IV

Héquet habitait au troisième.

Au bruit de l’ascenseur, la porte du palier s’ouvrit. Ils étaient attendus. Un homme corpulent, vêtu d’une blouse blanche, et dont la barbe noire accentuait le type sémite, serra la main d’Antoine qui le présenta à Philip :

– « Isaac Studler. »

C’était un ancien carabin, qui avait renoncé à la médecine, mais que l’on rencontrait dans tous les milieux médicaux. Il avait voué à Héquet, son ancien condisciple, une affection aveugle, un attachement d’animal. Averti par un coup de téléphone du retour précipité de son ami, il était accouru, quittant tout pour s’installer au chevet de l’enfant.

L’appartement, dont toutes les portes étaient ouvertes, et qui était demeuré tel qu’on l’avait rangé au printemps, offrait un aspect sinistre : faute de rideaux, les persiennes étaient closes ; l’électricité, allumée partout ; et, sous la lumière crue des plafonniers, au milieu de chaque pièce, les meubles, mis en tas sous des draps blancs, semblaient autant de catafalques d’enfants. Dans le salon où Studler avait laissé les deux médecins pour aller avertir Héquet, le sol était jonché des objets les plus disparates, autour d’une malle béante, à moitié vide.

Une porte s’ouvrit en coup de vent, et une jeune femme, dévêtue, le visage angoissé, sa belle chevelure blonde en désordre, se précipita vers eux, aussi vite que le lui permettait sa démarche alourdie ; d’une main, elle soutenait son ventre ; de l’autre, elle relevait, pour ne pas tomber, les pans de son peignoir. Sa respiration haletante l’empêchait de parler ; ses lèvres tremblaient. Elle s’était dirigée droit vers Philip, et le regardait de ses grands yeux noyés, avec une supplication muette, si poignante qu’il ne songea pas à la saluer : il avait étendu machinalement les mains au-devant d’elle, comme pour la soutenir, l’apaiser.

À ce moment, Héquet fit irruption par la porte du vestibule.

– « Nicole ! »

Sa voix vibrait de colère. Pâle et les traits crispés, sans s’occuper de Philip, il s’élança vers la jeune femme, l’empoigna, la fit basculer et la souleva dans ses bras avec une force qu’on n’eût pas attendue de lui. Elle s’abandonna en sanglotant.

– « Ouvrez-moi la porte », souffla-t-il à Antoine, qui était accouru pour l’aider.

Antoine les suivit. Un murmure s’échappait plaintivement des lèvres de Nicole, dont il soutenait la tête renversée. Il distingua des paroles entrecoupées : « Jamais tu ne me pardonneras… Tout est ma faute, tout… Elle est née infirme à cause de moi… Tu m’en as voulu si longtemps !… Et maintenant, ma faute encore… Si j’avais compris, si je l’avais soignée tout de suite… » Ils arrivaient dans une chambre où Antoine aperçut un grand lit défait. Sans doute la jeune femme, ayant guetté l’arrivée des médecins, s’était-elle jetée hors du lit, au mépris de toutes les interdictions ?

Elle avait maintenant saisi la main d’Antoine et s’y agrippait désespérément :

– « Je vous en prie, Monsieur… Félix ne me pardonnerait plus… Il ne pourrait plus me pardonner, si… Essayez tout ! Sauvez-la, je vous en supplie, Monsieur !… »

Son mari l’avait recouchée avec précaution et tirait sur elle les couvertures. Elle lâcha la main d’Antoine et se tut.

Héquet se pencha au-dessus d’elle. Antoine surprit leur double regard : celui de la femme, vacillant, éperdu ; celui de l’homme, farouche :

– « Je te défends de te lever, tu entends ? »

Elle ferma les yeux. Alors il se pencha davantage, effleura les cheveux de ses lèvres, et appuya sur la paupière close un baiser qui paraissait sceller un pacte et ressemblait, d’avance, à un pardon.

Puis il entraîna Antoine hors de la chambre.

 

Quand ils retrouvèrent le Patron auprès du bébé, où l’avait conduit Studler, Philip avait déjà retiré sa jaquette et mis un tablier blanc. Calme, le masque muré, comme s’il eût été seul au monde avec l’enfant, il procédait à une investigation minutieuse, méthodique, bien que, dès le premier contact, il eût mesuré l’inefficacité de tout traitement.

Héquet, silencieux, les mains fébriles, épiait le visage du praticien.

L’examen dura dix minutes.

Lorsque Philip eut terminé, il releva la tête et chercha Héquet des yeux. Celui-ci était devenu méconnaissable : une face morne, un regard figé entre des paupières rouges, racornies, comme desséchées par du vent et du sable. Son impassibilité était pathétique. Philip comprit, au rapide coup d’œil dont il l’enveloppa, que toute feinte était superflue, et il renonça aussitôt aux soins nouveaux qu’il s’apprêtait, par charité, à prescrire. Il dénoua son tablier, se lava rapidement les mains, remit la jaquette que l’infirmière lui présentait, et sortit de la pièce, sans un regard vers le petit lit. Héquet le suivit, puis Antoine.

Dans le vestibule, les trois hommes, debout, se dévisagèrent.

– « Je vous remercie d’être venu tout de même », articula Héquet.

Philip secoua évasivement les épaules, et ses lèvres claquèrent avec un bruit mouillé. Héquet le considérait à travers son lorgnon. Progressivement, l’expression de ce regard devint sévère, méprisante, presque haineuse : puis cette lueur mauvaise s’éteignit. Il balbutia, sur un ton d’excuse :

– « On ne peut pas s’empêcher d’espérer l’impossible. »

Philip ébaucha un geste qu’il n’acheva pas, et, sans hâte, décrocha son chapeau. Mais, au lieu de sortir, il revint vers Héquet, hésita, et, gauchement, lui mit une main sur le bras. Il y eut un nouveau silence. Puis, comme s’il se ressaisissait, Philip se recula, toussa légèrement, et se décida enfin à partir.

Antoine s’approcha d’Héquet :

– « C’est ma consultation, aujourd’hui. Je reviendrai ce soir, vers neuf heures. »

Héquet, immobile, regardait stupidement la porte ouverte par où son dernier espoir venait de disparaître, avec Philip ; il remua la tête pour montrer qu’il avait entendu.

 

Philip, suivi d’Antoine, descendit rapidement deux étages, sans un mot. Alors il s’arrêta, se tourna à demi, avala sa salive avec un bruit de source, et, d’une voix plus nasillarde que jamais :

– « J’aurais dû, malgré tout, ordonner quelque chose, hein ? Ut aliquid fieri videatur… Vrai, je n’ai pas osé. » Il se tut, descendit quelques marches, et marmonna, sans se retourner cette fois :

– « Pas si optimiste que vous, moi… Ça peut bien traîner encore un jour ou deux. »

 

Comme ils atteignaient le bas de l’escalier, assez sombre, ils croisèrent deux dames qui entraient.

– « Ah, M. Thibault ! »

Antoine reconnut Mme de Fontanin.

– « Eh bien ? » questionna-t-elle, d’une voix engageante où elle s’appliquait à ne pas laisser percer d’inquiétude. « Justement, nous venions aux nouvelles. »

Antoine ne répondit que par un long hochement de tête.

– « Non, non ! Sait-on jamais ! » s’écria Mme de Fontanin, avec une nuance de reproche, comme si l’attitude d’Antoine l’obligeait à conjurer bien vite un mauvais sort. « Confiance, confiance, docteur ! Ce n’est pas possible, ce serait trop affreux ! N’est-ce pas, Jenny ? »

Alors, seulement, Antoine aperçut la jeune fille, qui se tenait à l’écart. Il s’empressa de s’excuser. Elle semblait gênée, irrésolue ; enfin elle lui tendit la main. Antoine remarqua son expression bouleversée et le battement nerveux de ses paupières ; mais il connaissait l’affection de Jenny pour sa cousine Nicole, et ne s’étonna pas.

« Étrangement changée », se dit-il néanmoins, tandis qu’il rejoignait le Patron. Dans son souvenir surgit la silhouette, déjà lointaine, d’une jeune fille en robe claire, un soir d’été, dans un jardin. Cette rencontre éveillait en lui un sentiment douloureux. « Ce pauvre Jacques ne l’aurait sûrement pas reconnue », songea-t-il.

Philip, sombre, s’était rencogné dans l’auto.

– « Je vais à l’École », fit-il, « je vous déposerai chez vous en passant. »

De tout le trajet, il ne prononça pas trois paroles. Mais, au coin de la rue de l’Université, comme Antoine prenait congé, il parut secouer sa torpeur.

– « Au fait, Thibault… Vous qui vous êtes un peu spécialisé dans les retardés du langage… Je vous ai adressé quelqu’un, ces jours-ci : Mme Ernst… »

– « Je dois la voir aujourd’hui. »

– « Elle vous amènera son petit garçon, un enfant de cinq ou six ans, qui parle comme un bébé, par monosyllabes. Il y a même certains sons qu’il semble ne pas pouvoir prononcer du tout. Mais, si on lui dit de réciter sa prière, il se met à genoux, et il vous débite le Notre Père, d’un bout à l’autre, en articulant presque correctement ! Par ailleurs, il paraît assez intelligent. C’est un cas très intéressant pour vous, je crois… »

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