VIII

Il fut très surpris, en reconduisant le gamin, de trouver, assise sur la banquette du vestibule, Miss Mary, l’Anglaise au teint de fleur.

Elle se leva, lorsqu’il vint vers elle, et l’accueillit par un long, silencieux, adorable sourire ; puis, d’un air résolu, elle lui tendit une enveloppe bleutée.

Cette attitude, si différente de la réserve qu’elle avait montrée deux heures plus tôt, ce regard énigmatique et décidé, éveillèrent, chez Antoine, sans qu’il sût au juste pourquoi, l’idée d’une situation insolite.

Intrigué, il restait debout dans le vestibule et décachetait déjà l’enveloppe armoriée, lorsqu’il vit que l’Anglaise se dirigeait d’elle-même vers son cabinet, dont la porte était restée ouverte.

Il la suivit, tout en dépliant la lettre :

« Mon cher Docteur,

« J’ai deux petites requêtes à vous adresser, et pour qu’elles ne soient pas mal reçues, je les confie au commissionnaire le moins rébarbatif que j’aie trouvé.

« Primo : Cette étourdie de Mary a sottement attendu d’être sortie de chez vous pour m’avouer qu’elle se sentait patraque depuis quelques jours, et que la toux l’avait empêchée de dormir ces dernières nuits. Auriez-vous l’amabilité de l’examiner en détail, et de lui donner quelques conseils ?

« Secundo : Nous avons, à la campagne, un ancien garde-chasse qui souffre horriblement d’un rhumatisme déformant. En cette saison, c’est une véritable torture. Simon a pris en pitié le pauvre vieux et lui fait des piqûres calmantes. Nous avons toujours de la morphine dans notre pharmacie, mais les dernières crises ont complètement épuisé notre provision, et Simon m’a bien recommandé de lui en rapporter, ce qui n’est pas possible sans une autorisation de médecin. J’ai totalement oublié de vous parler de cela cet après-midi. Vous seriez bien gentil de remettre à ma séduisante commissionnaire une ordonnance, si possible renouvelable, pour que je puisse me procurer immédiatement cinq ou six douzaines d’ampoules d’un centimètre cube.

« Je vous remercie d’avance pour ce secundo. Quant au primo, mon cher Docteur, lequel de nous deux devra remercier l’autre ? Vous ne devez pas manquer de clientes moins agréables à ausculter…

« Mon sympathique souvenir,

« Anne-Marie S. de BATTAINCOURT.

« P -S. – Vous vous demanderez peut-être pourquoi Simon ne s’adresse pas au médecin de là-bas. C’est un individu borné et sectaire, qui vote toujours contre nous et ne nous pardonne pas de lui avoir refusé la clientèle du château. Sans quoi, je vous aurais épargné cette peine.

« A. »

 

Antoine avait terminé sa lecture, mais il ne relevait pas encore la tête. Son premier mouvement avait été de colère : pour qui le prenait-on ? Le second fut de trouver l’histoire piquante, et de s’en amuser.

Il connaissait, pour y avoir été pris lui-même, le jeu des deux glaces qui ornaient son cabinet. Tel qu’il était placé, un coude sur la cheminée, il pouvait apercevoir l’Anglaise sans bouger, rien qu’en déplaçant les pupilles sous ses paupières baissées. Ce qu’il fit. Miss Mary était assise un peu en arrière de lui ; elle se dégantait ; elle avait dégrafé son manteau, dégagé le buste, et regardait, avec une feinte distraction, le bout de son pied taquiner la frange d’un tapis. Elle semblait à la fois intimidée et intrépide. S’imaginant qu’il ne pouvait pas la voir sans changer de place, elle souleva brusquement ses longs cils, et lança vers lui un coup d’œil bleu et bref comme une étincelle.

Cette imprudence eut raison des derniers doutes d’Antoine, qui se retourna.

Il se mit à sourire. Il gardait la tête inclinée, parcourant une dernière fois la lettre tentatrice, qu’il replia avec lenteur. Puis, sans cesser de sourire, il se redressa, et son regard vint se poser sur celui de Mary. La rencontre de ces regards leur fut, à tous deux, perceptible comme un choc. L’Anglaise eut une seconde d’hésitation. Il ne prononça pas un mot : les paupières à demi baissées, il fit simplement « non » en tournant plusieurs fois et sans hâte la tête à droite et à gauche. Il souriait toujours. Sa physionomie était tellement expressive que Mary ne s’y méprit pas. On ne pouvait dire plus impertinemment : « Non, Mademoiselle : rien à faire, ça ne prend pas… Ne me croyez pas indigné : je ris, j’en ai vu bien d’autres… J’ai seulement le regret de vous dire que – même à ce prix-là – il n’y a rien à espérer de moi… »

Elle s’était levée de son siège, sans voix, le visage empourpré. Elle trébucha dans le tapis en reculant vers l’antichambre. Il la suivait, comme si rien n’eût été plus naturel que cette retraite précipitée ; il continuait à s’amuser beaucoup. Elle fuyait, l’œil à terre, sans une parole, cherchant à refermer son col de sa main énervée et nue, qui paraissait exsangue auprès de ses joues en feu.

Dans le vestibule, il dut s’approcher d’elle pour lui ouvrir la porte de l’appartement. Elle esquissa une vague inclinaison de tête. Il allait lui rendre son salut, lorsqu’elle fit un geste brusque : avant qu’il eût compris ce qui se passait, elle lui avait subtilisé, avec une prestesse de pickpocket, la lettre qu’il tenait entre ses doigts, et elle avait bondi dehors.

Il dut convenir, vexé, qu’elle ne manquait ni d’adresse ni de présence d’esprit.

En regagnant son cabinet, il se demanda quelles figures ils feraient, sous peu, lorsqu’ils se retrouveraient tête à tête, l’Anglaise, la belle Anne et lui. À cette idée, il sourit de nouveau. Sur le tapis gisait un gant, qu’il ramassa, – qu’il flaira – avant de l’envoyer gaiement dans la corbeille à papiers.

Ces Anglaises !… Huguette… Quelle allait être la vie de la petite infirme, entre ces deux femmes ?

La nuit tombait.

Léon entra pour fermer les volets.

– « Mme Ernst est là ? » demanda Antoine, après un coup d’œil sur l’agenda.

– « Oh, depuis longtemps, Monsieur… C’est même toute une famille : la mère, le petit garçon et le vieux papa. »

– « Bien », fit Antoine avec entrain, en soulevant la portière.

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