XI

Un quart d’heure après, Antoine arrivait au 37 bis de la rue de Verneuil.

De vieux bâtiments sur une courette obscure. Au sixième, à l’entrée d’un couloir qui puait le gaz, la porte n° 3.

Robert vint ouvrir, une lampe à la main.

– « Et ton frère ? »

– « Il est guéri ! »

La lampe éclairait de près un regard franc, gai, un peu dur, mûri trop tôt, et tout un visage d’enfant, tendu par une énergie précoce.

Antoine sourit.

– « Voyons ça ! » Et, prenant lui-même la lampe, il la souleva pour s’orienter.

Le milieu de la chambre était encombré par une table ronde, recouverte de toile cirée. Sans doute Robert était-il en train d’écrire : un grand registre était ouvert entre une fiole d’encre débouchée et une pile d’assiettes, sur laquelle un quignon de pain et deux pommes composaient une humble « nature morte ». La chambre était en ordre ; presque confortable. Il y faisait chaud. Sur le petit fourneau devant la cheminée, une bouillotte ronronnait.

Antoine s’avança vers le haut lit d’acajou qui occupait le fond de la chambre :

– « Tu dormais, toi ? »

– « Non, M’sieur. »

Le malade, qui visiblement venait de s’éveiller en sursaut, s’était dressé sur son coude valide, et il écarquillait les yeux, en souriant sans timidité.

Le pouls était calme. Antoine déposa sur la table de nuit la boîte de gaze qu’il avait apportée et commença à défaire le pansement.

– « Qu’est-ce qui bout, sur ton poêle ? »

– « De l’eau. » Robert rit : « On allait se faire du tilleul que la concierge m’a donné. » Tout à coup il cligna de l’œil : « Vous en voulez, dites ? Avec du sucre ? Oh, si M’sieur ! Dites oui ! »

– « Non, non, merci », fit Antoine amusé. « Mais j’ai besoin d’eau bouillie pour laver un peu ça. Verse-m’en dans une assiette propre. Bon. On va attendre qu’elle refroidisse un peu. » Il s’assit et regarda les deux enfants qui lui souriaient comme à un ami de toujours. Il pensa : « L’air franc ; mais sait-on jamais ? »

Il se tourna vers l’aîné :

– « Et comment se fait-il, à votre âge, que vous habitiez là, tout seuls ? »

Un geste vague, un mouvement des sourcils qui semblait dire : « Il faut bien ! »

– « Que sont devenus vos parents ? »

– « Oh, les parents… », fit Robert, comme si c’était vraiment une trop ancienne histoire. « Nous, on habitait avec notre tante. » Il devint songeur, et, du doigt, désigna le grand lit : « Et puis, elle est morte, en pleine nuit, le 10 août, ça fait maintenant plus d’un an. On a été rudement embêtés, n’est-ce pas, Loulou ? Heureusement, on était amis avec la concierge, elle n’a rien dit au proprio, on a pu rester. »

– « Mais le loyer ? »

– « On le paye. »

– « Qui ? »

– « Nous. »

– « Et d’où vient l’argent ? »

– « On le gagne, pardi. C’est-à-dire, moi. Parce que, lui, c’est justement ça qui ne tourne pas rond. Faudrait lui trouver autre chose. Il est chez Brault, vous connaissez, à Grenelle ? Pour faire des courses. Quarante francs par mois, pas nourri. Ça n’est pas payé, dites ? Rien qu’avec les ressemelages, vous pensez ! »

Il se tut et se pencha, intéressé, parce qu’Antoine venait d’enlever les compresses. L’abcès avait très peu suppuré ; le bras était désenflé ; la plaie avait bon aspect.

– « Et toi ? » demanda Antoine, en faisant tremper ses compresses.

– « Moi ? »

– « Toi, tu gagnes bien ta vie ? »

– « Oh, moi », fit Robert, sur un ton traînant qui, tout à coup, claqua comme un drapeau : « Moi… je m’débrouille ! »

Antoine, surpris, leva les yeux, et croisa cette fois un regard aigu, un peu inquiétant, dans une petite figure passionnée et volontaire.

Le gamin ne demandait qu’à parler. Gagner sa vie, c’était le grand sujet, le seul qui vaille, ce vers quoi, sans répit, depuis qu’il pensait, toute sa pensée était tendue.

Il commença sur un ton volubile, pressé de tout dire, de confier ses secrets :

– « Comme petit clerc, quand la tante est morte, je ne gagnais que soixante francs par mois. Mais, maintenant, je fais aussi le Palais : ça fait cent vingt de fixe. Et puis, M. Lamy, le maître clerc, a bien voulu que je remplace le frotteur qui cirait l’étude, le matin, avant l’arrivée des clercs. Un vieux branquignol, qui ne frottait que les lendemains de boue, et encore, où ça se voyait, devant les fenêtres. On n’a pas perdu au change, allez !… Ça me fait quatre-vingt-cinq francs de plus. Et moi, ça m’amuse, la patinoire !… » Il sifflota. « Et puis, ça n’est pas tout… J’ai encore d’autres trucs. »

Il hésita un peu et attendit qu’Antoine eût de nouveau tourné la tête vers lui ; d’un coup d’œil, il parut jauger définitivement son homme. Quoique rassuré sans doute, il crut néanmoins prudent de commencer par un préambule :

– « Je vous raconte ça, à vous, parce que je sais que je peux. Mais n’ayez jamais l’air de savoir, hein ? » Puis, élevant la voix, et s’enivrant peu à peu de ses confidences :

– « Vous connaissez Mme Jollin, la concierge du 3 bis, en face de chez vous ? Eh bien – ne dites jamais ça – cette bonne femme-là, elle fabrique des cigarettes, pour des clients… Même que, si ça vous intéressait, des fois ?… Non ?… Elles sont bonnes, pourtant, et douces, pas serrées. Et pas chères. Je vous en ferai goûter… En tout cas, paraît que c’est archi-défendu, ce métier-là. Alors, pour porter les paquets et toucher l’argent sans se faire pincer, il lui faut quelqu’un à la coule. Je lui fais ça, moi, sans avoir l’air de rien, de six à huit, après l’étude. Et elle, en échange, elle me donne à déjeuner tous les jours, sauf le dimanche. Et ça n’est pas une gargoteuse, rien à dire. Vous parlez d’une économie ! Sans compter que, presque toujours, en payant leur facture, les clients – c’est tous des gros – ils me refilent un pourboire, dix sous, vingt sous, ça dépend… Alors, vous comprenez, tout ça, bout à bout, on s’en tire… »

Une pause. Antoine, à l’intonation, devina que le gamin devait avoir une petite lueur de fierté dans les yeux. Mais il évita exprès de lever le nez.

Robert, lancé, continua gaiement :

– « Le soir, quand Louis rentre, il est fourbu, on fait la popote ici : une soupe, ou bien des œufs, du fromage, c’est vite fait ; on aime mieux ça que les mastroquets, n’est-ce pas, Loulou ? Et même, vous voyez, je m’amuse encore, des fois, à faire des en-têtes de pages pour le caissier. J’adore ça, les beaux titres, bien moulés, à la ronde : on ferait ça pour le plaisir. À l’étude, ils… »

– « Passe-moi les épingles doubles », interrompit Antoine. Il affectait un air indifférent, craignant que l’enfant ne prît plaisir à l’amuser par son bagou. Mais, à part lui, il songeait : « Ces gosses-là, ils méritent qu’on ne les perde pas de vue… »

Le pansement était terminé, le bras remis en écharpe. Antoine consulta sa montre :

– « Je reviendrai encore une fois demain, vers midi. Et, après ça, c’est toi qui viendras à la maison. Vendredi ou samedi, je pense que tu pourras reprendre ton travail. »

– « M… m… merci, M’sieur ! » lança enfin le petit malade. Sa voix, qui muait, semblait avoir pris un élan démesuré, et elle tomba si drôlement dans le silence que Robert éclata de rire ; d’un rire étranglé, excessif, où se trahissait tout à coup la tension constante de ce petit être trop nerveux.

Antoine avait tiré vingt francs de son gousset :

– « Pour vous aider un peu cette semaine, les enfants ! »

Mais Robert avait fait un bond en arrière, et il levait déjà le nez en fronçant les sourcils :

– « Pensez-vous ! Jamais de la vie ! Puisque je vous dis qu’on a ce qu’il faut ! » Et, pour convaincre Antoine qui, pressé, insistait, il se décida à livrer le secret suprême : « Savez-vous combien on a déjà mis de côté, à nous deux ? Une pelote ! Devinez !… Dix-sept cents ! Oui, M’sieur ! N’est-ce pas, Loulou ? » Et soudain, baissant la voix comme un traître de mélodrame : « Sans compter que ça pourrait bien augmenter encore, si mon système réussit… »

Ses yeux brillèrent si fort qu’Antoine, intrigué, s’arrêta, une seconde encore, sur le seuil.

– « Un nouveau truc… Avec un courtier en vins, olives et huiles. Le frère à Bassou, un clerc de l’étude. Voilà la combine : en revenant du Palais, l’après-midi, – ça ne regarde personne, hein ? – j’entre chez les bistros, les épiciers, les vins et liqueurs, et je leur fais mes offres. Faut attraper le boniment, ça viendra… N’empêche qu’en sept jours j’en ai déjà placé des estagnons ! Quarante-quatre francs de gagnés ! Et Bassou dit que, si je suis débrouillard… »

Antoine riait tout seul en descendant les six étages. Sa sympathie était conquise. Il aurait fait n’importe quoi pour ces deux gosses. « Ça ne fait rien », songea-t-il ; « il faudra veiller à ce qu’ils ne deviennent pas un peu trop débrouillards… »

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