XII

Il pleuvait. Antoine prit un taxi. À mesure qu’il approchait du faubourg Saint-Honoré, sa bonne humeur s’évanouissait, son front devenait soucieux.

« Si seulement ce pouvait être fini », se dit-il, en gravissant sans entrain, pour la troisième fois de la journée, l’escalier des Héquet. Un instant, il eut l’espoir que son vœu était exaucé : la femme de chambre, qui lui ouvrit, le regarda d’une façon insolite et s’approcha vivement pour lui dire quelque chose. Mais elle était seulement chargée d’une commission secrète : Madame suppliait le docteur d’entrer la voir, lui parler, avant de se rendre auprès de l’enfant.

Il ne pouvait se dérober. La chambre était éclairée, la porte ouverte. En entrant, il aperçut la tête de Nicole, versée sur l’oreiller. Il s’approcha. Elle demeurait immobile : elle s’était assoupie. L’éveiller eût été inhumain. Elle reposait, rajeunie, délivrée ; toute son angoisse et sa fatigue avaient fondu dans le sommeil. Antoine la contemplait, n’osant bouger, retenant son souffle, effrayé de lire, sur ces traits que la douleur venait à peine de déserter, tant de béatitude déjà, une telle soif d’oubli, de bonheur. La nacre des paupières abaissées, la double frange dorée des cils, cet abandon, cette langueur… Comme il était troublant, ce beau masque nu ! Quelle attirance dans l’arc affaissé de cette bouche, dans ces lèvres entrouvertes, inanimées, qui n’exprimaient plus rien que la détente et l’espoir ! « Pourquoi », se demandait Antoine, « pourquoi le visage endormi d’un être jeune exerce-t-il une telle fascination ? Et qu’y a-t-il au fond de cette impure pitié de l’homme, toujours si prompte à s’émouvoir ? »

Il fit demi-tour sur la pointe des pieds, sortit sans bruit de la pièce, et se dirigea, par le couloir, vers la chambre du bébé, dont il distinguait déjà, à travers les cloisons, le cri rauque, ininterrompu. Il dut rassembler sa volonté pour tourner le bouton, franchir ce seuil, reprendre contact avec les forces mauvaises qui siégeaient là.

 

Héquet était assis, les mains à plat sur le bord du berceau qu’on avait placé au milieu de la chambre et qu’il balançait gravement ; de l’autre côté de la nacelle, une garde de nuit, inclinée sous son voile d’infirmière, dans une attitude d’inlassable patience professionnelle, attendait, les mains au creux de son tablier ; et, debout, adossé à la cheminée, toujours empaqueté dans sa blouse de toile, Isaac Studler, les bras croisés, lissait d’une main sa barbe noire.

En voyant entrer le docteur, la garde se leva. Mais Héquet, les yeux sur l’enfant, ne parut s’apercevoir de rien. Antoine vint auprès du berceau. Alors seulement Héquet tourna la tête vers lui et soupira. Antoine avait saisi au vol la petite main brûlante qui s’agitait sur les couvertures, et aussitôt le corps du bébé s’était rétracté, comme un vermisseau qui cherche à s’enfoncer dans le sable. La figure de l’enfant était rouge, marbrée, presque aussi sombre que le sachet de glace fixé derrière l’oreille ; des bouclettes de cheveux, blonds comme ceux de Nicole, mouillés par la sueur ou par les compresses, collaient au front et à la joue ; l’œil était à demi clos, et, sous la paupière gonflée, la pupille, trouble, avait un reflet métallique comme celle d’un animal mort. Le va-et-vient du berceau balançait mollement la tête de droite et de gauche, et rythmait aussi les gémissements qui s’échappaient de la petite gorge enrouée.

Prévenante, la garde avait été prendre le stéthoscope ; mais Antoine fit signe que ce n’était pas la peine.

– « C’est une idée de Nicole », fit alors Héquet, sur un ton étrange, à voix presque haute. Et, comme Antoine surpris ne paraissait pas comprendre, il expliqua, sans hâte : « Le berceau, vous voyez ?… C’est une idée de Nicole… » Il souriait vaguement : dans son désarroi total, ces détails semblaient avoir acquis une particulière importance.

Il ajouta presque aussitôt :

– « Oui… On a été le chercher au sixième… Son petit berceau !… Au sixième, plein de poussière… Ce balancement, c’est la seule chose qui la calme un peu, vous voyez ? »

Antoine le considérait avec émotion. Il comprit, à ce moment-là, que sa compassion, si intense fût-elle, n’atteindrait jamais à la mesure d’une telle douleur. Il mit la main sur le bras de Héquet.

– « Vous êtes à bout de forces, mon pauvre ami. Vous devriez aller vous étendre un peu. À quoi bon vous épuiser ?… »

Studler insista :

– « La troisième nuit que tu ne dors pas ! »

– « Soyez raisonnable », reprit Antoine en se penchant. « Vous aurez besoin de toute votre énergie… bientôt. » Il éprouvait un désir physique d’arracher le malheureux au contact de ce berceau, de plonger au plus vite dans l’inconscience du sommeil tant de souffrance stérile.

Héquet ne répondit pas. Il continuait à balancer l’enfant. Mais on le vit plier de plus en plus les épaules comme si le « bientôt » d’Antoine était vraiment très lourd à porter. Puis, de lui-même et sans autre instance, il se leva, pria d’un geste la garde de le remplacer auprès du berceau, et, sans essuyer ses joues trempées de larmes, il tourna la tête comme s’il cherchait quelque chose. Enfin, il s’approcha d’Antoine et fit effort pour le regarder au visage. Antoine fut frappé de voir combien l’expression de ses yeux était changée : ce regard de myope, aigu et décidé, s’était comme émoussé : il était lent à se déplacer, pesant et mou lorsqu’il se posait.

Héquet regardait Antoine. Ses lèvres remuèrent avant qu’il parlât :

– « Il faut… Il faut faire quelque chose », murmura-t-il. « Elle souffre, vous savez… À quoi bon la laisser souffrir, n’est-ce pas ? Il faut avoir le courage de… de faire quelque chose… » Il se tut, parut quêter l’appui de Studler ; puis, de nouveau, fixa lourdement son regard sur celui d’Antoine. « Vous, Thibault, il faut que vous fassiez quelque chose… » Et, comme s’il voulait éviter la réponse, il baissa la tête, traversa la chambre d’un pas flottant, et disparut.

Antoine demeura quelques secondes figé sur place. Puis il rougit brusquement. Des pensées confuses se pressaient dans sa tête.

Studler lui toucha l’épaule :

– « Eh bien ? » fit-il à voix basse, en regardant Antoine. Les yeux de Studler faisaient penser à ceux de certains chevaux, ces yeux allongés et trop vastes où, dans un blanc mouillé, nage à l’aise une prunelle languide. En ce moment, son regard, comme celui d’Héquet, était fixe, exigeant.

– « Qu’est-ce que tu vas faire ? » souffla-t-il.

Il y eut un bref silence pendant lequel leurs pensées se croisèrent.

– « Moi ? » fit Antoine évasivement. Mais il comprit que Studler ne le tiendrait pas quitte d’une explication. « Parbleu, je sais bien… », lança-t-il tout à coup. « Et cependant, quand il dit : Faire quelque chose, on ne peut même pas avoir l’air de comprendre ! »

– « Chut… », fit Studler. Il jeta un coup d’œil du côté de l’infirmière, entraîna Antoine dans le couloir et ferma la porte.

– « Tu es pourtant d’avis qu’il n’y a plus rien à tenter ? » demanda-t-il.

– « Rien. »

– « Et qu’il n’y a plus aucun, aucun espoir ? »

– « Pas le moindre. »

– « Alors ? »

Antoine, qui sentait une sourde agitation le gagner, s’embusqua dans un silence hostile.

– « Alors ? » déclara Studler. « Il n’y a pas d’hésitations : il faut que ça finisse au plus tôt ! »

– « Je le souhaite comme toi. »

– « Souhaiter ne suffit pas. »

Antoine releva la tête et dit fermement :

– « On ne peut pourtant rien de plus. »

– « Si ! »

– « Non ! »

Le dialogue avait pris un ton si tranchant que Studler se tut quelques secondes.

– « Ces piqûres… », reprit-il enfin, « … je ne sais pas, moi… peut-être qu’en forçant la dose… »

Antoine coupa net :

– « Tais-toi donc ! »

Il était en proie à une violente irritation. Studler l’observait en silence. Les sourcils d’Antoine formaient un bourrelet presque rectiligne, les muscles de la face subissaient d’involontaires contractions qui tiraillaient la bouche, et, sur son masque osseux, la peau semblait par instants onduler, comme si des frémissements nerveux se fussent propagés entre cuir et chair.

Une minute passa.

– « Tais-toi », répéta Antoine, moins brutalement. « Je te comprends. Ce désir d’en finir, nous le connaissons tous, mais ce n’est qu’une ten… tentation de débutant ! Avant tout, il y a une chose : le respect de la vie ! Parfaitement ! Le respect de la vie… Si tu étais resté médecin, tu verrais les choses exactement comme nous les voyons tous. La nécessité de certaines lois… Une limite à notre pouvoir ! Sans quoi… »

– « La seule limite, quand on se sent un homme, c’est la conscience ! »

– « Eh bien, justement, la conscience ! La conscience professionnelle… Mais réfléchis donc, malheureux ! Le jour où les médecins s’attribueraient le droit… D’ailleurs aucun médecin, entends-tu, Isaac, aucun… »

– « Eh bien… », s’écria Studler, d’une voix sifflante.

Mais Antoine l’interrompit :

– « Héquet s’est trouvé cent fois devant des cas aussi dou… douloureux, aussi dé… désespérés que celui-ci ! Pas une fois, il n’a, lui-même, volontairement, mis un terme à… Jamais ! Ni Philip ! Ni Rigaud ! Ni Treuillard ! Ni aucun médecin digne de ce nom, tu m’entends ? Jamais ! »

– « Eh bien », jeta Studler, farouche, « vous êtes peut-être de grands pontifes, mais, pour moi, vous n’êtes que des jean-foutre ! »

Il recula d’un pas, et la lumière du plafonnier éclaira soudain son visage. On y lisait beaucoup plus de choses que dans ses paroles : non seulement un mépris révolté, mais une sorte de défi, presque une menace, et comme une secrète détermination.

« Bon », pensa Antoine : « j’attendrai onze heures pour faire moi-même la piqûre. »

Il ne répondit rien, haussa les épaules, rentra dans la chambre, et s’assit.

 

La pluie qui cinglait sans trêve les persiennes, les gouttes d’eau qui frappaient en mesure le zinc de la fenêtre, et, dans la chambre, cet incessant va-et-vient du berceau dont la cadence s’était imposée aux gémissements de l’enfant, tous ces bruits entremêlés formaient dans ce calme nocturne, habité déjà par la mort, une harmonie opiniâtre, déchirante.

« Tout à l’heure, j’ai bégayé deux ou trois fois de suite », se dit Antoine, dont l’énervement ne se calmait pas. (Cela lui arrivait très rarement, et seulement lorsqu’il avait à se raidir dans une attitude artificielle – par exemple, lorsqu’il avait à faire un mensonge difficile devant un malade trop perspicace ; ou bien lorsqu’il se trouvait amené, dans la conversation, à soutenir une idée toute nouvelle, sur laquelle il n’avait pas encore de conviction personnelle.) « C’est la faute du Calife », songea-t-il. Du coin de l’œil, il constata que le « Calife » avait repris sa place, le dos à la cheminée. Il se souvint alors d’Isaac Studler étudiant, tel qu’il l’avait rencontré, dix ans plus tôt, aux alentours de l’École de Médecine. À cette époque-là, tout le quartier Latin connaissait le Calife, sa barbe de roi mède, sa voix veloutée, son rire puissant, mais aussi son caractère fanatique, séditieux, irascible, tout d’une pièce. On le croyait plus qu’un autre prédestiné à un avenir de choix. Puis, un beau jour, on apprit qu’il avait planté là ses études pour gagner immédiatement de quoi vivre ; et l’on raconta qu’il avait pris à sa charge la femme et les enfants d’un de ses frères, employé de banque, qui venait de se suicider après un détournement de fonds.

Un cri plus rauque de l’enfant rompit le fil des souvenirs. Un instant, Antoine observa les contractions du bébé, s’appliquant à noter la fréquence de certains mouvements ; mais il n’y avait pas de renseignements à tirer de cette gesticulation désordonnée, pas plus que des palpitations d’un poulet qu’on saigne. Alors, cette sensation de malaise, contre laquelle Antoine luttait depuis son altercation avec Studler, s’accrut soudain jusqu’à la détresse. Pour sauver la vie d’un malade en danger, il était capable de tenter n’importe quelle action téméraire, de courir personnellement n’importe quel risque ; mais s’achopper ainsi à une situation sans issue, se sentir à ce point dépourvu de tout moyen d’action, n’avoir plus qu’à regarder venir l’Ennemie victorieuse, cela était au-dessus de ses forces. Et puis, dans le cas présent, l’interminable débat de ce petit être, ses cris inarticulés, ébranlaient particulièrement les nerfs. Antoine était pourtant accoutumé à voir souffrir, même les tout-petits. Pourquoi, ce soir, ne parvenait-il pas à se rendre insensible ? Ce qu’il y a toujours de mystérieux, d’inacceptable, dans l’agonie d’un autre être humain, lui causait, en ce moment, comme au moins préparé, une angoisse insurmontable. Il se sentait atteint jusqu’au tréfonds : atteint dans sa confiance en lui, dans sa confiance en l’action, en la science, en la vie. Ce fut comme une vague qui le submergea. Un sinistre cortège défila devant lui : tous ceux de ses malades qu’il jugeait condamnés… Rien qu’à compter ceux qu’il avait vus depuis le matin, la liste était déjà longue : quatre ou cinq malades de l’hôpital, Huguette, le petit Ernst, le bébé aveugle, celui-ci… Et certainement, il en oubliait !… Il revit son père, cloué dans son fauteuil, et sa lèvre épaisse, mouillée de lait… Dans quelques semaines, après des jours et des nuits de douleur, le robuste vieillard, à son tour… Tous, les uns après les autres !… Et aucune raison à cette misère universelle… « Non, la vie est absurde, la vie est mauvaise ! » se dit-il avec rage, comme s’il s’adressait à un interlocuteur obstinément optimiste : et cet entêté, bêtement satisfait, c’était lui, c’était l’Antoine de tous les jours.

 

L’infirmière se leva sans bruit.

Antoine regarda sa montre : l’heure de la piqûre… Il fut ravi d’avoir à changer de place, d’avoir à faire quelque chose ; il était presque ragaillardi, déjà, à l’idée qu’il allait pouvoir s’évader bientôt.

La garde lui apportait sur un plateau tout ce qu’il fallait. Il rompit l’ampoule, y introduisit l’aiguille, emplit la seringue jusqu’au degré prescrit, et vida lui-même les trois quarts de l’ampoule dans le seau. Il sentait fixé sur lui le regard attentif de Studler.

La piqûre faite, il se rassit, le temps de constater un léger indice d’apaisement ; alors il se pencha sur l’enfant, chercha une fois encore les battements du pouls qui était extrêmement faible, donna tout bas quelques instructions à la garde ; puis, se levant sans hâte, il se savonna au lavabo, vint serrer en silence la main de Studler, et quitta la pièce.

Il traversa sur la pointe des pieds tout l’appartement illuminé, désert. La chambre de Nicole était fermée. À mesure qu’il s’éloignait, les plaintes de l’enfant lui semblaient diminuer. Il ouvrit et referma sans bruit la porte du vestibule. Sur le palier, il prêta l’oreille : il n’entendait plus rien. Il respira un grand coup, et, lestement, dégringola l’escalier.

Dehors, il ne put s’empêcher de tourner la tête vers la façade obscure où s’alignait, comme un soir de fête, une rangée de persiennes éclairées.

La pluie venait de cesser. Le long des trottoirs coulaient encore de rapides ruisseaux. Les rues, désertes, miroitaient à perte de vue.

Antoine eut froid, leva son col et pressa le pas.

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