XIII

Plusieurs fois par semaine, Antoine venait chercher Rachel pour l’emmener dîner. Un soir, au moment de sortir, comme elle s’approchait de la glace et tirait sa boîte à poudre de son sac, elle fit tomber un feuillet plié qu’Antoine ramassa.

– « Ah ? merci. »

Il crut surprendre dans sa voix un léger trouble ; et Rachel, au même instant, devina sa pensée.

– « Eh bien ? » fit-elle, cherchant à plaisanter : « Qu’est-ce que tu supposes donc ? Lis ! Ce sont des heures de train. »

Il repoussa le papier, qu’elle remit dans son sac. Mais, presque aussitôt, il demanda :

– « Tu pars en voyage ? »

Cette fois, l’involontaire frémissement des cils, le gauchissement du sourire, étaient flagrants.

– « Rachel ? »

Elle ne souriait plus. « Ah », songea Antoine avec une angoisse subite, « je ne veux pas… je ne pourrais plus supporter la plus courte absence ! »

Il vint à elle et toucha son bras ; elle s’abattit sur sa poitrine en sanglotant.

– « Mais quoi ?… quoi ? » balbutia-t-il.

Elle se hâta de répondre, en phrases hachées :

– « Rien. Rien du tout. Je suis énervée. Écoute, tu vas voir, ce n’est rien : c’est pour la tombe de la petite, tu sais, au Gué-la-Rozière. Eh bien, il y a si longtemps que je n’ai pas fait le voyage, il va falloir que j’y aille ; saisis-tu ? Et je t’ai fait peur ! Pardonne-moi. » Mais, le serrant tout à coup dans ses bras, elle gémit : « Mon Minou, c’est donc vrai que tu tiens à moi, dis ? Tu serais donc bien malheureux, si… si un jour… ? »

– « Tais-toi », murmura-t-il, effrayé pour la première fois de mesurer la place que Rachel avait prise dans sa vie. Il ajouta timidement : « Tu resteras absente… combien de jours ? »

Elle s’était dégagée et, s’efforçant de rire, courait vers la toilette afin de bassiner ses yeux.

– « Ce qu’on est bête de pleurer comme ça », dit-elle. « Tiens, c’était un soir comme aujourd’hui, et justement avant d’aller dîner. J’étais chez moi, avec des amis, – que tu ne connais pas. On sonne : la dépêche : Enfant malade, état très grave, venez. J’ai bien compris. J’ai couru à la gare comme j’étais, avec un chapeau de tulle pailleté et des souliers découverts ; j’ai sauté dans le premier train. Ce voyage, toute une nuit, seule, transie… Comment ne suis-je pas arrivée folle ? » Elle se tourna vers lui : « Patiente un peu, je laisse sécher, ça vaut mieux. » Son visage s’anima soudain : « Sais-tu, si tu étais gentil ? Tu viendrais là-bas avec moi ! Écoute : deux jours suffiraient, un samedi et un dimanche. On irait coucher à Rouen ou à Caudebec ; et le lendemain, on se ferait conduire jusqu’au cimetière du Gué-la-Rozière. Ce que ça serait bon, une balade, tous les deux ! Tu ne crois pas ? »

Ils partirent, le dernier samedi de septembre, par un bel après-midi, dans un train à peu près vide : ils étaient seuls dans leur compartiment.

Antoine, ravi de ces deux jours de repos et de tête-à-tête, les nerfs déjà détendus, le regard rajeuni, rieur, s’agitait comme un gamin, plaisantait Rachel sur ses colis qui encombraient le filet, et refusait de s’asseoir à côté d’elle afin de mieux la dévorer des yeux.

– « Laisse donc », finit-elle par dire, comme il se levait encore une fois pour baisser un store. « Je ne vais pas fondre. »

– « Non. Mais moi je suis aveuglé quand tu es au soleil ! » Et c’était vrai : lorsque la lumière baignait à plein la chair du visage et incendiait la chevelure, ce devenait une fatigue pour les yeux de la regarder longtemps.

– « Nous n’avions encore jamais voyagé ensemble », observa-t-il. « Y as-tu pensé ? »

Elle ne parvint pas à sourire. Sa bouche, un peu tirée, avait quelque chose d’ardent, de volontaire. Il se pencha :

– « Qu’est-ce qu’il y a ? »

– « Rien… Le voyage… »

Il se tut, songeant qu’il avait égoïstement oublié le but du pèlerinage. Mais elle expliqua :

– « Ça me trouble toujours, de partir. Ces paysages qui galopent… Tout cet inconnu, au bout ! » Ses yeux s’attardèrent un instant sur l’horizon fuyant : « J’en ai tant pris, de ces trains, de ces bateaux ! » Et son visage s’obscurcit.

Antoine se glissa près d’elle, s’étendit sur la banquette et posa la nuque au creux de sa robe.

– « Umbilicus sicut crater eburneus », murmura-t-il. Puis, après un instant de silence, sentant bien que la pensée de Rachel n’était pas avec lui, il questionna : « À quoi penses-tu ? »

– « À rien. » Elle fit un effort pour prendre un air amusé : « À ta cravate de maître d’école ! » s’écria-t-elle, en glissant un doigt sous l’étoffe. « Dire que, même pour voyager, tu ne sais pas faire le nœud un peu lâche, un peu libre ! » Elle s’étira, sourit encore : « Quelle chance d’être seuls !… Parle, toi ! Raconte-moi des choses. »

Il rit :

– « Mais c’est toujours toi qui racontes ! Moi, mes malades, mes examens… Comment pourrais-je avoir quelque chose à raconter ? J’ai toujours vécu comme une taupe dans sa taupinière : c’est toi qui m’as fait sortir de mon trou, et regarder l’univers ! »

Jamais encore il n’avait fait cet aveu devant elle. Elle s’inclina, prit à deux mains la tête chérie qui reposait sur ses genoux, et la considéra :

– « C’est vrai ? Est-ce bien vrai ? »

– « Tu sais », reprit-il, sans changer de place, « l’an prochain, on ne restera pas tout l’été à Paris. »

– « Non. »

– « Je n’ai pas demandé de vacances cette année ; je m’arrangerai pour avoir quinze jours. »

– « Oui. »

– « Peut-être trois semaines. »

– « Oui. »

– « On s’en ira ensemble, n’importe où… N’est-ce pas ? »

– « Oui. »

– « Dans la montagne, si tu veux. Dans les Vosges. Ou en Suisse. Ou même plus loin ? »

Rachel demeurait songeuse.

– « À quoi penses-tu ? » dit-il.

– « À ça. En Suisse, oui. »

– « Ou bien aux lacs italiens. »

– « Ah, non ! »

– « Pourquoi ? Tu n’aimes pas les lacs italiens ? »

– « Non. »

Toujours allongé et bercé par les cahots du train, il consentit :

– « Eh bien, nous irons ailleurs… Où tu voudras. » Mais, après une pause, il reprit, paresseusement : « Pourquoi n’aimes-tu pas les lacs italiens ? »

Elle promenait le bout de ses doigts sur le front d’Antoine, sur ses paupières, sur ses tempes qui étaient un peu creusées, comme ses joues ; elle ne répondit pas. Il avait baissé les paupières ; mais la même idée stagnait dans son cerveau somnolent :

– « Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce que tu as contre les lacs italiens ? »

Elle eut un imperceptible mouvement d’humeur :

– « C’est là qu’Aaron est mort, na ! Mon frère, tu sais ? À Pallanza. »

Il regretta son insistance ; pourtant il ajouta :

– « Est-ce qu’il vivait là-bas ? »

– « Oh ! non ; il y était en voyage. En voyage de noces. » Elle fronça les sourcils, puis, au bout d’un instant, comme si elle eût deviné la pensée d’Antoine, elle murmura : « Tout de même, ce que j’en ai vu, déjà, de toutes sortes… »

– « Tu es brouillée avec ta belle-sœur ? » demanda-t-il. « Tu n’en parles jamais. »

Le train s’arrêtait. Elle se leva et se pencha à la portière. Cependant, elle avait entendu la question d’Antoine, car elle se retourna :

– « Quoi ? Quelle belle-sœur ? Clara ? »

– « La femme de ton frère : tu dis qu’il est mort pendant son voyage de noces. »

– « Elle est morte avec lui. Je t’ai raconté ça… Non ? » Elle continuait à regarder dehors. « Ils se sont noyés dans le lac. Personne n’a jamais su ce qui s’était passé. » Elle hésita : « Personne – sauf Hirsch, peut-être. »

– « Hirsch ? » fit-il, se soulevant sur un coude. « Il était donc là-bas avec eux ? Mais… toi aussi, alors ? »

– « Ah, ne parlons pas de ça aujourd’hui », supplia-t-elle, en venant se rasseoir. « Passe-moi mon sac. Tu as faim ? » Elle dépapillota une croquette de chocolat, la mit entre ses dents, et l’offrit ainsi à Antoine, qui, souriant, se prêta au jeu.

– « Comme ça, c’est meilleur », dit-elle, avec un clin d’œil gourmand. Et, d’une façon inattendue, brusque, elle reprit : « Clara était la fille de Hirsch ; saisis-tu, maintenant ? C’est par la fille que j’ai connu le père. Je ne t’ai jamais dit ça ? »

Il fit signe que non, mais se retint de la questionner davantage, cherchant à relier ces détails nouveaux à ceux qu’il avait recueillis déjà. D’ailleurs, Rachel ne tarda pas à reprendre la parole, comme toujours lorsqu’il cessait de l’interroger :

– « Tu n’as pas vu la photo de Clara ? Je te la chercherai. C’était une camarade à moi. Je l’avais connue dans la petite classe. Mais elle n’est restée qu’un an à l’Opéra. Elle n’avait pas la santé. Peut-être aussi Hirsch préférait-il la garder près de lui : c’est bien possible… Je m’étais liée avec elle, j’allais la voir, le dimanche, au manège de Neuilly. C’est comme ça que j’ai pris mes premières leçons d’équitation, en même temps qu’elle. Et puis, plus tard, nous avons gardé l’habitude de monter ensemble tous les trois. »

– « Qui ça, tous les trois ? »

– « Eh bien, Clara, Hirsch et moi. À partir de Pâques, je venais les prendre à six heures du matin, trois fois par semaine. Il fallait que je sois rentrée à huit heures, pour l’Opéra. À ces heures-là, le Bois était à nous, c’était délicieux. » Elle se tut un instant. Il la regardait, accoudé sur la banquette, et ne bougea pas. « Une fille fantasque », reprit-elle, suivant le fil de ses souvenirs. « Très crâne, très bonne ; du charme ; un charme un peu voyou ; et, par moments, le regard terrible de son père. C’était ma meilleure amie, en ce temps-là. Il y avait des années qu’Aaron s’en était toqué : il ne travaillait que pour pouvoir l’épouser, un jour. Clara ne voulait pas. Hirsch, non plus, naturellement. Enfin, elle s’est décidée, brusquement, sans que je me sois tout d’abord expliqué pourquoi. D’ailleurs, même au moment des fiançailles, je ne me doutais de rien. Quand j’ai su, il était trop tard pour dire quelque chose. » Elle fit une pause. « Et puis, trois semaines après leur mariage, j’ai reçu le télégramme de Hirsch qui m’appelait à Pallanza. J’ignorais qu’il avait été les rejoindre ; mais, lorsque j’ai appris qu’il était là-bas, j’ai tout de suite flairé le drame ! Au reste, ça n’est pas un secret. On a bien vu qu’il y avait des ecchymoses autour du cou de Clara. Il avait dû l’étrangler. »

– « Qui, il ? »

– « Aaron. Son mari. Il avait loué une barque, ce soir-là, pour aller se promener sur le lac, seul. Hirsch l’avait laissé faire : il y trouvait son compte ; il avait probablement ses raisons : il savait qu’Aaron voulait se suicider. Et Clara aussi s’en doutait : puisqu’elle a profité d’un moment où Hirsch ne la surveillait pas, pour sauter dans la barque, qui démarrait. Du moins, c’est ce que j’ai deviné peu à peu, car Hirsch… » Un frisson la secoua : « Il est impénétrable », articula-t-elle.

Puis, comme elle se taisait de nouveau, Antoine demanda :

– « Mais pourquoi, se suicider ? »

– « Aaron parlait toujours de ça. Une marotte ; dès l’enfance. C’est même pour ça que je n’avais rien osé lui dire, et que je l’avais laissé se marier. Ah ! » fit-elle, avec un accent de douleur profonde, « je me le suis tant reproché depuis ! Peut-être que, si j’avais parlé, à ce moment-là… » Et, regardant Antoine, comme s’il pouvait la disculper devant sa propre conscience : « J’avais surpris leur secret, oui. Mais était-ce une raison pour le révéler à Aaron ? Dis ? Il avait plusieurs fois déclaré qu’il se tuerait, si Clara ne l’épousait pas ! Il l’aurait fait, si je lui avais appris ce que j’avais découvert, par hasard… Tu ne crois pas, toi ? »

Antoine ne pouvait répondre ; mais il répéta :

– « Par hasard ? »

– « Oh, tout à fait par hasard ; un matin que je venais chercher Clara et Hirsch pour aller au Bois. J’étais montée tout droit à la chambre de Clara ; en approchant, j’ai entendu un bruit de lutte ; j’ai couru… La porte était entrouverte : Clara était sans corsage, les bras nus ; elle s’empêtrait dans sa jupe d’amazone ; et, au moment où je poussais le battant, je l’ai vue saisir sa cravache qui était sur une chaise, et vlan ! un grand coup cinglé à travers la figure de Hirsch !

– « De son père ? »

– « Oui, mon petit ! Ah ! çà, j’avoue que j’y ai souvent repensé depuis ! » s’écria-t-elle avec une explosion de joie rancunière. « J’ai souvent revu sa tête, à lui ! Sa face blême ! Et la balafre, qui devenait de plus en plus foncée ! Ah ! il aimait cogner, lui aussi : même qu’il cognait dur ! Pourtant, cette fois, ah ! ah ! c’est lui qui l’avait reçu, le coup de cravache. »

– « Mais… quoi ? »

– « Eh bien, je n’ai jamais su au juste ce qui s’était passé ce matin-là… Clara devait se refuser depuis les fiançailles. C’est l’idée qui m’est venue tout de suite. Je me suis rappelé certaines choses qui m’avaient étonnée déjà ; et, en un instant, j’ai deviné, j’ai vu clair… Hirsch est sorti de la chambre, en grand seigneur, sans me dire un mot ; il avait l’air d’être bien certain que je ne parlerais pas. Il avait raison, tu vois. Moi, j’ai pressé Clara de questions. Elle m’a tout avoué. Mais elle m’a juré – et ça, elle était sincère, j’en suis sûre, – elle m’a juré que c’était fini pour toujours, qu’elle se mariait justement pour échapper à tout ça. Échapper à Hirsch ? Ou bien échapper à… à sa propre passion ? Voilà ce que j’aurais dû me demander ce jour-là. J’aurais dû comprendre que ce n’était pas fini du tout, rien qu’à la façon dont elle parlait de lui ! » Elle fit une pause, avant d’ajouter, d’une voix sourde : « Tant qu’une femme parle d’un homme avec cette espèce de haine-là, c’est qu’elle l’a toujours dans la peau ! »

Elle demeura songeuse, de nouveau, pendant une minute, le front bas, les yeux à terre. Puis elle reprit :

– « J’en ai bien eu la preuve ensuite, puisque c’est elle, Clara, qui, en plein voyage de noces… Saisis-tu ? C’est elle qui a fait venir Hirsch en Italie !… Ensuite, il me manque des détails. Mais, sûrement, Aaron a dû les surprendre : sans quoi il n’aurait pas cherché à se noyer… Ce que je n’ai jamais bien éclairci, c’est l’intention de Clara. Pourquoi a-t-elle rejoint son mari dans la barque ? Pour l’empêcher de se tuer ? Ou bien, pour mourir avec lui ? On peut supposer l’un ou l’autre… Quel tête-à-tête, hein, dans ce bateau, en pleine nuit, au milieu du lac ? Je me suis cent fois demandé ce qui s’était passé. A-t-elle avoué tout, cyniquement ? Elle en était capable… Aaron a-t-il voulu la supprimer, pour être bien sûr que, lui mort, ça ne continuerait pas ?… On a retrouvé, le lendemain, leur bateau vide ; et plusieurs jours après, les deux cadavres, ensemble… Mais le plus bizarre de tout, pour moi, c’est que Hirsch m’a télégraphié de venir, sans attendre qu’on ait commencé les recherches, le soir même de la promenade, avant la fermeture du bureau ! » Elle poursuivit, après quelques secondes de rêverie : « D’ailleurs, tu as dû lire cette histoire dans les journaux de l’époque ; seulement ça ne t’a pas frappé. La police italienne a fait des enquêtes ; la police française s’en est mêlée aussi : on a perquisitionné à Paris, au domicile d’Aaron, au mien ; mais ils n’ont jamais trouvé le mot de l’énigme… J’en sais plus qu’eux ! »

– « Et ton Hirsch n’a jamais été inquiété ? »

Elle se redressa avec vivacité :

– « Non », articula-t-elle, « mon Hirsch n’a jamais été inquiété ! »

Dans sa voix, dans le coup d’œil dont elle enveloppa Antoine, il y avait du défi ; mais il n’y fit pas attention, car souvent, lorsqu’elle racontait sa vie passée, elle prenait un accent quelque peu provocant, comme si elle eût éprouvé du plaisir à étonner cet homme qui lui en avait si fort imposé, le premier soir de leur rencontre.

– « Hirsch n’a jamais été inquiété », répéta-t-elle sur un autre ton, en ricanant ; « mais il a trouvé plus prudent de ne pas rentrer en France, cette année-là ! »

– « Es-tu sûre que c’est elle, la fille, qui, en plein voyage de noces… »

– « Assez », fit-elle en se jetant vers lui, avec cette passion qu’elle manifestait presque toujours lorsqu’il venait d’être question de Hirsch entre eux ; et elle lui ferma la bouche d’un baiser impérieux. « Ah, tu n’es pas comme les autres, toi ! » murmura-t-elle, en se pelotonnant contre lui. « Tu es bon, toi, tu es généreux ! Tu es droit ! Ah ce que je t’aime, mon Minou ! » Et, comme Antoine, obsédé par ce récit, semblait prêt à la questionner encore, elle répéta : « Assez, assez… Ça m’énerve trop. Je veux oublier tout ça – le plus longtemps possible… Serre-moi fort, câline-moi… Oui, berce-moi, berce-moi bien, mon Minou, pour que j’oublie… »

Il la pressait entre ses bras. Et soudain, du fond de son inconscient, jaillit, comme un instinct nouveau, un besoin d’aventure : s’évader de cette existence rangée, recommencer tout à neuf, courir des risques, utiliser, pour des actes libres et gratuits, cette force qu’il avait été si fier d’asservir à des fins laborieuses !

– « Si nous partions, tous les deux ? Écoute-moi. Refaire notre vie ensemble, loin, loin… Tu ne sais pas ce dont je serais capable ! »

– « Toi ? » fit-elle, en riant.

Elle lui tendit ses lèvres. Et lui-même, dégrisé, cherchant à faire croire qu’il avait voulu plaisanter, sourit.

– « Comme je t’aime ! », dit-elle en le regardant de tout près, avec une angoisse dont il se souvint plus tard.

Antoine connaissait Rouen. Sa famille paternelle était d’origine normande ; M. Thibault comptait encore à Rouen plusieurs parents assez proches. De plus, Antoine y avait fait, huit années plus tôt, son service militaire.

Il fallut que Rachel l’accompagnât, dès avant le dîner, de l’autre côté des ponts, dans un faubourg encombré de soldats, pour longer un interminable mur de caserne.

– « L’infirmerie ! » s’écria joyeusement Antoine, désignant à Rachel un bâtiment éclairé. « Tu vois, la deuxième fenêtre ? Le bureau. En ai-je passé, des journées, là-dedans, sans rien faire, sans même pouvoir lire, à surveiller deux ou trois tire-au-flanc, et quelques amoureux endommagés ! » Il riait, sans rancune, et conclut : « Hein ? Ce que je suis heureux aujourd’hui ! »

Elle ne répondit rien et passa devant lui ; il ne vit pas qu’elle était prête à pleurer.

Un cinéma affichait l’Afrique inconnue ; Antoine montra l’enseigne à Rachel ; elle secoua la tête et l’entraîna vers leur hôtel.

De tout le dîner, il ne parvint pas à la faire rire ; et, songeant au mobile de leur voyage, il se reprochait un peu sa gaieté.

Mais dès qu’ils furent dans leur chambre, elle se suspendit à son cou :

– « Il ne faut pas m’en vouloir », fit-elle.

– « De quoi donc ? »

– « De te gâter notre balade. »

Il voulut protester. Elle l’étreignit de nouveau, répétant comme pour elle seule :

– « Ah, que je t’aime ! »

Le lendemain, de bonne heure, ils gagnèrent Caudebec.

La chaleur se faisait plus lourde ; le fleuve coulait, très large, sous une buée qui scintillait. Antoine traîna les colis jusqu’au petit hôtel qui louait des voitures. Celle qu’ils commandèrent vint, longtemps à l’avance, se ranger devant la fenêtre près de laquelle ils déjeunaient. Rachel écourta le dessert. Elle entassa elle-même tous ses paquets dans la capote, expliqua en détail au cocher l’itinéraire qu’elle voulait suivre, et s’élança gaiement dans la vieille calèche.

Plus elle approchait du moment pénible de son voyage, plus elle semblait retrouver son animation. Le trajet l’enchanta : elle reconnaissait les montées, les descentes, les calvaires, les places des villages. Tout l’étonnait ; on eût dit qu’elle n’avait jamais quitté la banlieue :

– « Non, mais, regarde ! Ces poules ! Et cette vieille paralytique qui se rôtit au soleil ! Et cette barrière, avec un bloc de pierre pour faire le contrepoids ! Sont-ils retardés par ici ! Tu vois, je t’avais prévenu : la vraie brousse ! »

Lorsqu’elle aperçut, dans la vallée, les toits éparpillés autour de la petite église du Gué-la-Rozière, elle se leva tout debout dans la voiture, et son visage s’illumina comme si elle eût retrouvé son pays natal.

– « Le cimetière est à gauche, loin du bourg. Derrière ces peupliers. Attends, tu vas le voir… Vous traverserez le village au trot », dit-elle au cocher, quand ils atteignirent les premières maisons du Gué.

Cachées au fond des cours herbues, les façades blanches, rayées de noir et coiffées de chaume, brillaient à travers les pommiers ; les volets étaient clos. Ils passèrent devant un toit d’ardoises entre deux ifs.

– « La mairie », fit Rachel, ravie. « Rien n’a changé ! C’est là qu’on a dressé les actes… Tu vois, là-bas, derrière ? Eh bien, c’est là qu’elle habitait, sa nourrice. De braves gens. Ils ont quitté le pays : sans quoi j’irais tout de même l’embrasser, la vieille… Tiens, j’ai habité ici, une fois. Quand je venais, on me logeait chez ceux qui avaient un lit à prêter. Je prenais mes repas avec eux, je riais de leur patois. Ils me regardaient comme une bête de ménagerie. Les bonnes femmes venaient me voir au lit à cause de mes pyjamas. Des retardés, par ici, ce n’est pas croyable ! Mais de braves gens. Ils ont tous été si gentils pour moi, quand la petite est morte ! Après, je leur ai envoyé tout et le reste : des fruits confits, des rubans à mettre sur leurs coiffes, des liqueurs pour le curé. » Elle se leva de nouveau. « Le cimetière est là, après la côte. Regarde bien : tu vas voir les tombes dans le creux. Tiens, mets ta main : sais-tu pourquoi le cœur me saute ? J’ai toujours peur de ne pas la retrouver, ma pauvre gosse. Parce que nous n’avons pas voulu payer une perpétuité ; dans le pays, ils nous ont tous dit que ça n’est pas la mode. Mais, malgré moi, chaque fois que j’arrive, je me dis : “Et s’ils me l’avaient fichue en l’air ?” Ils en auraient le droit, tu sais !… Arrêtez-vous devant l’allée, mon vieux ; on ira à pied jusqu’à la porte… Viens, viens vite ! »

Elle avait bondi hors de la calèche et se hâtait vers la grille ; elle l’ouvrit, disparut derrière un pan de mur, et, presque aussitôt, reparut, pour crier à Antoine :

– « Elle y est toujours ! »

Le soleil frappait son visage où il n’y avait que de la joie. Elle s’éclipsa de nouveau.

Antoine la rejoignit. Elle se tenait campée, les mains aux hanches, devant un coin envahi d’herbes folles, à l’angle de deux murailles ; des débris de clôture émergeaient à travers les orties.

– « Elle y est toujours, mais dans quel état ! Ah, pauvre gosse, tu pourras dire qu’il est bien peigné, ton cimetière ! Et je leur envoie vingt francs par an, pour l’entretien ! »

Puis, se tournant vers Antoine, avec une légère hésitation dans la voix, comme pour s’excuser d’un caprice :

– « Découvre-toi, mon Minou, tu veux bien ? » Antoine rougit et retira son chapeau.

– « Ma pauvre gosse », fit-elle tout à coup. Elle appuya sa main sur l’épaule d’Antoine, et ses yeux s’emplirent de larmes. « Dire que je ne l’ai même pas vue mourir », murmura-t-elle. « Je suis arrivée trop tard. Un petit ange, un vrai petit ange, pâle… » Soudain elle s’essuya les yeux et sourit : « Drôle de balade que je te fais faire, hein ? Que veux-tu, c’est de l’histoire ancienne, mais ça vous remue quand même. Heureusement qu’il y a du travail, ça vous empêche de penser… Viens. »

Il fallut retourner à la voiture, et sans accepter l’aide du cocher, transporter dans le cimetière les paquets que Rachel, agenouillée dans l’herbe, tint à déballer elle-même. Méthodiquement, elle étala sur une dalle voisine une pelle, une serpe, un maillet, puis un vaste carton, qui contenait une couronne en perles blanches et bleues.

– « Je comprends pourquoi c’était si lourd », dit Antoine en souriant.

Elle se releva gaiement :

– « Aide-moi donc, au lieu de goguenarder. Ôte ton veston… Tiens, prends la serpe. Il s’agit de couper, d’arracher ces saletés-là qui dévorent tout. Tu vois, on retrouve dessous les briques qui marquent la place. N’était pas grand, son cercueil, ni lourd, pauvre chou !… Ça, donne ! C’est le reste d’une couronne. Elle n’est pas jeune, celle-là : À notre fille chérie. C’est Zucco qui l’avait apportée. Je n’étais plus avec lui depuis un an, mais je l’avais fait prévenir tout de même, tu saisis ? Il a été convenable d’ailleurs, il est venu, il était en noir. Ma foi, j’étais contente, j’étais moins seule pour l’enterrement… Ce qu’on est bête !… Attends : ça, c’est la croix. Relève-la, on la consolidera tout à l’heure. »

En écartant les herbes, Antoine eut une brusque émotion : il n’avait pas aperçu d’abord l’inscription entière : Roxane-Rachel Gœpfert. Le premier prénom était effacé ; il n’avait lu que le nom de son amie. Il resta quelques secondes rêveur.

– « Eh bien », fit Rachel, « à l’ouvrage ! Commençons par ici. »

Antoine s’y mit franchement ; il ne faisait rien à demi. En manches de chemise, maniant serpe et bêche, il transpira bientôt comme un manœuvre.

– « Les couronnes », dit-elle, « passe-les-moi, que je les essuie à mesure… Hé, mais il en manque une ! Regarde voir ? Celle de Hirsch, la plus belle ! En fleurs de porcelaine ! Ah, par exemple, ça, c’est raide ! »

Antoine la suivait des yeux avec amusement : sans chapeau, ses cheveux ébouriffés rutilant au soleil, la lèvre irritée et moqueuse, la jupe relevée et ses manches retroussées jusqu’aux coudes, elle parcourait en tous sens l’enclos, inspectant chaque tombe et bougonnant, furieuse :

– « Ils me l’auront empruntée, pardi, les voraces ! »

Elle revint, découragée :

– « J’y tenais tant ! Ils s’en seront fait des breloques. Ils sont si retardés, tu sais !… Mais », reprit-elle, apaisée comme par enchantement, « j’ai découvert là-bas du sable jaune qui va faire coquet. »

De quart d’heure en quart d’heure, la petite sépulture prenait une apparence nouvelle : la croix, redressée, puis enfoncée à coups de maillet, dominait le rectangle de briques, entièrement désherbé ; et, tout autour, un étroit chemin sablé achevait de donner à la tombe un air entretenu.

Ils n’avaient pas remarqué que l’horizon s’ennuageait, et ils furent surpris par les premières gouttes. Un orage se formait au-dessus de la vallée. Sous le ciel d’étain, les pierres devinrent plus blanches, l’herbe plus verte.

– « Dépêchons ! » cria Rachel. Elle eut vers la tombe un sourire maternel : « Nous avons bien travaillé », murmura-t-elle ; « on dirait un petit jardin de villa ! »

Antoine avait remarqué, à l’angle des murs, la branche tombante d’un rosier qui balançait dans le vent deux roses au cœur de safran. Il eut l’idée de les offrir, en guise d’adieu, à la petite Roxane. Le respect humain l’arrêta : il préféra laisser à la mère ce geste romantique, cueillit les fleurs et les tendit à Rachel.

Elle les prit, et hâtivement les piqua dans son corsage.

– « Merci », dit-elle. « Mais filons, mon chapeau va être perdu. » Et elle s’enfuit vers la voiture, sans se retourner, tenant à deux mains sa jupe que commençait à fouetter la pluie.

Le cocher avait dételé, et s’abritait, avec son cheval, dans le renfoncement de la haie. Antoine et Rachel se réfugièrent au fond de la calèche, sous la capote, et déplièrent sur leurs genoux le lourd tablier qui puait le cuir moisi. Elle riait, amusée par l’imprévu de cet orage, heureuse aussi du devoir accompli.

Ce n’était qu’une ondée. Déjà la pluie diminuait, les nuages galopaient vers l’est ; et bientôt, à travers l’atmosphère purifiée de ses vapeurs, le soleil couchant reparut, aveuglant. L’homme commença d’atteler. Des gamins défilèrent, poussant devant eux une file d’oies mouillées. Le plus petit, qui pouvait avoir neuf ou dix ans, se hissa sur le marchepied pour lancer d’une voix fraîche :

– « C’est bon, l’amour, messieurs dames ? » Puis il se sauva en faisant claquer ses socques.

Rachel éclata de rire.

– « Des retardés ? » dit Antoine. « La jeune génération promet ! »

Enfin l’équipage fut prêt à démarrer. Mais il était trop tard pour attraper le train de Caudebec : il fallait gagner directement la plus proche station de la grande ligne : Antoine n’avait pas voulu se faire remplacer à l’hôpital le lundi matin, et il devait rentrer à Paris dans la nuit.

Le cocher les arrêta, pour souper, à Saint-Ouen-la-Noue. L’auberge était pleine des buveurs du dimanche soir. On servit les nouveaux venus dans une arrière-salle.

Le dîner fut silencieux. Rachel ne plaisantait plus. Elle songeait ; elle se souvenait d’avoir été amenée là, le jour de l’enterrement, à la même heure, dans une calèche semblable, peut-être la même, – mais en compagnie du ténor. Elle se rappelait surtout la querelle qui avait éclaté presque tout de suite entre eux ; et comment Zucco s’était jeté sur elle et l’avait souffletée, là, devant la huche ; et comment elle s’était de nouveau donnée à lui, le soir même, dans une chambre de cette auberge ; et comment ensuite, quatre mois durant, elle avait de nouveau supporté sa sottise, ses brutalités… Elle ne lui en voulait guère, d’ailleurs : même, ce soir, elle pensait à lui, à cette gifle, avec un souvenir sensuel. Cependant elle se garda de conter l’aventure à Antoine ; elle ne lui avait jamais positivement avoué que le ténor la rossait.

Puis une autre idée, lancinante, surgit dans l’ombre ; et elle comprit que c’était pour échapper à cette obsession qu’elle s’était si longuement attardée à ses souvenirs.

Elle se leva :

– « Veux-tu que nous allions à pied jusqu’à la gare ? » proposa-t-elle. « Le train n’est qu’à 11 heures. Le cocher conduira les bagages. »

– « Huit kilomètres en pleine nuit, dans la boue ? »

– « Pourquoi pas ? »

– « Tu es folle, voyons ! »

– « Ah », gémit-elle, « je serais arrivée fourbue, ça m’aurait fait du bien ! » Et, sans insister davantage, elle le suivit vers la voiture.

L’obscurité était complète, l’air rafraîchi.

À peine assise, elle toucha de son ombrelle le dos du cocher :

– « Tout doucement, au pas, nous avons le temps. » Elle se serra contre Antoine, et murmura : « Il fait si doux, on est si bien… »

Quelques instants plus tard, il voulut caresser la joue appuyée contre lui, et s’aperçut qu’elle était mouillée de larmes.

– « Je suis énervée », expliqua-t-elle, en dégageant son visage. Puis, se blottissant plus étroitement entre ses bras : « Ah, retiens-moi, mon Minou, garde-moi près de toi ! »

Ils restèrent muets et pressés l’un contre l’autre. Des arbres, des maisons, touchés par la lueur des lanternes, se dressaient un instant comme des spectres, et s’effaçaient dans la nuit. Au-dessus de leurs têtes, le firmament resplendissait. Le va-et-vient de la guimbarde balançait sur l’épaule d’Antoine la tête abandonnée de Rachel. Et, par instants, soulevant tout le buste pour étreindre son amant, elle soupirait :

– « Comme je t’aime ! »

Sur le quai de la gare d’embranchement, ils étaient les seuls à attendre le train de Paris. Ils cherchèrent refuge sous un auvent. Rachel, toujours silencieuse, tenait le bras d’Antoine.

Des employés couraient dans la nuit, agitant des falots dont les reflets miroitaient sur le trottoir mouillé.

– « Le direct ! Reculez ! »

Le bondissement d’un rapide, noir et troué de feux, passa comme un cataclysme, soulevant tout ce qui pouvait voler, entraînant avec lui jusqu’à l’air respirable. Puis le silence se rétablit très vite. Et, tout à coup, au-dessus d’eux, le nasillement grêle et harcelant d’un timbre électrique annonça l’express.

Le convoi stoppa trente secondes. Ils eurent à peine le temps de grimper, sans choisir, dans un compartiment où, déjà, trois personnes dormaient ; la lampe était gainée d’étoffe bleue. Rachel retira son chapeau et se laissa choir dans le seul coin libre ; Antoine s’assit près d’elle ; mais, au lieu de s’accoter à lui, elle appuya son front à la vitre noire.

Dans la demi-obscurité du wagon, sa chevelure, orangée et presque rose au plein jour, cessait d’avoir une couleur précise ; elle semblait d’une matière fluide, incandescente, soie métallique ou bien verre filé ; et la blancheur phosphorescente de la joue donnait une apparence irréelle à sa chair. Sa main était abandonnée sur la banquette ; Antoine la saisit ; il crut s’apercevoir que Rachel tremblait. À voix basse, il l’interrogea. Elle ne répondit que par une pression fiévreuse, et se détourna davantage. Il ne comprenait pas ce qui se passait en elle ; il se rappela l’attitude qu’elle avait eue, au cours de l’après-midi, dans le cimetière : l’ébranlement nerveux de ce soir pouvait-il être la conséquence de ce pèlerinage qu’elle avait, somme toute, accompli presque gaiement ? Il se perdait en conjectures.

À l’arrivée, lorsque leurs compagnons de voyage s’ébrouèrent et dévoilèrent la lampe, il remarqua qu’elle tenait la tête obstinément baissée.

Il la suivit à travers la foule, sans lui poser aucune question.

Mais, dès qu’ils furent dans le taxi, il prit ses poignets :

– « Qu’est-ce qu’il y a ? »

– « Rien. »

– Qu’est-ce qu’il y a, Rachel ? »

– « Laisse-moi… Tu vois bien, c’est fini. »

– « Non, je ne te laisserai pas. J’ai le droit… Qu’est-ce qu’il y a ? »

Elle releva son visage décomposé par les larmes, et, le regardant avec désespoir, elle articula :

– « Je ne peux pas te le dire. » Mais elle n’eut pas l’énergie de se maîtriser jusqu’au bout, et, se jetant contre lui : « Ah, jamais je n’aurai la force, mon Minou, jamais, jamais ! »

Il comprit à l’instant même que son bonheur touchait au terme, que Rachel allait le quitter, le laisser seul, et qu’il n’y aurait rien, absolument rien à faire. Il comprit cela sans qu’elle le lui eût dit, bien avant de savoir pourquoi, avant même d’en souffrir, et comme si depuis toujours il y eût été préparé.

Ils montèrent l’escalier de la rue d’Alger, et pénétrèrent dans l’appartement de Rachel, sans avoir échangé un mot.

Elle le laissa seul, une minute, dans la chambre rose. Il y demeura debout, hébété, regardant le lit au fond de l’alcôve, la coiffeuse, cet intérieur devenu le sien. Elle revint ; elle s’était débarrassée de son manteau. Il la regarda entrer, refermer la porte, s’avancer, les prunelles cachées sous les cils d’or, la bouche tirée, énigmatique.

Il perdit tout courage, fit un pas vers elle, et balbutia :

– « Mais ce n’est pas vrai, dis ?… Tu ne vas pas me quitter ? »

Alors elle s’assit ; et, d’une voix lasse, entrecoupée, elle déclara qu’il fallait être calme, qu’elle avait un long voyage à faire, un voyage d’intérêt, dans le Congo belge. Puis elle s’engagea dans des explications. L’héritage de son père, tout son avoir, avait été placé par Hirsch dans une huilerie qui, jusqu’ici, marchait à merveille et servait d’appréciables revenus. Mais l’un des deux directeurs venait de mourir, et elle venait d’apprendre que l’autre, actuellement maître de l’affaire, avait partie liée avec de gros négociants bruxellois, qui venaient de fonder à Kinchassa, c’est-à-dire dans les mêmes parages, une huilerie concurrente, et qui s’employaient par tous les moyens à faire péricliter celle de Rachel. (Elle semblait prendre un peu d’assurance en parlant.) La question se compliquait de détails politiques. Ces Müller étaient soutenus par le gouvernement belge. De si loin, Rachel ne pouvait se fier à personne. Or, il y allait de son unique patrimoine, de sa sécurité matérielle, de tout son avenir. Elle avait réfléchi, cherché des biais. Hirsch vivait en Égypte, et n’avait plus aucune accointance avec le Congo. La seule solution était donc de faire le voyage elle-même, soit pour réorganiser l’huilerie, soit pour la vendre un prix convenable aux Müller.

Gagné par son sang-froid, Antoine, pâle et les sourcils froncés, la considérait sans l’interrompre.

– « Mais », hasarda-t-il enfin, « cela peut être réglé assez vite… ? »

– « Oui et non. »

– « Quoi ? Un mois ?… Plus ? Deux ? » Sa voix trembla : « Trois mois ? »

– « Oui. »

– « Peut-être moins ? »

– « Oh, non ! Il faut déjà un mois pour y aller ! »

– « Et si nous trouvions quelqu’un à envoyer là-bas ? Quelqu’un de sûr ? »

Elle haussa les épaules :

– « Quelqu’un de sûr ? À quatre semaines de tout contrôle ? Avec des concurrents qui sont prêts à acheter toutes les complicités ? »

C’était si juste qu’il n’insista pas. En réalité, depuis le premier moment, il n’avait qu’un mot au bord des lèvres : « Quand ? » Toute autre question pouvait attendre. Il ébaucha un mouvement vers elle, et, d’une voix humble qui contrastait avec sa figure crispée d’homme d’action, il murmura :

– « Loulou… Tu ne partiras pas comme ça, tout de suite ?… Dis ? »

– « Pas tout de suite, non… Mais bientôt », avoua-t-elle.

Il se raidit :

– « Quand ? »

– « Quand tout sera prêt. Je ne peux pas dire. »

Il y eut un silence, pendant lequel leurs deux volontés vacillèrent. Antoine lut sur les traits dévastés de Rachel qu’elle était à bout de forces ; et, lui aussi, toute fermeté l’abandonnait. Il s’approcha d’elle, supplia de nouveau :

– « Ce n’est pas vrai, dis ? Tu ne vas pas… partir ? »

Elle le reçut contre sa poitrine, l’étreignit, l’entraîna, trébuchant, vers le lit où ils s’abattirent.

– « Tais-toi », chuchota-t-elle. « Ne me demande rien. Plus un mot, plus un seul mot là-dessus, ou bien je pars tout de suite, sans prévenir ! »

Il se tut, résigné, vaincu ; et, plongeant son visage dans les cheveux défaits, à son tour il se mit à pleurer.

Share on Twitter Share on Facebook