XIV

Rachel tint bon. Un mois de suite, elle éluda toute nouvelle question. Lorsqu’elle rencontrait, dans les yeux d’Antoine, un certain regard anxieux, elle détournait la tête. Ce mois fut atroce. Ils continuaient à vivre ; mais tout acte, toute pensée, avait son retentissement dans leur souffrance.

Dès le lendemain de l’explication, Antoine avait fait appel à son énergie ; appel si vain, qu’il s’était trouvé surpris de tant souffrir, et honteux d’avoir si peu d’action sur sa douleur. Un doute poignant l’avait traversé : « Suis-je vraiment… ? » Et aussitôt : « Que personne ne s’en aperçoive ! » Par bonheur, prisonnier de son existence active, il recouvrait, comme un talisman, chaque matin en traversant la cour de l’hôpital, la faculté d’accomplir sa journée de médecin ; devant ses malades, il ne pensait qu’à eux. Mais, dès qu’il avait l’occasion de se reprendre – entre deux visites, ou bien à table pendant les repas (car M. Thibault était revenu à Paris, et depuis octobre la maison familiale avait repris son train) – ce découragement sans remède, qui ne cessait de planer sur lui, s’abattait soudain, et le transformait en un être inattentif, facilement irascible, comme si toute cette force dont il avait été si fier ne connaissait plus d’autre forme que l’irritation.

Il passait auprès de Rachel ses soirées et ses nuits. Sans joie. Leurs paroles, leurs silences, étaient empoisonnés de secrets ; et leurs étreintes les épuisaient vite, sans parvenir à apaiser cette soif presque hostile qu’ils avaient l’un de l’autre.

Un soir du début de novembre, en arrivant rue d’Alger, Antoine vit la porte ouverte ; et, tout de suite, l’aspect du vestibule, dont le mur était nu et le parquet sans tapis… Il se précipita dans l’appartement : les pièces démeublées et sonores, la chambre rose où l’alcôve n’était plus qu’un renfoncement inutile…

Il entendit remuer dans la cuisine ; il y courut, hagard. La concierge, à genoux, fouillait un tas de nippes. Antoine lui arracha des mains la lettre qu’elle avait pour lui. Dès les premières lignes, le sang lui revint au cœur : non, Rachel n’avait pas encore quitté Paris, elle l’attendait dans un hôtel voisin, et c’était seulement le lendemain soir qu’elle prenait le train pour Le Havre. À l’instant même, il échafauda une combinaison de mensonges qui lui permît de s’absenter, d’accompagner Rachel jusqu’au bateau.

Il employa la journée du lendemain à des démarches qui échouaient une à une. Enfin, à six heures du soir, tout étant prévu et son service assuré, il put partir.

Il la rejoignit à la gare. Pâle et vieillie, dans un tailleur qu’il ne lui connaissait pas, elle faisait enregistrer une pyramide de malles neuves.

Ce fut seulement le lendemain matin, au Havre, à l’hôtel, dans la baignoire d’eau brûlante où il cherchait à calmer la surexcitation de ses nerfs, qu’un détail lui revint, le frappa comme un trait de foudre : les bagages de Rachel étaient marqués R. H.

Il bondit hors de l’eau, poussa la porte de la chambre :

– « Tu… Tu vas retrouver Hirsch ! »

À sa profonde stupéfaction, Rachel lui sourit tendrement :

– « Oui », murmura-t-elle, si bas qu’il ne perçut qu’un souffle ; mais il vit ses paupières s’abaisser en signe d’aveu, et sa tête s’incliner deux fois.

Il s’assit sur un siège qui était là. Quelques instants s’écoulèrent. Aucun mot de reproche ne lui venait aux lèvres, et ce n’était ni le chagrin ni la jalousie qui, à cette minute, lui faisaient plier les épaules, mais le sentiment de son impuissance, de leur irresponsabilité, et le poids même de la vie.

Il s’aperçut, en frissonnant, qu’il était nu et trempé.

– « Tu vas prendre froid », dit-elle. Ils n’avaient pas encore trouvé un mot à se dire.

Antoine s’essuya, sans bien savoir ce qu’il faisait, et commença de s’habiller. Elle demeurait telle qu’il l’avait surprise, debout, appuyée au radiateur, un polissoir entre les doigts. Ils souffraient ; mais, malgré tout, ils éprouvaient, l’un presque autant que l’autre, une sorte de soulagement. Combien de fois, depuis un mois, Antoine avait-il eu l’impression qu’il ne savait pas tout ! Maintenant, du moins, la réalité s’étalait devant lui, complète. Et Rachel, échappant aux obsessions compliquées du mensonge, sentait sa dignité se redresser en elle, et quelque chose s’épanouir.

Elle rompit enfin le silence :

– « J’ai peut-être eu tort de te mentir », dit-elle, avec un visage d’amour où se lisait de la pitié, sans aucune nuance de remords. « On a toujours sur la jalousie des idées toutes faites, si sottes, si fausses… En tout cas, je t’assure, je n’ai menti que pour toi, pour t’épargner ; moi, je n’ai fait qu’en être plus malheureuse. Et maintenant je suis contente de ne pas te quitter sans que tu saches. »

Il ne répondit rien, mais cessa de s’habiller et se rassit.

– « Oui », reprit-elle, « Hirsch me rappelle, et je pars. »

Elle se tut de nouveau. Puis, voyant qu’il ne voulait pas parler, et assaillie par tout ce qu’elle s’était si longtemps contrainte à refouler, elle poursuivit :

– « Tu es bon, mon Minou, tu te tais, merci. Je sais tout ce qu’on peut dire : voilà huit semaines entières que je me débats ! Ce que je fais est fou, et rien n’a pu m’empêcher de le faire… Tu vas supposer que c’est l’Afrique qui m’attire. Ah ! ça c’est bien vrai, vois-tu : elle m’attire au point que, certains jours, j’ai cru me trouver mal, de désir ! Mais, tout de même, ça n’aurait pas suffi… Alors tu croiras peut-être que j’obéis à mon intérêt. C’est vrai aussi. Hirsch va m’épouser ; il est riche, très riche ; et, à mon âge, quoi qu’on puisse répéter, le mariage, c’est quelque chose : on a du mal à rester toute sa vie en marge… Mais ce n’est pas encore ça. Non, réellement, je suis au-dessus de ces calculs-là, autant qu’une juive, une demi-juive, peut l’être. La preuve, c’est que toi aussi tu es riche, ou tu le seras ; eh bien, tu m’offrirais de m’épouser demain, que je ne changerais rien à mon départ.

« Je te fais du chagrin, mon Minou ; mais écoute-moi, aie du courage, ça me fait du bien de tout te dire ; et pour toi aussi, c’est mieux que tu sois bien au courant de tout. J’ai pensé me tuer. Avec la morphine, c’est vite fait, sans histoires, sans douleur ; je m’étais même procuré la dose ; je l’ai jetée hier, avant de quitter Paris. Je veux vivre, vois-tu ; jamais je n’ai pour de bon désiré mourir… Tu n’as jamais eu l’air jaloux de lui, quand je t’en parlais. Tu avais raison. Comment serais-tu jaloux ? C’est lui, tu le sais bien, qui pourrait l’être de toi ! Je t’aime, mon Minou, je t’aime, toi, comme je n’ai jamais aimé personne : et lui, je le hais. Pourquoi ne pas le dire ? Je le hais. Ce n’est pas un homme, c’est… je ne sais quoi ! Je le hais et il me fait peur. Il m’a tant battue ! Il me battra encore. Peut-être qu’il me tuera… C’est qu’il est jaloux, lui ! Une fois déjà, sur la Côte d’Ivoire, il a payé un de nos porteurs pour me faire étrangler. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’il avait cru que son boy était venu me retrouver une nuit, dans ma case. Il est capable de tout !…

« Il est capable de tout », reprit-elle d’une voix sombre, « mais on ne lui résiste pas… Écoute : une chose que je n’ai jamais eu le courage de te dire. Tu sais, à Pallanza, après le drame, quand je suis allée là-bas, appelée par lui ? Eh bien, c’est là que ça a commencé ! Pourtant, j’avais tout deviné ; et je mourais de peur devant lui : un jour, je n’ai pas osé boire une tisane qu’il m’avait préparée, parce qu’il avait eu un sourire bizarre en me l’apportant. Eh bien, malgré tout ça, malgré tout ça… Saisis-tu ? Ah ! tu ne peux pas te faire une idée de l’attraction de cet homme ! »

Antoine eut un nouveau frisson. Rachel lui jeta un peignoir sur les épaules, et continua, d’une voix sans passion :

– « Oh, il n’a pas eu besoin de me menacer, ni de me prendre de force. Il n’a eu qu’à attendre. Il le savait bien : il connaît son pouvoir. C’est moi qui suis venue frapper à sa porte ! Et il ne m’a ouvert que le second soir… Alors, j’ai tout abandonné pour partir avec lui ; je ne suis pas rentrée en France ; je l’ai suivi comme son chien, comme son ombre. Pendant deux ans, presque trois, j’ai tout supporté, les fatigues, les dangers, les coups, les avanies, la prison, tout. Oui, la prison ! Pendant trois ans, je n’ai pas cessé de trembler pour le lendemain ! On était quelquefois obligés de se cacher pendant des semaines sans oser sortir… À Salonique, un vrai scandale : nous avons eu toute la police turque à nos trousses : il a fallu changer cinq fois de nom pour gagner la frontière ! Toujours des histoires de mœurs. À Londres, dans un faubourg, il avait bien trouvé le moyen d’acheter toute une famille : une fille à soldats, ses deux sœurs, son jeune frère… Il appelait ça son mixed grill… Un jour, les policemen ont cerné la maison et nous ont pincés. Que pouvais-je dire ? Nous avons fait trois mois de préventive. Mais il est arrivé à nous faire relâcher… Ah, si je voulais tout raconter ! J’en ai vu, j’en ai enduré !…

« Tu te dis : “Je saisis maintenant pourquoi elle l’a quitté.” Eh bien, ça n’est pas vrai, ce n’est pas moi qui l’ai quitté ! Je t’ai menti. Jamais je n’aurais pu. C’est lui qui m’a chassée ! Et il riait ! Il m’a dit : “Va-t’en, et quand je voudrai, tu reviendras.” Je lui ai craché à la figure… Eh bien, veux-tu la vérité ? Depuis que je suis revenue, je ne pouvais penser qu’à lui ! J’attendais, j’attendais. Et voilà qu’il me rappelle enfin !… Saisis-tu, maintenant, pourquoi je pars ? »

Elle se leva, vint s’agenouiller près d’Antoine, mit le front sur ses genoux, et pleura.

Il regardait sa nuque, secouée de sanglots. Ils tremblaient tous les deux.

Elle murmura, les yeux clos :

– « Comme je t’aime, mon Minou… »

De tout le jour, par un accord tacite, ils ne parlèrent plus de rien. À quoi bon ? Plusieurs fois, pendant le déjeuner, comme ils n’avaient pu éviter de s’asseoir l’un vis-à-vis de l’autre, leurs regards s’attirèrent, troubles des mêmes pensées, et se détournèrent résolument. À quoi bon ?

Elle avait à faire quelques emplettes sans importance, pour lesquelles elle usa beaucoup de temps et feignit de l’intérêt. Des bourrasques de pluie, portées par le vent du large, s’engouffraient dans les rues et sifflaient le long des maisons. Docilement, Antoine la suivit, de magasin en magasin, jusqu’à l’heure du dîner. Elle n’eut même pas à aller retenir sa place sur le paquebot, puisqu’elle voyageait à bord de la Romania, un cargo mixte qui venait d’Ostende, touchait Le Havre vers cinq heures du matin et repartait une heure plus tard, sans y faire station. Hirsch l’attendait à Casablanca. Il n’y avait pas un mot de vrai dans l’histoire du Congo belge.

Ils prolongèrent le dîner, éprouvant la même lâcheté devant la minute où ils allaient se retrouver en tête à tête dans leur chambre, pour la dernière nuit. Le restaurant où ils avaient échoué, immense hall, plein de monde, de lumières et de bruit, était à la fois une taverne, un dancing, une académie de billard : on pouvait y passer la soirée dans la fumée des cigares, le cliquetis des billes et la langueur des valses. Vers dix heures, une troupe d’Italiens ambulants fit irruption ; ils étaient une douzaine, en blouses rouges et pantalons blancs, avec des bonnets de pêcheurs napolitains dont les pompons leur dansaient sur l’épaule ; ils avaient tous un instrument, violon, guitare, tambourin, castagnettes, et, tout en jouant, ils chantaient à pleine voix et se démenaient comme des diables. Antoine et Rachel les regardaient, reconnaissants, heureux d’abandonner un instant à ces pitres leur attention épuisée de souffrir ; et, quand ces fous eurent fait la quête et chanté leurs derniers couplets, il leur sembla que leur mal redoublait. Alors ils se levèrent, et, frissonnant sous l’averse, ils rentrèrent à l’hôtel.

Il était minuit. On devait réveiller Rachel à trois heures.

Courte nuit, pendant laquelle les rafales de novembre ne cessèrent de rabattre la pluie sur le zinc du balcon, et qu’ils passèrent, sans parole, sans désir, blottis l’un contre l’autre comme deux enfants dévorés de chagrin.

Une seule fois, Antoine demanda :

– « Tu as froid ? »

Elle tremblait de tous ses membres.

– « Non », fit-elle, en se pressant contre lui, comme s’il pouvait encore la protéger, la sauver d’elle-même : « j’ai peur… »

Il ne répondit rien ; il était presque las de ne pas comprendre.

Au coup frappé à la porte, elle sauta du lit, échappant au dernier embrassement. Il lui en sut gré. Leurs volontés d’être forts s’étayaient l’une sur l’autre.

Ils s’habillèrent en silence ; ils affectaient le calme, échangeaient de menus services, prolongeaient jusqu’au bout les habitudes de la vie commune. Il l’aida à fermer une valise trop pleine et dut s’agenouiller dessus, de tout son poids, tandis qu’elle s’accroupissait sur le tapis pour tourner la clef. Enfin, lorsque tout fut prêt, lorsqu’il n’y eut plus un mot banal à dire, plus un geste à faire, lorsqu’elle eut roulé ses couvertures, mis sa toque de voyage, épinglé son voile, enfilé ses gants et boutonné la housse de son sac à main, il y eut encore quelques minutes à attendre avant l’arrivée de la voiture. Elle s’assit près de la porte sur une chaise basse, et, prise d’un froid subit, serrant les mâchoires pour ne pas claquer des dents, elle baissa la tête et étreignit ses genoux entre ses bras. Alors, lui aussi, ne sachant plus que dire ni que faire, n’osant s’approcher d’elle, il s’assit, les mains ballantes, sur la plus haute malle. Quelques instants passèrent dans un silence atroce, précurseur. Moment terrible, d’une telle acuité qu’ils n’auraient pu le supporter sans défaillir, s’ils n’avaient eu la certitude que, dans quelques secondes, il allait prendre fin. Rachel se souvint d’une coutume slave : là-bas, lorsqu’un être aimé va partir pour un très long voyage, tous s’asseyent autour du pèlerin et se recueillent un instant. Elle fut sur le point d’exprimer tout haut sa pensée ; mais elle n’était plus assez sûre de sa voix.

Lorsqu’elle entendit, dans le corridor, le pas des garçons qui venaient chercher les bagages, redressant soudain la tête, elle tourna tout son corps vers lui ; et son regard reflétait un tel excès de désespoir, de terreur et de tendresse, qu’il tendit les bras :

– « Loulou ! »

Mais la porte s’ouvrait. Les hommes envahirent la chambre.

Rachel se leva. Elle avait attendu qu’il y eût des témoins pour pouvoir lui dire adieu. Elle fit un pas et se trouva contre Antoine. Il ne voulut pas l’enlacer, il n’eût pu desserrer les bras pour la laisser partir. Il sentit une dernière fois sous ses lèvres la bouche chaude, amollie, hoquetante. Il devina qu’elle murmurait :

– « Adieu, mon Minou. »

Elle se dégagea très vite, et, par la porte grande ouverte sur le couloir obscur, elle disparut sans se retourner, tandis qu’il restait debout, tordant ses mains, et sans autre sensation qu’une sorte de surprise.

Elle lui avait fait promettre qu’il ne l’accompagnerait pas au paquebot. Mais il était convenu qu’il irait à l’extrémité de la digue nord, au pied du phare, afin d’apercevoir la Romania à sa sortie du port. Dès qu’il eut entendu s’éloigner la voiture, il sonna pour faire porter son bagage à la consigne ; il ne voulait plus avoir à rentrer dans cette chambre. Puis il se jeta dehors, dans la nuit.

La ville était morte et ruisselait sous le brouillard. De tragiques nuées la couvraient encore ; d’autres nuages s’amoncelaient à l’horizon ; et, entre ces deux restes d’orage qui cherchaient à se joindre, une pâle tranche de ciel semblait fondre.

Antoine allait, sans connaître son chemin. Sous un réverbère, il lutta contre la tourmente pour déplier un plan de la ville. Puis, perdu dans la brume, mais guidé par le bruit des vagues et l’avertissement lointain de la trompe marine, fendant le vent qui plaquait son manteau contre ses jambes, il traversa des terrains glissants de boue et atteignit un quai mal cimenté où il s’engagea.

La digue se rétrécissait en s’avançant dans la mer. À droite, s’élevait l’ample cadence de l’océan libre, tandis que, à gauche, l’eau captive dans le bassin du port ne faisait entendre qu’un clapotis confus ; et, venant on ne savait d’où, mais de plus en plus net, le rauque mugissement de la corne de brume emplissait le ciel : Heuh heuh ! heuh !

Après dix minutes de marche, et sans avoir rencontré un être vivant, Antoine distingua, presque au-dessus de lui, l’éclat du phare que le brouillard lui avait caché jusque-là. Il atteignait le bout de la jetée.

Il s’arrêta au seuil des marches qui conduisaient à la plate-forme et chercha à s’orienter. Il était seul dans les rumeurs mêlées du vent et du large. Juste en face de lui, une lueur crémeuse indiquait l’est, où sans doute, pour d’autres, se levait un soleil d’hiver. À ses pieds, un escalier, taillé dans le granit, s’enfonçait vers l’abîme invisible de l’eau : même en se penchant, il ne pouvait apercevoir les vagues qui battaient le môle ; mais il entendait, au-dessous de lui et tout près, leur respiration régulière, faite d’un long soupir suivi d’un sanglot mou.

Le temps s’écoulait sans qu’il en eût conscience. Peu à peu, une plus grande clarté filtrait à travers cette vapeur qui, de toutes parts, l’isolait du monde vivant. Il voyait maintenant scintiller le feu de la digue sud, et il n’osait plus quitter des yeux l’espace argenté qui séparait son phare de l’autre : car c’était là, entre ces deux foyers, qu'elle allait surgir.

Brusquement, très à gauche du point vers lequel il était tourné, une silhouette émergea en plein milieu de ce halo qui marquait la naissance du jour. Masse étroite et haute, qui se formait à vue d’œil dans l’air laiteux, s’élargissait, devenait un navire, un immense navire décoloré, piqueté de lumières et traînant derrière lui un panache sombre et bas.

La Romania virait pour prendre la passe.

Antoine, les poings crispés sur la rampe de fer, le visage fouetté par la pluie, dénombrait machinalement les ponts, les mâts, les cheminées… Rachel ! Elle était là, à quelque cent mètres, comme lui penchée sans doute, penchée vers lui, fixant sur lui, sans le voir, des yeux aveuglés de larmes ; et tout leur amour mutilé, qui les tendait encore une fois l’un vers l’autre, était impuissant à leur procurer la consolation d’un suprême geste d’adieu. Seul le pinceau lumineux du phare, par-dessus la tête d’Antoine, atteignait de son intermittente caresse cette masse sans visage, qui, déjà, s’évanouissait de nouveau dans la buée, emportant, comme un secret, la dernière et si peu certaine conjonction de leurs regards.

Longtemps Antoine demeura là, sans une larme, l’esprit somnolent, ne songeant pas à repartir. Ses oreilles, accoutumées à la corne de brume, n’entendaient même plus son lancinant appel.

Enfin, il consulta sa montre et revint vers la ville. Il était transi. Il hâtait le pas, et pataugeait dans les flaques, sans les voir. Les chantiers de l’avant-port avaient allumé leurs globes mauves ; des coups de maillet sonnaient mat dans l’atmosphère ouatée. Une ville de rêve s’élevait derrière la plage, que battait la marée haute. Des files de tombereaux s’engageaient à travers les galets, menant avec eux un cortège de cris, de claquements de fouets ; et ce tapage, après tant de silence, fut un soulagement pour Antoine : il s’arrêta pour écouter les roues ferrées qui crissaient dans les silex.

Puis, tout à coup, il réfléchit que son train n’était qu’à dix heures. Pas une fois, il n’avait envisagé ces trois heures d’attente : tout le prévu cessait pour lui avec le départ de Rachel. Que devenir ? Le vide mortel de ces heures sans projets aggravait à tel point sa détresse, qu’il fut incapable de lutter davantage, et, s’adossant contre une palissade, il pleura.

Il repartit, sans s’en apercevoir, cheminant droit devant lui.

Les rues s’animaient. Près des fontaines, une marmaille dépeignée se disputait l’eau. Des camions, qui tenaient la largeur de la chaussée, roulaient bruyamment vers les docks. Antoine marcha longtemps, sans savoir où il allait. Il se retrouva, au plein jour, devant les éventaires fleuris de la place où était leur hôtel : c’était là qu’hier avant d’aller dîner, il avait failli choisir pour Rachel une brassée de chrysanthèmes : mais il s’était abstenu, de même qu’ils avaient évité, d’un tacite accord, et jusqu’à la minute de la séparation, tout geste, toute parole, qui eût pu rompre leurs volontés et faire crever ce chagrin qu’ils contenaient avec tant de peine.

Alors il se souvint qu’il avait à prendre son bulletin de consigne au bureau de l’hôtel, et le désir lui vint de revoir encore une fois leur chambre, ce lit… Mais l’appartement n’était plus vacant ; on venait de le donner à deux voyageuses.

Il redescendit le perron, désespéré, erra autour d’un square, reconnut une rue qu’ils avaient prise ensemble, et refit le chemin qui menait à cette taverne où ils avaient entendu les Napolitains. Là, il eut envie d’entrer.

Il chercha la table où ils avaient dîné, le garçon qui les avait servis. Mais il ne reconnaissait rien de ce qu’il croyait avoir vu la veille. Le jour implacable de la verrière transformait ce lieu de plaisir en un vaste hangar, sordide et glacé ; les chaises s’entassaient sur les tables ; l’estrade des musiciens – avec ses pupitres renversés, son violoncelle couché dans un cercueil noir, son piano recouvert d’une toile cirée semblable à la dépouille écailleuse d’un pachyderme – flottait parmi cet océan de poussière comme un radeau chargé de cadavres.

– « Vous permettez, Monsieur ? »

Un garçon venait balayer sous la table. Antoine mit ses jambes sur la banquette, et son regard s’attarda au va-et-vient du balai : un bouchon, deux allumettes, une pelure d’orange… non : de mandarine… Un courant d’air traversa la salle, éparpilla les détritus. Le garçon toussa. Antoine se ressaisit : avait-il laissé passer l’heure du train ? Il se leva, cherchant des yeux la pendule : hélas, il n’était là que depuis sept minutes.

Se rasseoir ? Non. Il sortit ; et, mû par cette idée fixe que, une fois dans le wagon, il ne souffrirait plus autant, il se jeta dans un fiacre et gagna la gare, comme un refuge.

Mais là, son bagage enregistré, il fallait attendre de nouveau, attendre plus d’une heure encore !

Il se remit à marcher. Il fuyait le long des quais comme s’il eût été pourchassé. « Qu’est-ce que tu me veux ? », pensa-t-il, toisant un mécanicien, qui, du haut de sa machine arrêtée, le regardait. Il se retourna et vit qu’un groupe d’hommes d’équipe le suivait des yeux.

Alors il se raidit, revint sur ses pas, poussa la porte de la salle d’attente, et se laissa choir sur un fauteuil. Il était seul dans la pièce solennelle et obscure. Contre la porte vitrée de la salle, une vieille, accroupie et dont il voyait se balancer la nuque grisonnante, berçait un enfant et psalmodiait, d’une voix presque jeune mais sans timbre, cette ancienne chanson, écœurante de douceur, que Mademoiselle chantait souvent à Gise, autrefois :

– À la pê-che des mou-les,

Je ne veux plus aller, ma-man…

Ses yeux s’emplirent de larmes. Ne plus rien entendre, ne plus rien voir !

Il mit son visage dans ses mains. Mais, aussitôt, Rachel fut contre lui : ce parfum d’ambre qui lui restait aux doigts pour avoir, cette nuit, manié le collier de Rachel ! Il sentit contre sa poitrine la chair ronde de l’épaule, contre ses lèvres le grain tiède de la peau !… Choc si brutal qu’il rejeta la tête en arrière, et qu’il s’immobilisa, les mains écartées et cramponnées aux bras du fauteuil, la tête durement butée dans le rembourrage du dossier. La phrase de Rachel lui vint à la mémoire : « J’ai pensé me tuer… » Oui ; en finir ! Le suicide, seule issue à de telles angoisses… Un suicide sans préméditation, presque sans consentement, simplement pour échapper, n’importe comment, avant qu’elle ait atteint son paroxysme, à cette souffrance dont l’étau se resserre !

Tout à coup, il sursauta, et, d’un bond, fut debout : un homme, qu’il n’avait pas vu venir, lui touchait le bras. Il faillit, d’un geste réflexe, le repousser, l’abattre d’un coup de poing.

– « Ben quoi ? » fit l’homme.

C’était un vieux, qui poinçonnait les billets.

– « Le… le train de Paris ? » bégaya Antoine.

– « Troisième quai. »

Antoine fixa sur l’homme deux yeux de somnambule et s’élança d’un pas mou vers le hall.

– « Vous avez le temps, l’est pas formé ! » cria l’autre. Puis, comme Antoine, avant de disparaître, s’était, en flageolant, heurté au battant de la porte, le vieux haussa les épaules :

– « Et ça veut faire le costaud ! » grommela-t-il.

Juillet 1922-juillet 1923.

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