II

Antoine avait la clef de l’étage de son père ; il arriva, sans avoir sonné, jusqu’àla lingerie.

– « On a conduit Monsieur dans son bureau », répondit Adrienne.

Sur la pointe des pieds, par le couloir où traînaient des relents de pharmacie, il gagna le cabinet de toilette de M. Thibault. « Cette espèce d’oppression dès que je mets le pied dans cet appartement… », songea-t-il. « Un médecin !… Mais, ici, pour moi, ce n’est pas comme ailleurs… »

Son regard alla droit à la feuille de température, épinglée au mur. Le cabinet de toilette avait l’aspect d’une officine : sur l’étagère, sur la table, des fioles, des récipients de porcelaine, des paquets de coton. « Voyons le bocal. C’est ce que je pensais : les reins travaillent peu ; on verra à l’analyse. Et la morphine, où en est-on ? » Il ouvrit la boîte d’ampoules dont il avait secrètement maquillé les étiquettes pour que le malade n’eût aucun soupçon. « Trois centigrammes en vingt-quatre heures… Déjà ! Voyons, où la sœur a-t-elle mis… ? Ah, voilà le verre gradué. »

Avec des gestes agiles, presque joyeux, il commença la recherche. Il chauffait déjà l’éprouvette sur la flamme d’alcool, lorsque le grincement de la porte lui fit battre le cœur et tourner précipitamment la tête. Mais ce n’était pas Gise. C’était Mademoiselle, qui s’avançait en trottinant, cassée en deux comme une vieille bûcheronne, et si recroquevillée maintenant que, même en se tordant le cou, à peine parvenait-elle à lever jusqu’aux mains d’Antoine son regard resté vif sous d’étroites lunettes de verre fumé. Le moindre sujet d’alarme se traduisait chez elle par un branle machinal de son petit front d’ivoire, tout jaune entre les bandeaux blancs.

– « Ah, te voilà, Antoine », soupira-t-elle. Et, sans préambule, d’une voix que les oscillations faisaient chevroter : « Tu sais, depuis hier, ça devient impossible ! Sœur Céline m’a gâché deux bols de bouillon et plus d’un litre de lait pour rien ! Elle lui pluche des bananes à douze sous, qu’il ne touche même pas… Et on ne peut rien faire de ce qu’il laisse, à cause des microbes ! Oh, je n’ai rien contre elle ni contre personne, c’est une sainte fille… Mais parle-lui, Antoine, défends-lui de continuer ! Un malade, pourquoi le forcer ? On devrait attendre qu’il demande ! Toujours lui proposer des choses ! Ainsi, ce matin, une glace ! Antoine ! Lui proposer une glace, voyons ! Pour lui geler le cœur d’un coup ! Comme si Clotilde avait le temps de courir chez les glaciers ! Avec une pareille maisonnée à nourrir ! »

Antoine, patient, achevait son analyse sans répondre autrement que par des grognements évasifs. « Elle a subi vingt-cinq ans de suite, sans souffler mot, le flux de l’éloquence paternelle », songeait-il ; « elle se rattrape… »

– « Sais-tu combien j’ai de bouches ? » continuait la vieille demoiselle. « Combien j’ai de bouches, en ce moment, avec la sœur, et Gise par-dessus le marché ? Trois à la cuisine, trois à table, et ton père ! Compte ! À soixante-dix-huit ans, tout de même, dans l’état où je… »

Elle se recula prestement, parce qu’Antoine s’était écarté de la table pour aller se laver les mains. Elle craignait toujours autant les maladies, les contagions ; et l’obligation où elle était, depuis un an, de vivre auprès d’un grand malade, de coudoyer des infirmières, des médecins, de respirer des remèdes, agissait sur elle à la façon d’un poison, dont l’action quotidienne accélérerait encore la déchéance générale commencée trois années plus tôt. Elle avait d’ailleurs une certaine conscience de sa décrépitude : « Depuis que le bon Dieu m’a privée de mon Jacques », gémissait-elle, « je ne suis plus que la moitié de rien du tout. »

Cependant, voyant qu’Antoine se savonnait sans bouger de place, elle fit deux pas timides vers le lavabo :

– « Parle à la sœur, Antoine, parle-lui ! Elle t’écoutera, toi ! »

Il acquiesça d’un « oui » conciliant ; puis, sans plus s’inquiéter d’elle, il quitta la pièce. Elle vit les jambes qui s’éloignaient, elle les suivit tendrement des yeux : Antoine, parce qu’il ne lui répondait presque pas, qu’il ne la contredisait jamais, était sa « consolation sur la terre ».

 

Il repassa par le couloir, afin d’entrer dans le bureau par le vestibule, comme s’il venait d’arriver.

M. Thibault était seul avec la sœur. « Gise est donc dans sa chambre ? » se dit Antoine. « Alors elle m’a certainement entendu passer… Elle m’évite… »

– « Bonjour, Père », fit-il, de ce ton léger qu’il affectait maintenant au chevet du malade. « Bonjour, ma sœur. »

M. Thibault souleva les paupières.

– « Ah, te voilà ?… »

Il était assis dans un grand fauteuil de tapisserie, qu’on avait traîné près de la croisée. La tête semblait devenue lourde pour les épaules, le menton s’écrasait sur la serviette que la sœur lui avait nouée au cou, et le corps, tassé, faisait paraître démesurément longues les deux béquilles noires appuyées de chaque côté du dossier haut. Le vitrail pseudo-Renaissance jetait son arc-en-ciel sur la cornette mouvante de sœur Céline et posait des taches vineuses sur le napperon de la table, où fumait une assiettée de tapioca au lait.

– « Allons ! » dit la sœur. Elle cueillit une cuillerée de potage, égoutta la cuiller sur le bord de l’assiette, puis avec un« Houp-là ! » enjoué, comme si elle donnait la becquée à un nourrisson, elle introduisit la cuiller entre les lèvres molles du malade et l’y vida, avant qu’il eût pu se détourner. Les deux mains du vieillard, étalées sur ses genoux, s’agitèrent avec impatience. Il souffrait dans son amour-propre d’être vu ainsi, incapable de manger seul. Il fit un effort pour saisir la cuiller que tenait la sœur ; mais ses doigts, depuis longtemps engourdis et maintenant gonflés d’œdème, se refusaient à tout service. La cuiller lui échappa et tomba sur le tapis. D’un geste violent il repoussa l’assiette, la table, la sœur :

– « Pas faim ! Veux pas qu’on me force ! » cria-t-il, tourné vers son fils comme s’il requérait protection. Et, encouragé sans doute par le silence d’Antoine, il jeta vers la religieuse un coup d’œil hargneux : « Enlevez tout ça ! » La sœur, sans discuter, recula d’un pas, sortit du champ visuel.

Le malade toussa. (À chaque instant, il était interrompu par une petite toux sèche, machinale, sans suffocation, qui lui faisait serrer les poings et crisper ses paupières closes.)

– « Tu sais », lança M. Thibault, comme s’il satisfaisait une rancune, « hier soir et puis ce matin, j’ai eu des nausées ! »

Antoine se sentit dévisagé par un regard oblique. Il prit un air détaché :

– « Tiens ? »

– « Tu trouves ça naturel, toi ? »

– « Ma foi, je t’avoue que je m’y attendais », insinua Antoine en souriant. (Il jouait son rôle, sans trop d’effort. Pour aucun malade, il n’avait eu cette patiente pitié : il venait là tous les jours, souvent matin et soir ; et, chaque fois, sans se lasser, comme on refait le pansement d’une plaie, il s’ingéniait à improviser des raisonnements trompeurs mais logiques, et, chaque fois, il répétait, sur le même ton convaincu, les mêmes paroles rassurantes.) « Que veux-tu, Père, ton estomac n’est plus un organe de jeune homme ! Voilà huit mois au moins qu’on le bourre de potions, de cachets. Estimons-nous heureux qu’il n’ait pas manifesté sa fatigue beaucoup plus tôt ! »

M. Thibault se tut. Il réfléchissait. Il était déjà tout réconforté par cette idée neuve, et soulagé de pouvoir s’en prendre à quelque chose, à quelqu’un.

– « Oui », dit-il, en frappant ses grosses mains sans bruit l’une contre l’autre : « Ces ânes-là, avec leurs drogues, ils m’ont… Aïe, ma jambe !… Ils m’ont… Ils m’ont démoli l’estomac !… Aïe ! »

La douleur était si soudaine et si aiguë, qu’en un instant elle disloqua tous les traits de son visage. Il laissa le buste glisser de côté ; et, prenant appui sur le bras de la sœur et sur celui d’Antoine, il parvint, en allongeant la jambe, à dévier ce sillon de feu qui le brûlait.

– « Tu m’avais dit… que le sérum de Thérivier… allait agir sur cette sciatique ! » hurla-t-il. « Eh bien, réponds : est-ce que ça va mieux ? »

– « Mais oui », articula Antoine froidement.

M. Thibault coula vers Antoine un regard hébété.

– « Monsieur a reconnu lui-même que, depuis mardi, il souffrait beaucoup moins », cria la sœur, qui avait pris l’habitude d’élever exagérément la voix pour se faire entendre. Et, profitant de l’instant propice, elle enfourna une cuillerée de tapioca dans la bouche du malade.

– « Depuis mardi ? » balbutia le vieillard, cherchant de bonne foi à se souvenir ; puis il se tut.

Antoine, silencieux et le cœur serré, observait le masque cachectique de son père : l’effort mental détendait les muscles de la mâchoire, soulevait les sourcils et faisait battre les cils. Le pauvre vieux ne demandait qu’à croire à sa guérison ; et, en fait, il n’en avait jusqu’à présent jamais douté. Un moment encore, par inadvertance, il se laissa gaver de lait ; puis, rebuté, il écarta si impatiemment la sœur, qu’elle céda et consentit enfin à dénouer la serviette.

– « Ils m’ont dé-démoli l’estomac », répéta-t-il, tandis que la religieuse lui essuyait le menton.

Mais, dès qu’elle fut partie avec le plateau, comme s’il avait guetté ce court instant de tête-à-tête, M. Thibault se pencha vivement sur un coude, ébaucha un sourire confidentiel, et fit signe à son fils de venir s’asseoir plus près.

– « C’est une très brave fille, cette sœur Céline », commença-t-il, sur un ton pénétré ; « c’est vraiment une sainte créature, Antoine, tu sais ?… Jamais nous ne lui serons assez… assez reconnaissants. Mais vis-à-vis de son couvent, est-ce que… ? Je sais bien que la Mère Supérieure m’a des obligations. Mais justement ! J’ai des scrupules. Abuser si longtemps de ce dévouement, quand il y a tant d’autres malades plus intéressants, qui attendent peut-être, et qui souffrent ! Est-ce que tu n’es pas de mon avis, toi ? »

Pressentant qu’Antoine allait le contredire, il l’arrêta de la main, et, malgré la toux qui hachait ses phrases, avançant le menton avec une humble bonne grâce, il continua :

– « Bien sûr, je ne dis pas cela pour aujourd’hui, ni pour demain. Mais… est-ce que tu ne crois pas que… bientôt… dès que j’irai franchement mieux… il faudra lui rendre sa liberté, à cette brave fille ? Tu n’imagines pas comme c’est pénible, mon cher, toujours quelqu’un auprès de soi ! Dès que ce sera possible, hein ? qu’on la renvoie ! »

Antoine multipliait les signes d’approbation sans avoir le courage de répondre. Voilà ce qu’elle était devenue, cette inflexible autorité contre laquelle toute sa jeunesse s’était heurtée ! Naguère, ce despote eût expulsé sans explication l’infirmière importune ; aujourd’hui, faiblissant, désarmé… À de semblables instants, le ravage physique apparaissait plus manifeste encore que lorsque Antoine mesurait sous ses doigts le dépérissement des organes.

– « Tu t’en vas déjà ? » souffla M. Thibault, en voyant Antoine se lever. Il y avait un regret, une prière, dans ce reproche : presque de la tendresse. Antoine en fut ému.

– « Il faut bien », dit-il en souriant. « Des rendez-vous toute la journée. Je tâcherai de revenir ce soir. »

Il s’approcha pour embrasser son père : une habitude récente. Mais le vieillard se détourna :

– « Eh bien, va-t’en, mon cher… Va ! »

Antoine sortit sans répondre.

 

Dans l’antichambre, comiquement perchée sur une chaise, Mademoiselle épiait son passage :

– « Il faut que je te parle, Antoine… que je te parle de la sœur… »

Mais il n’avait vraiment plus de courage. Il empoigna son pardessus, son chapeau et tira derrière lui la porte de l’appartement.

Alors, sur le palier, il eut une minute de découragement ; et l’effort qu’il fit pour enfiler son pardessus lui rappela son coup de reins de troupier, pour relever le poids du sac avant de reprendre la marche…

 

La vie du dehors, les voitures, les passants luttant contre le vent d’automne, lui rendirent, son allégresse.

Il partit à la recherche d’un taxi.

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