IX

Il vit, en effet, venir à lui un petit homme d’une soixantaine d’années.

– « Je vous prie, docteur, de bien vouloir me recevoir d’abord : j’aurais quelques mots à vous dire. »

L’accent était lourd, un peu traînant ; l’allure timide, distinguée.

Antoine referma soigneusement la porte et désigna un siège.

– « Je suis M. Ernst… Le docteur Philip a dû vous dire… Merci », murmura-t-il en s’asseyant.

La physionomie était sympathique. Des yeux très encaissés, un regard expressif et triste, mais chaud, brillant et jeune. Le visage, au contraire, était d’un vieillard : usé, raviné, à la fois charnu et desséché, tout en creux et en petites bosses, sans une place unie : le front, les joues, le menton, semblaient modelés, fouillés à coups de pouce. Une moustache courte et rude, gris fer, coupait la figure en deux. Sur le crâne, de rares cheveux décolorés rappelaient l’herbe qui pousse sur les dunes.

Remarqua-t-il l’examen discret d’Antoine ?

– « Nous avons l’air d’être les grands-parents du petit », fit-il observer, avec mélancolie. « Nous nous sommes mariés très tard. Je suis professeur de l’Université : j’enseigne l’allemand au lycée Charlemagne. »

« Ernst », se dit Antoine, « et cet accent… Il doit être Alsacien. »

– « Sans vouloir abuser de vos instants, docteur, j’ai cru qu’il était indispensable, puisque vous voulez bien vous occuper du petit, que je vous explique certaines choses, certaines choses confidentielles… »Il leva les yeux ; une ombre les voilait. Il précisa : « Je veux dire des choses que Mme Ernst ne sait pas. »

Antoine inclina la tête en signe d’acquiescement.

– « Voyons », fit l’autre, comme s’il rassemblait son courage. (Nul doute qu’il eût préparé ce qu’il avait à dire ; il se mit à parler, les yeux au loin, sans hâte mais sans précipitation, en homme qui a l’habitude de la parole.)

Antoine eut l’impression qu’Ernst préférait qu’on ne le regardât pas.

– « En 1896, docteur, j’avais quarante et un ans, j’étais professeur à Versailles. » La voix perdit de son assurance : « J’étais fiancé », dit-il, en faisant chanter l’i ; il donnait à ces trois syllabes, comme aux notes d’un accord arpégé, une sonorité étonnante.

Il reprit plus rudement :

– « J’avais, en outre, pris passionnément parti pour le capitaine Dreyfus. Vous êtes trop jeune, docteur, pour avoir vécu ce drame de conscience… » (Il prononçait « tramme », avec une intonation rauque et solennelle.) « … mais vous n’ignorez pas qu’à cette époque il était difficile d’être en même temps fonctionnaire et dreyfusiste militant. » Il ajouta : « J’étais de ceux qui se compromettent. » Le ton était mesuré, sans bravade, mais suffisamment ferme pour qu’Antoine devinât fort bien ce qu’avaient été, quinze ans plus tôt, l’imprudence, l’énergie et la foi de ce calme vieillard au front bossué, au menton têtu, et dont l’œil jetait encore cet éclat noir.

– « Ceci », reprit M. Ernst, « pour vous expliquer comment, à la rentrée de 96, je me suis trouvé exilé au lycée d’Alger. Quant à mon mariage… », murmura-t-il avec douceur, « … le frère de ma fiancée, son unique parent, un officier de marine, – de marine marchande, mais peu importe, – professait des idées opposées aux miennes : nos fiançailles ont été rompues. » Visiblement, il cherchait à donner un aperçu impersonnel des faits.

Il poursuivit d’une voix plus sourde :

– « Quatre mois après mon arrivée en Afrique, je me suis aperçu que j’étais… malade. » De nouveau, la voix parut fléchir, mais il se raidit : « Il ne faut pas avoir peur des mots : j’étais atteint de syphilis. »

« Ah, bien », songea Antoine, « … le petit… je comprends… »

– « J’ai vu aussitôt plusieurs médecins de la Faculté d’Alger. Sur leur conseil, je me suis confié au meilleur spécialiste de là-bas. » Il hésitait à le nommer : « Un certain docteur Lohr, dont vous connaissez peut-être les travaux », fit-il enfin, sans regarder Antoine. « Le mal était pris à son début, dès l’apparition de la première, de l’unique lésion. J’étais homme à suivre avec exactitude un traitement. Même rigoureux. Je l’ai fait. Lorsque j’ai été rappelé à Paris, quatre ans plus tard, – après l’apaisement de l’affaire, le docteur Lohr m’a affirmé qu’il me considérait, depuis un an déjà, comme totalement guéri. Je l’ai cru. De fait, je n’ai jamais eu dans la suite le moindre accident, la plus légère menace de récidive. »

Il tourna la tête, posément, et chercha les yeux d’Antoine. Celui-ci fit signe qu’il écoutait avec attention.

Il ne se contentait pas d’écouter : il observait l’homme. À l’aspect, aux attitudes, il imaginait ce qu’avait pu être cette carrière laborieuse et loyale du petit professeur d’allemand. Il en avait connu de semblables. Pour celui-là, on le devinait supérieur à sa besogne. On le sentait aussi, de longue date, habitué à cette réserve, à ce repliement plein de décence qu’imposent à certaines natures de choix une situation gênée, une vie ingrate, dénuée de récompense, mais consentie d’un cœur fidèle et ferme. L’accent qu’il avait eu pour annoncer la rupture de son mariage en disait long sur ce qu’avait dû être, dans cette existence solitaire, cet amour contrarié ; d’ailleurs, la chaleur contenue de certains regards révélait d’une façon émouvante, chez ce magister grisonnant, une sensibilité aussi fraîche que celle d’un adolescent.

– « Six ans après mon retour en France », poursuivit-il, « ma fiancée a perdu son frère. » Il cherchait ses mots ; il murmura simplement : « J’ai pu la revoir… »

Cette fois, son trouble le contraignit à s’interrompre.

Antoine, tête baissée, attendait, discrètement. Il fut surpris d’entendre tout à coup la voix du professeur s’élever, avec un accent d’angoisse :

– « Docteur, je ne sais pas ce que vous penserez d’un homme qui a fait ce que j’ai fait… Cette maladie, ce traitement, c’était une vieille histoire qui datait de dix ans : une histoire oubliée… J’avais passé la cinquantaine… » Il soupira. « Toute ma vie, j’avais souffert d’être seul… Je vous dis les choses sans ordre, docteur… »

Antoine leva les yeux. Il avait compris, même avant d’avoir vu ce visage. Être un homme d’étude et avoir pour fils un infirme mental, ç’aurait été déjà une mortelle épreuve. Mais qu’était-ce, auprès d’un tel supplice : le père, conscient d’être l’unique responsable, et qui, ravagé de remords, assiste, impuissant, au destin qu’il a déchaîné ?

Ernst expliquait, d’une voix lasse :

– « J’ai eu des scrupules, pourtant. J’ai voulu consulter un médecin. Je l’ai presque fait. C’est-à-dire, non. Il ne faut pas avoir peur de la vérité. Je me persuadais que c’était inutile. Je me répétais ce que m’avait dit Lohr. J’ai cherché un biais. Un jour, chez un ami, j’ai rencontré un médecin, et j’ai mis la conversation là-dessus, pour me faire affirmer, encore une fois, qu’il y avait des guérisons définitives. Je n’en demandais pas plus pour chasser toute inquiétude… »

Il s’arrêta de nouveau :

– « Et puis, je me disais : Une femme, à cet âge-là, il n’y a plus à craindre qu’elle… qu’elle ait… un enfant… »

Un sanglot lui noua la gorge. Il n’avait pas baissé la tête ; il se tenait immobile, les poings serrés, tendant si fort les muscles de son cou qu’Antoine les voyait vibrer. Deux larmes, qui ne coulèrent pas, vinrent rendre plus brillant son regard fixe. Il voulait parler. Il fit un effort, et, d’une voix entrecoupée, déchirante, il balbutia :

– « J’ai pitié… de ce petit…, docteur ! »

Antoine en eut le cœur serré. Heureusement, l’intensité de l’émotion provoquait presque toujours chez lui une surexcitation enivrante, qui se traduisait aussitôt par un effréné besoin de décider quelque chose et d’agir.

Il ne balança pas une seconde.

– « Mais… Quoi donc ? » fit-il, jouant la surprise. Il levait et fronçait les sourcils, se donnant l’air d’avoir très confusément suivi le récit et d’hésiter à comprendre ce que l’autre voulait dire. « Quel rapport entre ce… cet accident, qui a été soigné dès l’origine, qui a été com-plè-te-ment guéri, et… et l’infirmité – momentanée peut-être – de cet enfant ? »

Ernst le considérait, pétrifié.

Le visage d’Antoine s’éclaira d’un large sourire :

– « Mon cher Monsieur, si je comprends bien, ces scrupules vous font honneur. Mais, je suis médecin, laissez-moi vous parler sans ambages : au point de vue scientifique, ils sont… absurdes ! »

Le professeur s’était levé, comme pour s’avancer vers Antoine. Il restait inerte, debout, le regard tendu. Il était de ces êtres dont la vie intérieure est ample, profonde, et qui, lorsqu’une pensée lancinante s’insinue en eux, ne peuvent lui mesurer la place, lui abandonnent leur cœur entier. Depuis des années qu’il portait dans sa poitrine cet immense remords – dont il n’avait même pas osé faire la confidence à la compagne de son martyre – c’était la première minute de répit, le premier espoir d’allégement.

Antoine devinait tout cela. Mais, craignant des questions plus précises qui l’eussent contraint à des mensonges circonstanciés et plus difficiles, il rompit délibérément les chiens. Il semblait trouver inutile de s’attarder à ces déprimantes chimères :

– « L’enfant est né avant terme ? » demanda-t-il inopinément.

L’autre battit des cils :

– « L’enfant ?… Avant terme ?… Non… »

– « Accouchement laborieux ? »

– « Très laborieux. »

– « Les fers ? »

– « Oui. »

– « Ah ! » fit Antoine, comme s’il était sur une piste importante. « Voilà qui explique sans doute bien des choses… » Puis, pour couper tout à fait court : « Eh bien, montrez-moi votre petit malade », dit-il en se levant, et en se dirigeant vers le salon.

Mais le professeur fit un pas rapide, lui barra la route, lui mit la main sur le bras :

– « Docteur, est-ce vrai ? Est-ce vrai ? Vous ne me dites pas ça, pour… Ah, docteur, donnez-moi votre parole… Votre parole, docteur… »

Antoine s’était retourné. Il vit cette face implorante où déjà le désir éperdu de croire se mêlait à une reconnaissance sans bornes. Une allégresse particulière l’envahit ; l’allégresse de l’action et de la réussite ; l’allégresse de la bonne action. Pour le petit, on allait voir ce qu’on pourrait faire. Mais, pour le père, pas d’hésitation : délivrer, à tout prix, ce malheureux, d’un si vain désespoir !

Alors il implanta son regard dans celui d’Ernst, et dit, gravement, à voix basse :

– « Ma parole, Monsieur. »

Puis, après un bref silence, il ouvrit la porte.

 

Dans le salon, une dame âgée, vêtue de noir, s’efforçait de maintenir entre ses genoux un diablotin à boucles brunes, qui, d’abord, retint seul toute l’attention d’Antoine. Au bruit de la porte, l’enfant, cessant de jouer, fixa sur cet inconnu de grands yeux noirs, intelligents ; puis il sourit ; puis, intimidé par son propre sourire, il se détourna d’un air offusqué.

Antoine reporta son regard sur la mère. Tant de douceur et de tristesse embellissait ce visage fané, qu’il en fut naïvement touché, et qu’il se dit aussitôt : « Allons… Il s’agit de s’y mettre… On peut toujours obtenir des résultats ! »

– « Voulez-vous venir par ici, Madame ? »

Il souriait charitablement ; il voulait, dès le seuil, faire à la pauvre femme l’aumône d’un peu de confiance. Derrière lui, il entendait le souffle oppressé du professeur. Il tenait patiemment la portière soulevée et regardait venir à lui cette mère et cet enfant. Il avait l’âme en fête. « Quel beau métier, nom de Dieu, quel beau métier ! » se disait-il.

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