondance à la loge. Puis, il avait cessé de paraître, sans laisser d’adresse ; et, deux ans de suite, s’étaient accumulées à son nom des paperasses, que le concierge, dès qu’il eut appris le retour de M. de Fontanin à Maisons-Laffitte, chargea Daniel de remettre, en mains propres, à leur destinataire.

Dans ce fatras d’imprimés, Jérôme fut tout surpris de découvrir deux vieilles lettres.

L’une, datant de huit mois, lui annonçait le dépôt, à son crédit, d’une somme de six mille et quelques cents francs, provenant de la liquidation d’une mauvaise affaire, dont, depuis longtemps, il n’espérait plus rien.

Sa figure s’éclaira. L’arrivée de ce reliquat dissipait jusqu’aux dernières traces du malaise qui pesait sur lui depuis son installation à Maisons ; malaise qui était causé, non seulement par sa présence dans un foyer où il ne trouvait plus sa place, mais aussi par des soucis d’argent qui tourmentaient sa fierté.

(Le ménage vivait séparé de biens, depuis cinq ans. Mme de Fontanin avait renoncé au divorce, mais elle avait soustrait à son mari la modeste fortune héritée de son père, le pasteur. Cette fortune, bien qu’écornée déjà, lui avait permis jusqu’alors de subsister tant bien que mal, sans abandonner son appartement ni lésiner sur l’éducation des enfants. Quant à Jérôme, qui n’avait pas encore dilapidé la totalité de son patrimoine personnel, il avait continué à faire des affaires : même en Belgique et en Hollande où Noémie l’avait traîné à sa remorque, il jouait à la Bourse, spéculait, commanditait des inventions nouvelles ; et, doué d’un certain flair malgré sa légèreté, servi aussi par son esprit d’aventure, il misait parfois sur une entreprise fructueuse. Bon an, mal an, il avait vécu, et le plus souvent en grand seigneur ; il trouvait même, de temps à autre, l’occasion de calmer ses scrupules, en faisant porter au compte de sa femme quelques billets de mille francs, afin de contribuer, lui aussi, à l’entretien de Jenny et de Daniel. Néanmoins, pendant les derniers mois de son séjour à l’étranger, sa situation était devenue précaire : il se trouvait, pour l’instant, dans l’impossibilité de toucher à ses capitaux ; et, non seulement il ne pouvait songer à rendre l’argent que Thérèse lui avait apporté à Amsterdam, mais il se voyait dans la nécessité de vivre aux dépens de sa femme. Il en souffrait ; il souffrait surtout à l’idée qu’elle pût se méprendre sur ses sentiments, et supposer que la gêne dans laquelle il se trouvait fût une des raisons de son retour au foyer.)

Cette somme inattendue rendait donc à Jérôme un peu de sa dignité. Il allait pouvoir se libérer.

Dans sa hâte d’annoncer la nouvelle à sa femme, il se dirigeait vers la porte, tout en décachetant la seconde enveloppe, dont l’écriture vulgaire ne lui rappelait rien, lorsqu’il s’arrêta, stupéfait :

« Monsieur,

« Il faut que je vous dise qu’il m’arrive une chose qui ne fait pas de chagrin pour moi, au contraire, et malgré tout j’en suis bien heureuse, parce que j’en ai trop souffert d’être seule, mais je suis chassée de ma place à cause de ça et désespérée, et je ne crois pas que vous continuerez à m’abandonner sans ressources pour un moment pareil, parce que voilà que je ne peux plus trouver de place, ça commence à se voir trop, et je n’ai plus que 30 francs 10 sous, ni non plus pour élever ensuite l’enfant que je voudrais nourrir moi-même comme ça se doit.

« Aussi je ne vous fais pas reproche, mais j’espère que la présente vous trouvera en bonne posture pour moi, parce qu’il faut venir à mon secours demain ou après-demain ou jeudi sans faute, sans ça qu’est-ce que je deviendrais.

« Celle qui vous aime fidèlement

« V. Le Gad. »

D’abord, il ne comprit pas. « Le Gad ? » Et tout à coup : « Victorine… Cricri ! »

Alors il revint sur ses pas et s’assit, tournant le feuillet entre ses doigts. « Demain ou après-demain… » Il déchiffra la date du timbrage et calcula : cette lettre attendait depuis deux ans ! Pauvre Cricri ! Qu’était-elle devenue ? Qu’avait-elle pensé de son silence ? Qu’était devenu l’enfant ? Il se posait ces questions sans émotion véritable, et la physionomie apitoyée qu’il avait prise à son insu était conventionnelle. Cependant un petit corps pudique et frémissant, deux yeux candides, une bouche de fillette, se ranimaient dans son souvenir, avec une précision de plus en plus troublante…

Cricri… Comment donc l’avait-il connue ? Ah ! chez Noémie, qui l’avait amenée de Bretagne. Et ensuite ? Il se souvenait assez mal de cet hôtel de banlieue, où il l’avait cachée une quinzaine de jours. Pourquoi l’avait-il quittée ?… Il se rappelait mieux leur rencontre, deux années plus tard, pendant une fugue de Noémie ; et il revit très nettement la mansarde de domestique où il était monté à la tombée du jour, puis cet hôtel meublé de la rue Richepanse où il l’avait installée, repris pour elle d’une passion qui avait duré deux ou trois mois – peut-être davantage ?

Il relut le billet, la date. Une chaleur connue envahissait son cerveau, troublait sa vue. Il se leva, but un verre d’eau, glissa dans sa poche la lettre de Cricri, et, tenant à la main l’avis du banquier, il partit à la recherche de sa femme.

Une heure après, il prenait le train pour Paris.

Ses premiers pas hors de la gare Saint-Lazare, à dix heures du matin, dans le soleil de septembre, lui causèrent un joyeux vertige. Il se fit conduire à la banque ; il piaffait devant les guichets ; et, lorsqu’il eut signé son reçu, plié les billets dans son portefeuille, lorsqu’il put enfin s’élancer dans la voiture qui l’attendait, il eut l’impression qu’il échappait cette fois pour toujours aux ténèbres de ces dernières semaines, qu’il ressuscitait à la vie.

Alors, à travers Paris, de concierge en concierge, il entreprit une série de démarches compliquées et d’abord infructueuses, qui l’amenèrent, vers deux heures de l’après-midi et sans qu’il eût pris le temps de déjeuner, chez une dame Barbin qu’on appelait aussi Mme Juju. Elle était sortie. Mais la bonne, qui était jeune et bavarde, déclara qu’elle connaissait bien cette demoiselle Le Gad, « autrement dit Mlle Rinette » :

– « Seulement, à l’hôtel où elle a sa chambre, elle ne vient jamais que le mercredi : son jour de sortie. »

Jérôme rougit, mais ce fut un trait de lumière :

– « Je sais bien », insinua-t-il, avec un sourire informé. « Aussi est-ce de l’autre adresse, que j’ai besoin. »

Ils se regardaient maintenant en camarades. « Elle est gentille », pensa soudain Jérôme. Mais il ne voulait songer qu’à Cricri.

– « C’est rue de Stockholm », dit enfin la bonne, en souriant.

Jérôme s’y fit conduire, mit pied à terre, et ne fut pas long à trouver l’endroit. Une tristesse insinuante – et qu’il ne s’avouait pas, quoiqu’il eût déjà à lutter contre elle, – remplaçait tous les sentiments qui, depuis le matin, l’animaient.

Le passage, sans transition, du grand jour extérieur aux savants clairs-obscurs de cette demeure, contribuait à le désorienter. Dans la chambre « japonaise » où on le fit entrer et qui n’avait de japonais qu’un éventail de bazar déployé sur le mur à la tête du lit, il restait debout, son chapeau à la main, en une pose dégagée, qui lui était impitoyablement renvoyée par une glace, de quelque côté qu’il tournât les yeux : il finit par s’asseoir sur l’extrémité du sofa.

Enfin la porte s’ouvrit en coup de vent : une fille, en tunique mauve, parut et s’arrêta net.

– « Ah !… » fit-elle. Il crut qu’elle s’était trompée de chambre. Mais elle balbutia, reculant jusqu’à la porte qu’elle avait machinalement repoussée en entrant : « Vous ? »

Il hésitait encore à la reconnaître :

– « C’est toi, Cricri ? »

Sans quitter Jérôme du regard, comme si elle se fût attendue à lui voir sortir une arme de sa poche, Rinette avança le bras jusqu’au lit, tira vers elle l’étoffe qui le recouvrait, et s’enroula dedans.

– « Qu’est-ce qu’il y a ? Quelqu’un vous envoie ? » demanda-t-elle.

Il cherchait désespérément les traits enfantins de Cricri sur le visage maquillé de cette jolie fille, un peu bouffie, aux cheveux coupés court ; il ne retrouvait même pas la voix fraîche et paysanne d’autrefois.

– « Qu’est-ce que vous me voulez ? » reprit-elle.

– « Je viens te voir, Cricri. »

Il parlait avec douceur. Elle s’y méprit, demeura perplexe une seconde ; puis, cessant de le regarder, elle sembla prendre son parti des événements.

– « Si vous voulez », dit-elle.

Et, sans abandonner encore le couvre-lit dans lequel elle s’était drapée, mais dégageant un peu la poitrine et les bras, elle s’approcha du sofa et s’assit.

– « Qui vous envoie ? » répéta-t-elle, le front baissé.

Il ne comprenait pas sa question. Debout, intimidé, il expliqua qu’il rentrait en France après un long séjour à l’étranger, qu’il venait seulement de trouver sa lettre.

– « Ma lettre ? » fit-elle, relevant les yeux.

Il reconnut l’éclat gris-vert de ses prunelles, restées pures. Il lui tendit l’enveloppe, qu’elle prit et considéra d’un air hébété.

– « Ben vrai ! », lança-t-elle, avec un regard de rancune. Un long moment, gardant la lettre à la main, elle secoua la tête de haut en bas. « Tout de même ! » reprit-elle. « Dire que vous ne m’avez même pas répondu ! »

– « Mais, Cricri, puisque je n’ai décacheté ta lettre que ce matin ! »

– « Ça ne fait rien, vous auriez au moins dû répondre », déclara-t-elle, branlant la tête avec obstination.

Il reprit, patiemment :

– « Je suis venu tout de suite, au contraire. » Et, sans plus attendre : « Dis-moi : l’enfant ? »

Elle serra les lèvres, avala sa salive, voulut parler, mais se tut, les yeux pleins de larmes.

Enfin elle dit :

– « Il est mort. Il est venu avant terme. »

Jérôme laissa échapper un soupir qui ressemblait à un soupir de soulagement. Il restait, sans un mot, honteux et mortifié, sous le regard implacable que Rinette fixait sur lui.

– « Dire que c’est à cause de vous que tout est arrivé », fit-elle. (Sa voix avait moins de dureté que ses yeux.) « Je n’étais pas une coureuse, moi, vous le saviez bien ! Deux fois, j’ai cru tout ce que vous me disiez. Deux fois, j’ai tout quitté, pour vous suivre !… Ah, ce que j’ai pleuré quand vous êtes reparti, la deuxième fois ! » Elle continuait à le regarder, en dessous, les épaules soulevées, la bouche un peu tordue ; ses yeux brillaient, plus verts à travers les larmes. Et lui, irrité, le cœur gros, ne sachant quelle attitude prendre, souriait avec effort. (Comme ce sourire de côté ressemblait au sourire de Daniel !)

Elle sécha ses yeux, puis, d’une voix calme, inattendue, demanda :

– « Et comment va Madame ? »

Jérôme comprit qu’elle parlait de Noémie. En venant, il avait décidé qu’il tairait la mort de Mme Petit-Dutreuil, dans la crainte d’émouvoir Cricri, et d’éveiller en elle des sentiments, des scrupules, qui eussent contrarié les desseins précis qu’il formait alors. Il se conforma donc, sans autre délibération, au mensonge qu’il avait préparé :

– « Madame ? Elle fait du théâtre, à l’étranger. » Il eut cependant une légère émotion à vaincre, pour ajouter : « Je pense qu’elle va bien. »

– « Du théâtre ? » répéta Rinette avec respect.

Ils se turent. Elle s’était tournée vers lui, elle avait l’air d’attendre. Elle découvrit davantage sa gorge, son épaule, et sourit :

– « Mais ça n’est pas pour tout ça que vous êtes venu », dit-elle.

Jérôme comprenait bien qu’il n’avait qu’un signe à faire pour trouver Rinette consentante. Hélas ! rien ne subsistait, de ce désir éperdu, qui, depuis le matin, lui faisait suivre, comme un lévrier en chasse, la piste de cette proie à travers tous les quartiers de Paris.

– « Pas pour autre chose », répliqua-t-il.

Rinette parut surprise, presque blessée :

– « Vous savez, ici nous n’avons pas le droit de recevoir des… de simples visites… »

Jérôme se hâta de dévier l’entretien :

– « Pourquoi as-tu coupé tes cheveux ? »

– « Ici, on aime ça. »

Il souriait, par contenance, et ne trouvait plus rien à lui dire. Pourtant, il ne se décidait pas à s’en aller. Une insatisfaction, qui se cachait au fond de lui, le retenait dans cette chambre, comme s’il avait encore quelque chose d’important à y accomplir. Mais quoi ? Pauvre Cricri… Le mal était fait : on n’y pouvait plus rien… Plus rien ?

Un peu embarrassée par ce silence, Rinette examinait Jérôme à la dérobée ; avec plus de curiosité que de rancune. Pourquoi était-il revenu ? Il l’aimait donc toujours un peu ? Cette question la troubla ; – et, soudain, l’idée l’effleura qu’elle pourrait tirer un autre enfant de lui. Tous ses espoirs déçus se ranimèrent d’un coup. Un fils de Jérôme, un petit frère de Daniel, un enfant qui serait à elle, qui serait pour elle seule… Elle fut sur le point de se laisser glisser à terre, d’étreindre les genoux de Jérôme, de murmurer, en levant vers lui un visage suppliant : « Je voudrais un enfant de toi ! » Mais c’était détruire, par un caprice, tout un avenir laborieusement échafaudé. Elle eut un imperceptible frisson, et, les yeux un instant perdus vers son rêve impossible, elle se dit, bouche cousue : « Non. Tout ça, non ! »

– « Et Daniel ? » lança-t-elle brusquement.

– « Qui ? Daniel, mon fils ? » Il ajouta, gêné : « Tu le connais ? »

Rinette, sans bien savoir pourquoi, avait espéré que Daniel était pour quelque chose dans le retour de Jérôme. Elle regretta d’avoir prononcé son nom ; elle était résolue à ne rien dire : le père, pas plus que le fils, ne saurait jamais de quel amour, de quel amour confondu…

Elle répondit évasivement :

– « Si je le connais ? Tout Paris le connaît. Je l’ai rencontré. »

Jérôme était devenu plus soucieux encore. Cependant il n’osa pas demander : « Ici ? »

– « Où donc ? » fit-il.

– « Un peu partout. Dans les boîtes de nuit. »

– « Ah ! » constata-t-il, « je m’en doutais. Je lui ai déjà dit ce que je pense de son genre d’existence ! »

Elle se hâta d’ajouter :

– « Oh, c’était autrefois… Je ne sais pas s’il y va toujours. Il est peut-être comme moi : maintenant je suis sérieuse. »

Il la regarda, mais ne répondit rien. Il réfléchissait avec une affliction sincère au dévergondage de la jeunesse, au relâchement des mœurs, puis à cette maison, à cette créature livrée au mal…

« Pourquoi la vie est-elle ce qu’elle est ? » songea-t-il ; et il se sentit tout à coup accablé et repentant.

Rinette, reprise par les visions d’avenir vers lesquelles désormais son activité était toute tendue, rêvassait tout haut, en faisant claquer sa jarretière :

– « Oui, maintenant, je suis à peu près tirée d’affaire. C’est pour ça que je ne vous en veux plus… Si je continue à être sérieuse, à travailler, dans trois ans, au revoir Paris ! Votre sale Paris de misère ! »

– « Pourquoi trois ans ? »

– « Dame, calculez : il n’y a pas encore un mois plein que je suis entrée ici, et je me fais déjà cinquante, soixante francs net. Quatre cents francs par semaine. Eh bien, dans trois ans, peut-être plus tôt, j’aurai trente mille francs. Ce jour-là, fini, Cricri, Rinette et tout le reste. Victorine prend son magot, ses cliques, ses claques, et hop ! dans le train de Lannion ! Adieu la compagnie ! »

Elle riait.

« Non, je ne suis tout de même pas aussi mauvais que mes actes », se répétait Jérôme, avec une conviction désespérée. « Non. C’est plus compliqué que ça. Je vaux mieux que ma vie. Et pourtant, sans moi, cette petite… Sans moi ! » Du fond de sa mémoire, remonta de nouveau la parole sacrée : Malheur à l’homme par qui le scandale arrive !

– « Tu as encore tes parents ? » questionna-t-il.

Une idée, encore confuse, et que déjà cependant il essayait de refouler, se faisait lentement jour en lui.

– « Le père, il est mort l’an passé à la Saint-Yves. » Elle s’arrêta, hésitant à se signer ; elle ne le fit pas. « Je n’ai plus que ma tante. Elle a une petite maison, sur la place, en arrière de l’église. Vous ne connaissez pas Perros-Guirec ? La vieille, elle n’a pas d’autre héritière que moi, par le fait. Ça n’est pas qu’elle ait du bien, mais elle a sa maison. Elle vit d’une rente qu’on lui fait. Mille francs l’an. Elle est restée longtemps en service chez des nobles. Et elle est chaisière, ça rapporte aussi un peu… Eh bien », reprit-elle, et son visage s’éclaira, « avec trente mille francs de capital, Mme Juju dit que je peux avoir la même rente, ou presque. Je saurai bien m’employer pour gagner le surplus. Nous vivrons toutes les deux. On s’est toujours bien entendu. Et là-bas », conclut-elle avec un gros soupir, en regardant remuer ses orteils dans son petit soulier de satin, « là-bas, personne n’a jamais rien su de moi : tout sera fini, oublié ! »

Jérôme s’était levé. Son idée se développait, le subjuguait. Il fit quelques pas en long, en large. Être généreux… Racheter…

Il s’arrêta devant Rinette :

– « Vous l’aimez donc bien, votre Bretagne ? »

Elle fut si surprise de s’entendre dire « vous », qu’elle ne répondit pas tout de suite.

– « Dame ! », dit-elle enfin.

– « Eh bien, vous allez y retourner… Oui… Écoutez-moi. »

Il se remit à marcher. Une impatience d’enfant gâté s’était emparée de lui. « Si ça ne se fait pas sur l’heure », songea-t-il, « je ne réponds plus de rien. »

– « Écoutez-moi », reprit-il, d’une voix saccadée : « Vous allez y retourner ! » Et, la dévisageant bien en face, il lança : « Ce soir ! »

Elle rit :

– « Moi ? »

– « Vous. »

– « Ce soir ? »

– « Oui. »

– « À Perros ? »

– « À Perros. »

Elle ne riait plus ; le front bas, elle le dévisageait avec une expression mauvaise. Pourquoi se moquer d’elle, maintenant ? Et pourquoi plaisanter là-dessus ?

– « Si vous aviez mille francs par an, comme votre tante… », commença-t-il.

Il souriait ; son sourire n’était pas méchant. Qu’est-ce qu’il voulait dire, avec ses mille francs ? Elle calcula posément, divisa par douze.

Il reprit, cessant de sourire :

– « Comment s’appelle le notaire de chez vous ? »

– « Le notaire ? Lequel ? M. Benic ? »

Jérôme cambra la taille :

– « Eh bien, Cricri, je te donne ma parole d’honneur que, tous les ans, le Ierseptembre, M. Benic te versera mille francs de ma part. Et pour cette année, les voici », fit-il en ouvrant son portefeuille. « Et voici mille francs de plus pour votre installation là-bas. Prenez. »

Elle ouvrait les yeux, mordait sa lèvre et ne disait rien. L’argent était là, sous son regard, à portée de sa main… Un tel fond de naïveté subsistait en elle qu’elle était émerveillée, mais non incrédule. Elle prit enfin les billets que Jérôme lui tendait patiemment ; elle les plia le plus petit possible, les glissa dans son bas, et regarda Jérôme, ne sachant que lui dire. L’idée de l’embrasser ne se présenta même pas à son esprit. Elle avait oublié ce qu’elle était, et même ce qu’ils avaient été l’un pour l’autre : il était redevenu M. Jérôme, l’ami de Mme Petit-Dutreuil, et il l’intimidait comme aux premiers jours.

– « À une condition », ajouta-t-il, « c’est que vous allez partir dès ce soir. »

Elle s’effara :

– « Ce soir ? Aujourd’hui ? Ah, Monsieur, ça non ! C’est impossible ! »

Il eût plutôt renoncé à sa bonne action que d’en différer d’un jour l’exécution :

– « Ce soir même, mon petit, devant moi. »

Elle comprit vite qu’il ne céderait pas, et, du coup, se mit en colère. Ce soir ? Ça n’avait pas de bon sens ! D’abord, c’était justement l’heure du travail. Et puis, ses affaires, à l’hôtel ? Et l’amie qui partageait la location de sa chambre ? Et Mme Juju ? Et le linge, chez la blanchisseuse ? D’abord, ici, on ne la laisserait pas partir comme ça… Elle s’affolait, comme un oiseau pris aux pipeaux.

– « Je vais vous chercher Mme Rose », cria-t-elle enfin, les larmes aux yeux, à bout d’arguments. « Vous verrez bien que c’est impossible ! D’abord, je ne veux pas ! »

– « Va, va vite. »

Jérôme s’attendait à une discussion emportée et s’apprêtait à élever le ton. Il fut étonné du sourire bénévole de Mme Rose.

– « Mais, bien entendu », répondit-elle, flairant aussitôt un piège de la police. « Toutes nos dames sont libres, nous ne les retenons jamais. » Elle se tourna vers Rinette, et sur un ton sans réplique, claquant l’une contre l’autre ses paumes potelées : « Allez vite vous habiller, mon enfant. Vous voyez bien que Monsieur attend. »

Rinette, abasourdie, joignait les mains et regardait tour à tour Jérôme et la patronne. De grosses larmes délayaient son fard. Vingt idées contradictoires s’enchevêtraient dans sa cervelle. Elle était impuissante, furieuse, consternée. Elle haïssait Jérôme. Elle hésitait aussi à quitter la pièce sans lui avoir fait signe de ne souffler mot des deux billets qu’elle avait dissimulés dans son bas. Mme Rose dut se fâcher tout rouge, saisir Rinette par le bras, la pousser vers l’escalier.

– « Voulez-vous obéir, Mademoiselle ! » (« Et ne t’avise jamais de remettre les pieds ici, la mouche ! » lui souffla-t-elle à voix basse.)

Une demi-heure plus tard, un taxi déposait Jérôme et Rinette à l’hôtel meublé où celle-ci avait sa chambre.

Elle ne pleurait plus. Elle s’habituait, malgré tout, à la précipitation de ce départ, parce que toute initiative lui était épargnée. Cependant, par intervalles, elle répétait comme un refrain :

– « Dans trois ans, je ne dis pas… Mais tout de suite, non ! »

Jérôme lui tapotait la main, sans répondre. Il se répétait tout bas : « Ce soir, ce soir même. » Il se sentait l’énergie de briser toutes les résistances ; mais il percevait déjà trop bien les limites de cette énergie : il n’y avait pas de temps à perdre.

Il se fit remettre la note du mois et l’indicateur. Le train était à 19 h 15.

Rinette lui demanda de l’aider à tirer de dessous la penderie la vieille malle en bois noir, qui contenait quelques effets roulés en tampon.

– « Mon costume de quand j’étais en place », dit-elle.

Alors Jérôme se souvint de la garde-robe de Noémie, que Nicole avait laissée à la logeuse d’Amsterdam. Il s’assit, attira Rinette sur son genou, et, posément, mais avec une ferveur qui faisait trembler les finales de ses phrases, il lui prêcha l’abandon de ses toilettes de prostituée, le renoncement, le retour total à la simplicité, à la pureté de jadis.

Elle l’écoutait, sagement. Ces paroles trouvaient un écho dans une partie très ancienne d’elle-même. « Et puis », ne pouvait-elle s’empêcher de penser, « ces hardes-là, chez nous ? À la grand-messe ? Pour qui me prendrait-on ? » Elle n’aurait pas pu se résoudre à jeter, ni même à donner ce linge à dentelles, ces vêtements tapageurs qui lui avaient coûté tant d’économies. Mais elle devait deux cents francs à la compagne qui partageait sa chambre ; depuis qu’il était question de partir, cette dette n’était pas le moindre souci de Rinette ; or, en laissant ses frusques à l’amie, elle payait son dû sans écorner les billets de Jérôme. Tout s’arrangeait.

Aussitôt, l’idée de remettre son costume de serge noire, fripé, la fit battre des mains comme s’il se fût agi d’une mascarade ; elle sauta impatiemment à terre et partit d’un éclat de rire nerveux qui la secoua comme une crise de sanglots.

Jérôme s’était détourné pour ne pas la gêner pendant qu’elle s’habillait. Il s’approcha de la fenêtre et se perdit dans la contemplation du mur de la courette.

« Je vaux tout de même mieux qu’on ne croit », se disait-il. Sa bonne action rachetait à ses yeux une faute dont cependant il ne s’était jamais bien franchement reconnu coupable.

Cependant quelque chose manquait encore à sa quiétude. Sans tourner la tête, il s’écria :

– « Dites-moi que vous ne m’en voulez plus ! »

– « Oh, non ! »

– « Dites-le-moi. Dites-moi : Je vous pardonne. » Elle n’osait pas. « Soyez bonne », supplia-t-il, continuant à regarder dehors : « prononcez seulement ces trois mots. »

Elle s’exécuta :

– « Bien sûr que… que je vous pardonne, Monsieur. »

– « Merci. »

Les larmes lui vinrent aux yeux. Il lui semblait rentrer dans l’accord universel, retrouver, après des années de privation, la paix du cœur. À une fenêtre de l’étage inférieur, un serin s’égosillait. « Je suis bon », se répétait Jérôme. « On me juge mal. On ne sait pas. Je vaux mieux que ma vie. » Son cœur débordait de douceur sans objet, de compassion.

– « Pauvre Cricri », murmura-t-il.

Il se retourna. Rinette achevait de boutonner son corsage en laine noire. Elle avait tiré ses cheveux en arrière et son visage lavé avait retrouvé sa fleur : elle était la petite servante timide et têtue que Noémie, six ans plus tôt, avait ramenée de Bretagne.

Jérôme n’y put tenir, vint à elle et lui mit un bras autour de la taille. « Je suis bon, je suis meilleur qu’on ne croit », se répétait-il, comme un refrain. Ses doigts automatiquement dégrafaient la jupe, tandis que ses lèvres s’appuyaient sur le front de la petite, en un baiser paternel.

Rinette frémit, à peine moins farouche qu’autrefois. Mais il la tenait serrée contre lui.

– « Tiens », soupira-t-elle, « vous avez toujours ce parfum, vous savez ? qui sent la limonade… » Elle sourit, tendit sa bouche et ferma les yeux.

N’était-ce pas le seul témoignage de reconnaissance qu’elle pût offrir ? Et n’était-ce pas, pour Jérôme, le seul geste capable, en cette seconde d’exaltation mystique, d’exprimer jusqu’à l’épuisement cette pitié religieuse dont son âme était surchargée ?

Lorsqu’ils arrivèrent à la gare Montparnasse, le train était à quai. Ce fut seulement en apercevant sur le wagon la pancarte : Lannion, que Rinette prit pleine conscience de la réalité. Non, ce n’était pas une « triche ». Elle touchait pour de bon à l’accomplissement de ce rêve qu’elle avait, des années durant, caressé. Comment se pouvait-il, alors, qu’elle fût si triste ?

Jérôme choisit une place pour elle, et ils commencèrent à faire les cent pas devant le compartiment. Ils ne parlaient plus. Rinette pensait à quelque chose, à quelqu’un… Mais elle ne se décidait pas à rompre le silence. Et Jérôme aussi semblait tourmenté par quelque souci secret, car, plusieurs fois, il se tourna vers elle comme pour lui parler, et se tut. Enfin, sans la regarder, il avoua :

– « Je ne t’ai pas dit la vérité, Cricri. Mme Petit-Dutreuil est morte. »

Elle ne sollicita aucun détail, mais elle se mit à pleurer, et ce chagrin silencieux fit du bien à Jérôme. « Que nous sommes bons », songeait-il, avec suavité.

Ils n’échangèrent plus une parole jusqu’au moment du départ. Pour un rien, si elle l’avait osé, Rinette aurait rendu l’argent et serait retournée supplier Mme Rose de la reprendre. Et Jérôme, que cette attente agaçait, ne ressentait plus aucune joie d’avoir opéré ce sauvetage.

Quand le train s’ébranla enfin, Rinette rassembla son courage, et, se penchant à la portière :

– « Si Monsieur voulait bien donner le bonjour à M. Daniel… »

Le fracas empêcha Jérôme de comprendre ce qu’elle disait. Elle vit bien qu’il n’avait pas entendu : sa bouche se mit à trembler, et la main qu’elle appuyait sur sa poitrine se crispa. Lui, souriait, heureux de la voir partie, et il agitait gracieusement son chapeau.

Il venait d’avoir une nouvelle idée qui le transportait d’impatience : rentrer à Maisons-Laffitte par le premier train, se jeter aux pieds de sa femme, lui confesser tout, – presque tout.

« Et puis », se dit-il, en allumant une cigarette et en s’éloignant à grands pas de la gare, « pour cette rente annuelle, il vaut mieux que Thérèse soit au courant : elle a tant d’ordre, elle n’y manquera jamais. »

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