I

Midi etdemi, rue de l’Université.

Antoine sauta de taxi et s’engouffra sous la voûte. « Lundi : mon jour de consultation », songea-t-il.

– « Bonjour, M’sieur. »

Il se retourna : deux gamins semblaient s’être mis à l’abri du vent dans l’encoignure. Le plus grand avait retiré sa casquette, et dressait vers Antoine sa tête de moineau, ronde et mobile, son regard hardi. Antoine s’arrêta.

– « C’est pour voir si vous ne voudriez pas donner un remède à… à lui, qui est malade. »

Antoine s’approcha de « lui », resté à l’écart.

– « Qu’est-ce que tu as, petit ? »

Le courant d’air, soulevant la pèlerine, découvrit un bras en écharpe.

– « C’est rien », reprit l’aîné avec assurance. « Pas même un accident du travail. Pourtant, c’est à son imprimerie qu’il a attrapé ce sale bouton-là. Ça le tire jusque dans l’épaule. »

Antoine était pressé.

– « De la température ? »

– « Plaît-il ? »

– « A-t-il de la fièvre ? »

– « Oui, ça doit être ça », fit l’aîné, balançant la tête, et scrutant d’un œil soucieux le visage d’Antoine.

– « Il faut dire à tes parents de le conduire, pour la consultation de deux heures, à la Charité ; le grand hôpital, à gauche, tu sais ? »

Une contraction, vite réprimée, du petit visage trahit la déception de l’enfant. Il eut un demi-sourire engageant :

– « Je pensais que vous auriez bien voulu… »

Mais il se reprit aussitôt, et, sur le ton de quelqu’un qui sait depuis longtemps prendre son parti devant l’inévitable :

– « Ça ne fait rien, on s’arrangera. Merci, M’sieur. Viens Loulou. »

Il sourit sans arrière-pensée, agita gentiment sa casquette, et fit un pas vers la rue. Antoine, intrigué, hésita une seconde :

– « Vous m’attendiez ? »

– « Oui, M’sieur. »

– « Qui vous a… ? » Il ouvrit la porte qui menait à l’escalier. « Entrez là, ne restez pas dans le courant d’air. Qui vous a envoyés ici ? »

– « Personne. » La frimousse de l’enfant s’éclaira. « Je vous connais bien, allez ! C’est moi, le petit clerc de l’étude… L’étude, au fond de la cour ! »

Antoine se trouvait à côté du malade et lui avait machinalement pris la main. Le contact d’une paume moite, d’un poignet brûlant, suscitait toujours en lui un émoi involontaire.

– « Où habitent tes parents, petit ? »

Le cadet tourna vers l’aîné son regard las :

– « Robert ! »

Robert intervint :

– « On n’en a pas, M’sieur. » Puis, après une courte pause : « On loge rue de Verneuil. »

– « Ni père ni mère ? »

– « Non. »

– « Des grands-parents, alors ? »

– « Non, M’sieur. »

La figure du gamin était sérieuse ; le regard franc ; aucun désir d’apitoyer ni même d’intriguer ; aucune nuance de mélancolie non plus. C’était l’étonnement d’Antoine qui pouvait sembler puéril.

– « Quel âge as-tu ? »

– « Quinze ans. »

– « Et lui ? »

– « Treize ans et demi. »

« Le diable les emporte ! » se dit Antoine. « Une heure moins le quart, déjà ! Téléphoner à Philip. Déjeuner. Monter là-haut. Et retourner au faubourg Saint-Honoré avant ma consultation… C’est bien le jour !… »

– « Allons », fit-il brusquement, « viens me montrer ça. » Et, pour ne pas avoir à répondre au regard radieux, nullement surpris d’ailleurs, de Robert, il passa devant, tira sa clef, ouvrit la porte de son rez-de-chaussée, et poussa les deux gamins à travers l’antichambre jusqu’à son cabinet.

Léon parut sur le seuil de la cuisine.

– « Attendez pour servir, Léon… Et toi, vite, enlève tout ça. Ton frère va t’aider. Doucement… Bon, approche. »

Un bras malingre sous des linges à peu près propres. Au-dessus du poignet, un phlegmon superficiel, bien circonscrit, semble déjà collecté. Antoine, qui ne songe plus à l’heure, pose l’index sur l’abcès ; puis, avec deux doigts de l’autre main, il fait mollement pression sur un autre point de la tumeur. Bon : il a nettement senti sous son index le déplacement du liquide.

– « Et là, ça te fait mal ? » Il palpe l’avant-bras gonflé, puis le bras jusqu’aux ganglions enflammés de l’aisselle.

– « Pas très… », murmure le petit, qui s’est raidi et ne quitte pas son aîné des yeux.

– « Si », fait Antoine, d’un ton bourru. « Mais je vois que tu es un bonhomme courageux. » Il plante son regard dans le regard troublé de l’enfant : l’étincelle d’un contact : une confiance qui semble hésiter, puis jaillir vers lui. Alors seulement il sourit. L’enfant aussitôt baisse la tête ; Antoine lui caresse la joue et doucement relève le menton, qui résiste un peu.

– « Écoute. Nous allons faire une légère incision là-dedans, et, dans une demi-heure, ça ira beaucoup mieux… Tu veux bien ?… Suis-moi par ici. »

Le petit, subjugué, fait bravement quelques pas ; mais, dès qu’Antoine ne le regarde plus, son courage vacille : il tourne vers son frère un visage qui appelle au secours :

– « Robert… Viens aussi, toi ! »

La pièce voisine – carreaux de faïence, linoléum, autoclave, table émaillée sous un réflecteur – servait au besoin pour de petites opérations. Léon l’avait baptisée « le laboratoire » ; c’était une salle de bains désaffectée. L’ancien appartement qu’Antoine occupait avec son frère dans la maison paternelle était devenu vraiment insuffisant, même après qu’Antoine y fut resté seul. La chance lui avait permis de louer, depuis peu, un logement de quatre pièces, également au rez-de-chaussée, mais dans la maison contiguë. Il y avait transféré son cabinet de travail, sa chambre, et il y avait fait installer ce « laboratoire ». Son ancien cabinet était devenu le salon d’attente des clients. Une baie, percée dans le mur mitoyen entre les deux antichambres, avait réuni ces appartements en un seul.

Quelques minutes plus tard, le phlegmon était franchement incisé.

– « Encore un peu de courage… Là… Encore… Ça y est ! » fit Antoine, reculant d’un pas. Mais le petit, devenu blanc, défaillait à demi dans les bras raidis de son frère.

– « Allô, Léon ! » cria gaiement Antoine. « Un peu de cognac pour ces gaillards-là ! » Il trempa deux morceaux de sucre dans un doigt d’eau-de-vie. « Croque-moi ça. Et toi aussi. » Il se pencha vers l’opéré : « Ça n’est pas trop fort ? »

– « C’est bon », murmura l’enfant qui parvint à sourire.

– « Donne ton bras. N’aie pas peur, je t’ai dit que c’était fini. Lavage et compresses, ça ne fait pas mal. »

Sonnerie du téléphone. La voix de Léon dans l’antichambre : « Non, Madame, le docteur est occupé… Pas cet après-midi, c’est le jour de consultation du docteur… Oh, guère avant le dîner… Bien, Madame, à votre service. »

– « Une mèche, à tout hasard », marmonna Antoine, penché sur l’abcès. « Bon. Et la bande un peu serrée, il faut ça… Maintenant, toi, le grand, écoute : tu vas ramener ton frère à la maison, et tu vas dire qu’on le couche, pour qu’il ne remue pas son bras. Avec qui habitez-vous ?… Il y a bien quelqu’un qui s’occupe du petit ? »

– « Mais moi. »

Le regard était droit, flambant de crânerie, dans un visage plein de dignité. Il n’y avait pas de quoi sourire. Antoine jeta un coup d’œil vers la pendule et refoula encore une fois sa curiosité.

– « Quel numéro, rue de Verneuil ? »

– « Au 37 bis. »

– « Robert quoi ? »

– « Robert Bonnard. »

Antoine nota l’adresse, puis leva les yeux. Les deux enfants étaient debout, fixant sur lui de limpides regards. Nul indice de gratitude, mais une expression d’abandon, de sécurité totale.

– « Allez, mes petits, sauvez-vous, je suis pressé… Je passerai rue de Verneuil, entre six et huit, pour changer la mèche. Compris ? »

– « Oui, M’sieur », dit l’aîné, qui paraissait trouver la chose toute naturelle. « Au dernier étage, la porte 3, juste en face l’escalier. »

 

Aussitôt les enfants partis :

– « Vous pouvez servir, Léon ! »

Puis, au téléphone :

– « Allô… Élysées 01-32. »

À côté de l’appareil, sur la table de l’antichambre, l’agenda des rendez-vous s’étalait, grand ouvert à la page du jour. Sans quitter le récepteur, Antoine se pencha et lut :

« 1913. – Lundi 13 octobre. 14 h. 30, M me  de Battaincourt. Je n’y serai pas, elle attendra. 15 h. 30, Rumelles, oui… Lioutin, bon… M me  Ernst, connais pas… Vianzoni… de Fayelles… Bon… »

– « Allô… Le 01-32 ?… Le professeur Philip est rentré ? Ici, le docteur Thibault… » (Un temps.) « Allô… Bonjour, Patron… Je vous empêche de déjeuner… C’est pour une consultation. Urgente. Très… L’enfant de Héquet… Oui, Héquet, le chirurgien… Très grave, hélas, aucun espoir, otite pas soignée, toutes les complications, je vous expliquerai, c’est navrant… Mais non, Patron, c’est vous qu’il veut voir, absolument. Vous ne pouvez pas refuser ça à Héquet… Bien sûr, le plus tôt possible, tout de suite… Moi non plus, à cause de ma consultation, c’est lundi… Eh bien, entendu : je passe vous prendre à moins le quart… Merci, Patron. »

Il raccrocha, parcourut encore une fois la liste des rendez-vous, et poussa un soupir conventionnel de lassitude, que démentait l’expression satisfaite du visage.

Léon s’approchait, un sourire niais sur sa face glabre :

– « Monsieur sait que, ce matin, la chatte a fait ses petits ? »

– « Allons donc ? »

Antoine, amusé, entra dans la cuisine. La chatte était couchée sur le flanc, dans un panier rempli de chiffons, où grouillaient de petites boules de poils gluants qu’elle léchait et pourléchait de sa langue râpeuse.

– « Combien y en a-t-il ? »

– « Sept. Ma belle-sœur a demandé qu’on lui en réserve un. »

Léon était le frère du concierge. Depuis plus de deux ans au service d’Antoine, il y accomplissait ses fonctions avec une application rituelle. C’était un garçon silencieux, au teint fripé, sans âge précis ; des cheveux pâles, clairsemés et duveteux, couronnaient bizarrement une figure tout en hauteur ; le nez tombant et trop long, entre deux paupières souvent baissées, lui donnait un air godiche, que le sourire accentuait encore. Mais cette gaucherie n’était qu’un masque commode, sinon composé, sous lequel vivait un esprit avisé, doué d’un bon sens sceptique et d’une pointe personnelle d’humour.

– « Et les six autres », demanda Antoine, « vous allez les noyer ? »

– « Dame », fit Léon, placidement ; « Monsieur veut-il les garder ? »

Antoine sourit, pivota sur les talons et gagna à pas rapides l’ancienne chambre de Jacques : elle lui servait de salle à manger.

Les œufs, l’escalope aux épinards, les fruits, tout était sur la table ; Antoine ne pouvait supporter d’attendre les plats. L’omelette sentait bon le beurre chaud et la poêle. Courte trêve, quart d’heure de répit entre la matinée d’hôpital et la journée de visites.

– « On n’a rien fait dire, de là-haut ? »

– « Non, Monsieur. »

– « Mme Franklin n’a pas téléphoné ? »

– « Si, Monsieur. Elle a pris rendez-vous pour vendredi. C’est inscrit. »

Sonnerie du téléphone. La voix de Léon : « Non, Madame, 17 h. 30 est pris… 18 heures aussi… À votre service, Madame. »

– « Qui ? »

– « Mme Stocknay. » Il se permit un léger haussement d’épaules. « Pour le petit garçon d’une amie. Elle écrira. »

– « Qui est-ce, Mme Ernst, à 17 heures ? » Et sans attendre la réponse : « Vous m’excuserez auprès de Mme de Battaincourt ; je serai en retard d’au moins vingt minutes… Passez-moi les journaux. Merci. » Un coup d’œil sur la pendule. « Ils doivent être sortis de table, là-haut ?… Téléphonez, voulez-vous. Demandez Mlle Gisèle, et apportez l’appareil ici. Avec le café, tout de suite. »

Il saisit le récepteur, ses traits se détendirent, le regard sourit au loin, et déjà, comme si d’un coup d’aile il eût pris son vol, tout son être s’élançait à l’autre bout du fil.

– « Allô… Oui, c’est moi… Oh ! j’ai presque fini… » Il rit. « Non, du raisin, un envoi de client, délicieux… Et là-haut ? » Il écoute. Le visage s’assombrit progressivement. « Tiens ! Avant ou après la piqûre ?… Il faut surtout bien lui persuader que c’est normal… » Un temps. Le front s’éclaire de nouveau. « Dis donc, Gise, tu es seule à l’appareil ? Écoute : il faut que je te voie aujourd’hui, j’ai à te parler. Sérieusement… Ici, bien entendu. N’importe à quel moment, à partir de trois heures et demie, veux-tu ? Léon te fera passer… J’y compte alors ?… Bon… Je bois mon café, et je monte. »

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