XIII

Ce bruit d’eau, ces surfaces mouillées… Il se représenta subitement un visage trempé de larmes : Héquet, debout, et son regard insistant : « Vous, Thibault, il faut que vous fassiez quelque chose… » Vision pénible qu’il ne parvenait pas à chasser tout de suite : « Le sentiment paternel… Un sentiment qui m’est totalement inconnu, quelque effort que je fasse pour l’imaginer… » Et, brusquement, il pensa à Gise : « Un ménage… Des enfants… » Simple hypothèse, par bonheur irréalisable. Ce soir, l’idée de mariage ne lui semblait pas seulement prématurée, mais folle ! « Égoïsme ? » se demanda-t-il. « Lâcheté ? » Sa pensée dévia de nouveau : « Quelqu’un qui me juge lâche, en ce moment, c’est le Calife… » Il se revit, non sans impatience, acculé dans le couloir devant la figure ardente, vulgaire, sous le regard tenace, de Studler. Il essaya de se dérober à l’essaim d’idées qui, depuis ce moment-là, tournoyait autour de lui. « Lâche », lui était un peu désagréable ; il trouva : « timoré ». « Studler m’a trouvé timoré. L’imbécile ! »

Il arrivait devant l’Élysée. Une patrouille de gardes municipaux, au pas, achevait une ronde autour du palais ; il y eut un bruit de crosses sur le trottoir. Avant qu’il eût pris le temps de s’en défendre, une suite de suppositions, comparables aux images bondissantes d’un rêve, se déroula dans sa tête : Studler éloignait l’infirmière, tirait une seringue de sa poche… L’infirmière revenait, palpait le petit cadavre… Soupçons, dénonciation, refus d’inhumer, autopsie… Juge d’instruction, gardes municipaux… « Je prendrais tout sur moi », décida-t-il rapidement ; et il toisa la sentinelle devant laquelle il passait. « Non », déclara-t-il avec défi, s’adressant à quelque magistrat imaginaire, « il n’y a pas eu d’autre piqûre que la mienne. J’ai forcé la dose, sciemment. Le cas était désespéré, et je revendique toute la… » Il haussa les épaules, sourit et ralentit le pas. « Je suis idiot. » Mais il sentait bien qu’il n’en avait pas fini avec ces questions. « Si je suis prêt à endosser les conséquences d’une piqûre mortelle faite par un autre, pourquoi me suis-je si catégoriquement refusé à la faire moi-même ? »

Les problèmes qu’un violent et court effort de méditation ne suffisait pas, sinon à résoudre, du moins à éclaircir, l’irritaient toujours profondément. Il se rappela son dialogue avec Studler, son emportement, ses bégaiements. Bien qu’il n’eût aucun regret de sa conduite, il éprouvait l’impression désagréable d’avoir joué un rôle et tenu des propos qui ne concordaient pas très bien avec l’ensemble de son personnage, avec un certain fond essentiel de lui-même ; il avait aussi l’intuition, vague mais lancinante, que ce rôle et ces propos pourraient bien se trouver un jour en opposition avec sa manière de voir ou d’agir. Et il fallait que ce sentiment de désapprobation intérieure fût bien positif pour qu’Antoine ne parvînt pas à s’en débarrasser, car il se refusait, en général, à porter jugement sur ce qu’il avait fait ; la notion de remords lui était absolument étrangère. Il aimait à s’analyser, et, depuis ces dernières années, il s’observait même avec passion ; mais par pure curiosité psychologique : rien n’était plus contraire à son tempérament que de se décerner des bons ou des mauvais points.

Une question se formula, qui accrut sa perplexité : « N’aurait-il pas fallu plus d’énergie pour consentir que pour refuser ? » Lorsqu’il hésitait entre deux partis, sans trouver, à la réflexion, plus de raisons d’adopter l’un que l’autre, il choisissait en général celui qui exigeait la plus grande somme de volonté : il prétendait, après expérience, que c’était presque toujours le meilleur. Force lui fut de reconnaître que, ce soir, il avait opté pour le plus facile, et pris le chemin tout tracé.

Certaines phrases qu’il avait prononcées le hantaient. Il avait dit à Studler : « Le respect de la vie… » On ne se méfie jamais assez des locutions consacrées. « Le respect de la vie… » Respect oufétichisme ?…

Alors lui revint à l’esprit une histoire qui l’avait frappé jadis : celle du bicéphale de Tréguineuc :

Dans un port breton où les Thibault étaient en vacances, une quinzaine d’années auparavant, la femme d’un pêcheur avait mis au monde un avorton nanti de deux têtes distinctes, parfaitement constituées. Le père et la mère avaient sommé le médecin du pays de ne pas laisser vivre le petit monstre ; et, sur le refus du médecin, le père, un alcoolique notoire, s’était jeté sur le nouveau-né pour l’étouffer de ses mains ; il avait fallu s’emparer de lui et l’interner. Grand émoi dans le village, intarissable sujet de conversations pour les baigneurs de la table d’hôte. Et Antoine, qui avait à cette époque seize ou dix-sept ans, se souvenait de la discussion orageuse qu’il avait eue avec M. Thibault – l’une des premières scènes violentes entre le père et le fils – parce qu’Antoine, avec l’intransigeance simpliste de la jeunesse, revendiquait pour le médecin licence de supprimer sans délai une existence aussi fatalement condamnée.

Il fut troublé de s’apercevoir qu’il n’avait pas sensiblement changé d’avis sur ce cas particulier, et se demanda : « Qu’en penserait Philip ? » Aucun doute : Antoine dut s’avouer que Philip n’aurait même pas envisagé l’hypothèse de la suppression ; bien plus : à supposer que le petit infirme se fût trouvé en danger, Philip aurait mis tout en œuvre pour sauver cette misérable existence. Et Rigaud pareillement. Et Terrignier, de même. Et Loisille. Tous, tous… Partout où il reste une parcelle de vie, le devoir est indiscutable. Race de terre-neuve… Il crut entendre la voix nasillarde de Philip : « Pas le droit, mon petit, pas le droit ! »

Antoine s’insurgea : « Le droit ?… Voyons, vous savez comme moi ce qu’elles valent, ces notions de droit, de devoir ? Il n’y a de loi que les lois naturelles ; celles-là, oui, inéluctables. Mais ces prétendues lois morales, qu’est-ce que c’est ? Un faisceau d’habitudes implantées en nous depuis des siècles… Rien de plus… Autrefois, il est possible qu’elles aient été indispensables au développement social de l’homme. Mais aujourd’hui ? Peut-on raisonnablement conférer à ces anciens règlements d’hygiène et de police, je ne sais quelle vertu sacrée, le caractère d’un impératif absolu ? » Et, comme le Patron ne répondait rien, Antoine haussa les épaules, enfonça les mains dans les poches de son pardessus, et changea de trottoir.

Il marchait, sans regarder, discutant toujours, mais avec lui-même : « D’abord, c’est un fait : la morale n’existe pas pour moi. On doit, on ne doit pas, le bien, le mal, pour moi ce ne sont que des mots ; des mots que j’emploie pour faire comme les autres, des valeurs qui me sont commodes dans la conversation ; mais, au fond de moi, je l’ai cent fois constaté, ça ne correspond vraiment à rien de réel. Et j’ai toujours été ainsi… Non, cette dernière affirmation est de trop. Je suis ainsi depuis… » L’image de Rachel passa devant ses yeux. « … depuis longtemps, en tout cas… » Pendant un instant, il chercha de bonne foi à démêler sur quels principes se réglait sa vie quotidienne. Il ne trouvait rien. Il hasarda, faute de mieux : « Une certaine sincérité ? » Il réfléchit, et précisa : « Ou, plutôt, une certaine clairvoyance ? » Sa pensée était encore confuse ; mais, sur le moment, il fut assez satisfait de sa découverte. « Oui. Ce n’est pas grand’chose, évidemment. Mais, quand je cherche en moi, eh bien, ce besoin de clairvoyance, c’est malgré tout un des seuls points fixes que je trouve… Il se pourrait bien que j’en aie fait, sans y penser, une sorte de principe moral, à mon usage… Cela se formulerait ainsi : Liberté complète, à la condition de voir clair… C’est assez dangereux, en somme. Mais cela ne me réussit pas mal. Tout dépend de la qualité du regard. Voir clair… S’observer de cet œil libre, lucide, désintéressé, qu’on acquiert dans les laboratoires. Se regarder cyniquement penser, agir. Se prendre exactement pour ce qu’on est. Comme corollaire : s’accepter tel qu’on est… Et alors ? Alors, je serais bien près de dire : tout est permis… Tout est permis, du moment qu’on n’est pas dupe de soi-même ; du moment qu’on sait ce qu’on fait, et, autant que possible, pourquoi on le fait ! »

Presque aussitôt, il sourit aigrement : « Le plus déroutant, c’est que, si l’on y regarde attentivement, ma vie, – cette fameuse “liberté complète” pour laquelle il n’y a ni bien ni mal – elle est à peu près uniquement consacrée à la pratique de ce que les autres appellent le bien. Et tout ce bel affranchissement, il aboutit à quoi ? À faire, non seulement ce que font les autres, mais, plus particulièrement, ce que font ceux que la morale courante appelle les meilleurs ! La preuve : ce qui s’est passé ce soir… En suis-je arrivé, de fait et malgré moi, à me soumettre aux mêmes disciplines morales que tout le monde ?… Philip sourirait… Je me refuse pourtant à admettre que la nécessité, pour l’homme, d’agir comme un animal social, soit plus despotique que tous ses instincts individuels ! Alors, comment expliquer mon attitude de ce soir ? C’est incroyable à quel point l’action peut être dissociée, indépendante du raisonnement Car, au fond de moi-même, avouons que je donne raison à Studler. Les objections pâteuses que je lui ai servies ne comptent pour rien. C’est lui qui est logique : cette gosse souffre en pure perte ; l’issue de cette horrible lutte est absolument inévitable ; inévitable et imminente. Alors ? Si je me contente de réfléchir, je ne vois que des avantages à hâter cette mort. Non seulement pour la petite, mais pour Mme Héquet : il est évident que, dans l’état où est la mère, le spectacle de cette interminable agonie n’est pas sans danger… Héquet, sûrement, a pensé tout ça… Et il n’y a rien à répondre : si l’on se contente de raisonner, la valeur de ces arguments n’est pas contestable… Est-ce bizarre qu’on ne puisse presque jamais se contenter de raisonnements logiques ! Je ne dis pas ça pour excuser une lâcheté. Je sais bien, moi, seul en face de moi-même, que ce qui m’a obligé, ce soir, à me dérober comme je l’ai fait, ce n’est pas simplement de la lâcheté. Non. C’est quelque chose d’aussi pressant, d’aussi impérieux qu’une loi naturelle. Mais je n’arrive pas à comprendre ce que c’est… » Il passa diverses interprétations en revue. Était-ce une de ces idées confuses – à l’existence desquelles il croyait, d’ailleurs, – qui semblent somnoler en nous sous la surface de nos idées claires, et qui, par moments, s’éveillent, se lèvent, s’emparent de la direction, déclenchent un acte, puis disparaissent sans explication dans l’arrière-fond de nous-mêmes ? Ou bien, plus simplement, ne fallait-il pas admettre qu’il y a une loi morale collective, et qu’il est presque impossible à l’homme d’agir uniquement à titre d’individu ?

Il lui semblait tourner en rond, les yeux bandés. Il cherchait à retrouver les termes d’une phrase, souvent citée, de Nietzsche : qu’un homme ne doit pas être un problème, mais une solution. Principe qui, jadis, lui avait paru de toute évidence, et auquel, d’année en année, il trouvait plus impossible de se conformer. Il avait déjà eu l’occasion de constater que certaines de ses déterminations (généralement les plus spontanées et souvent les plus importantes) se trouvaient en contradiction avec sa logique habituelle ; au point qu’il s’était plusieurs fois demandé : « Mais suis-je vraiment celui que je crois ? » Soupçon fulgurant et furtif, pareil à l’éclair qui troue une seconde les ténèbres et les laisse plus opaques après lui ; soupçon qu’il écartait aussitôt – et que, ce soir encore, il repoussa.

 

Les circonstances l’y aidèrent. Comme il arrivait à la rue Royale, le soupirail d’une boulangerie lui souffla au visage une odeur de pain cuit, chaude comme une haleine, qui fit subitement diversion. Il bâilla et chercha des yeux quelque brasserie éclairée ; puis il eut brusquement envie d’aller jusqu’au Théâtre-Français manger quelque chose chez Zemm – petit bar qui restait ouvert jusqu’au matin, et où il s’arrêtait quelquefois, la nuit, avant de repasser les ponts.

« Étrange, tout de même ! » confessa-t-il, après un moment de silence intérieur. « On a beau douter, démolir, on a beau s’affranchir de tout, il y a, quoi qu’on veuille, une chose irréductible, une chose qu’aucun doute ne parvient à entamer : ce besoin qu’a l’homme de croire en sa raison… Je viens de m’en donner une belle preuve, depuis une heure !… » Il se sentait las et demeurait insatisfait. Il cherchait quelque axiome de tout repos qui pût lui rendre la quiétude. « Tout est conflit », accorda-t-il paresseusement ; « ce n’est pas nouveau ; et, ce qui se passe en moi, c’est le phénomène universel, l’entrechoc de tout ce qui vit. »

Il marcha quelque temps sans songer à rien de précis. La cohue des boulevards était proche. Les rues étaient jalonnées de promeneuses nocturnes, éminemment sociables, qu’il détournait de lui avec un geste débonnaire.

Peu à peu cependant, le travail inconscient de son esprit se condensait :

« Je vis », se dit-il enfin ; « voilà un fait. Autrement dit, je ne cesse pas de faire choix et d’agir. Bon. Mais ici commencent les ténèbres. Au nom de quoi, ce choix, cette action ? Je n’en sais rien. Serait-ce au nom de cette clairvoyance à laquelle je pensais tout à l’heure ? Eh bien, non… Théorie !… Au fond, jamais ce souci de lucidité n’a réellement motivé, de ma part, une décision, un acte. C’est seulement lorsque j’ai agi que cette clairvoyance entre en jeu pour justifier à mes yeux ce que j’ai fait… Et pourtant, depuis que je suis un être qui pense, je me sens mû par – mettons : par un instinct – par une force qui me fait, presque sans interruption, choisir ceci et non cela, agir d’une façon et non d’une autre. Or – et voilà le plus déconcertant – je remarque que je n’agis pas en des sens contradictoires. Tout se passe donc exactement comme si j’étais soumis à une règle inflexible… Oui, mais quelle règle ? Je l’ignore ! Chaque fois que, dans un moment sérieux de ma vie, cet élan interne m’a fait choisir une direction déterminée et agir dans ce sens, j’ai eu beau me demander : au nom de quoi ? je me suis toujours heurté à un mur noir. Je me sens bien d’aplomb, bien existant, je me sens légitime, – et pourtant en marge de toutes les lois. Je ne trouve ni dans les doctrines du passé, ni dans les philosophies contemporaines, ni en moi, aucune réponse qui soit satisfaisante pour moi ; je vois nettement toutes les règles auxquelles je ne peux pas souscrire, mais je n’en vois aucune à laquelle je pourrais me soumettre ; de toutes les disciplines codifiées, aucune, jamais, ne m’a paru, même de loin, s’adapter à moi, ni pouvoir expliquer ma conduite. Et, malgré tout, je vais de l’avant ; je file même à bonne allure, sans hésitation, à peu près droit ! Est-ce étrange ! Je me fais l’effet d’un navire rapide qui suivrait hardiment sa route et dont le pilote n’aurait jamais eu de boussole… On dirait positivement que je dépens d’un ordre ! Et cela, je crois même le sentir : ma nature est ordonnée. Mais, cet ordre, quel est-il ?… Au demeurant, je ne me plains pas. Je suis heureux. Je ne souhaite nullement devenir autre ; j’aimerais simplement comprendre en vertu de quoi je suis tel. Et il entre un brin d’inquiétude dans cette curiosité. Chaque être porte-il ainsi son énigme ? Trouverai-je jamais la clé de la mienne ? Parviendrai-je à formuler ma loi ? Saurai-je un jour au nom de quoi ?… »

Il pressa le pas : il apercevait, de l’autre côté de la place, l’enseigne lumineuse de Zemm, et ne pouvait plus s’intéresser qu’à sa faim.

 

Il s’engouffra si vite dans le couloir d’entrée qu’il trébucha contre les paniers d’huîtres qui répandaient dans le passage un amer relent de marée.

Le bar occupait le sous-sol ; on y descendait par un étroit escalier en spirale, pittoresque, vaguement clandestin. À cette heure, la salle était pleine de noctambules attablés dans une buée tiède qui puait la cuisine, l’alcool, le cigare, et que brassaient en sifflant les ventilateurs. L’acajou verni et le cuir vert donnaient à cette pièce basse sans fenêtres, et toute en longueur, l’aspect d’un fumoir de paquebot.

Antoine choisit un angle, jeta son manteau sur la banquette, et s’assit. Une impression de bien-être, déjà, le pénétrait. Instantanément, par contraste, il revit, là-bas, la chambre du bébé, le petit corps mouillé de sueur se débattant en vain sous l’étreinte ; il avait encore dans l’oreille la fatale cadence du berceau, pareille au martèlement d’un pied qui bat la mesure… Il se contracta, oppressé soudain.

– « Un seul couvert ? »

– « Un seul. Rosbif, pain noir ; et du whisky, dans un grand verre, sans soda, avec une carafe bien fraîche. »

– « Pas de soupe au fromage ? »

– « Si vous voulez. »

Sur chaque table, afin d’entretenir la soif, des frites, givrées de sel et minces comme des « monnaies du pape », s’entassaient dans une coupe. Antoine mesura sa fringale au plaisir qu’il eut à croquer celles qui étaient devant lui, en attendant cette soupe, au gruyère, mijotée, écumeuse, filante, et caramélée d’oignon, qui était la spécialité de l’endroit.

Non loin de lui, des gens, debout, réclamaient leur vestiaire. Une jeune femme, qui faisait partie de ce groupe tapageur, regarda vers Antoine à la dérobée ; leurs yeux se croisèrent ; elle lui sourit imperceptiblement. Où donc avait-il déjà rencontré ce visage d’estampe japonaise, lisse et plat, ces sourcils au trait, ces yeux minces, légèrement bridés ? Il s’amusa de la façon subtile dont elle avait, à l’insu de tous, esquissé ce signe d’intelligence. Ah, c’était un modèle qu’il avait vu plusieurs fois chez Daniel de Fontanin. Dans l’ancien atelier, rue Mazarine. Maintenant, il se rappelait même très bien une certaine séance, par un après-midi d’été, très chaud : il se souvenait de l’heure, de l’éclairage, de la pose, – et du trouble qui l’avait retenu là, bien qu’il fût pressé… Il suivit la femme des yeux, jusqu’à la porte. Comment donc Daniel l’appelait-il ? Un nom qui ressemblait à la marque d’un thé… Avant de disparaître, elle se retourna. Le corps aussi, dans le souvenir d’Antoine, était resté quelque chose de plat, de lisse, de nerveux…

Pendant les quelques mois où il s’était persuadé qu’il aimait Gise, il n’y avait guère eu, dans sa vie, place pour aucune femme. En réalité, depuis sa rupture avec Mme Javenne (une liaison qui avait duré deux mois et qui avait failli très mal finir), il vivait sans maîtresse. Pendant quelques secondes, il en eut un cuisant regret. Il trempa ses lèvres dans le whisky qu’on venait d’apporter, et, soulevant lui-même le couvercle de la soupière, il huma les effluves généreux qui montaient vers lui.

À ce moment, le chasseur de l’entrée vint lui remettre un papier froissé, plié en quatre. C’était un programme de music-hall. Dans un coin, griffonné au crayon :

Zemm demain soir dix heures ?

– « On attend la réponse ? » demanda-t-il, amusé mais perplexe.

– « Non, la dame est partie », répondit le chasseur.

Antoine était bien décidé à ne tenir aucun compte de cette convocation. Il enfouit néanmoins le papier dans sa poche et se mit à souper.

« C’est chic, la vie », songea-t-il tout à coup. Un tumulte inattendu de pensées joyeuses l’enveloppa. « Oui, j’aime la vie », affirma-t-il ; il réfléchit un instant : « Et, au fond, je n’ai besoin de personne. » Le souvenir de Gise survola de nouveau. Il reconnut que, même sans amour, la vie suffisait à son bonheur. Il confessa de bonne foi que, pendant le séjour de Gise en Angleterre, il n’avait cessé de se sentir heureux loin d’elle. D’ailleurs, y avait-il jamais eu grande place pour une femme, dans son bonheur ?… Rachel ?… Oui, Rachel ! Mais que serait-il advenu, si Rachel n’était pas partie ? Et puis, ne se sentait-il pas définitivement guéri des passions de cette nature ?… Le sentiment qu’il venait d’avoir pour Gise, il n’aurait plus osé, ce soir, l’appeler amour. Il chercha un autre mot. Inclination ?… Un instant, encore, la pensée de Gise l’obséda. Il se promit de tirer au clair ce qui s’était passé en lui, ces derniers mois. Une chose était sûre : c’est qu’il s’était créé, à sa mesure, une certaine image de Gise, fort différente de la Gise réelle qui, cet après-midi encore… Mais il refusa de s’attarder à cette confrontation.

Il but une gorgée de whisky coupé d’eau, attaqua le rosbif, et se répéta qu’il aimait à vivre.

La vie, à ses yeux, c’était avant tout un large espace découvert où les gens actifs comme lui n’avaient qu’à s’élancer avec entrain ; et, quand il disait : aimer la vie, il voulait dire : s’aimer soi-même, croire en soi. Toutefois, lorsqu’il se représentait plus particulièrement sa propre vie, elle ne lui apparaissait pas seulement comme un champ de manœuvres merveilleusement disponible, comme un ensemble infini de combinaisons possibles, mais aussi et surtout comme un chemin nettement tracé, une ligne droite qui menait infailliblement quelque part.

Il sentit qu’il venait de mettre en branle une cloche familière, dont il écoutait toujours le son avec indulgence. « Thibault ? » murmurait la voix intérieure. « Il a trente-deux ans, l’âge des beaux départs !… Santé ? Exceptionnelle : la résistance d’un animal jeune, en pleine vigueur… Intelligence ? Souple, hardie, sans cesse en progrès… Faculté de travail ? À peu près inépuisable… Aisance matérielle… Tout, enfin ! Ni faiblesses ni vices ! Aucune entrave à sa vocation ! Et le vent en poupe ! »

Il allongea les jambes, et alluma une cigarette.

Sa vocation… Depuis l’âge de quinze ans, la médecine n’avait pas cessé d’exercer sur lui une attraction singulière. Encore maintenant, il admettait comme un dogme que la science médicale était l’aboutissement de tout l’effort intellectuel, et constituait le plus clair profit de vingt siècles de tâtonnements dans toutes les voies de la connaissance, le plus riche domaine ouvert au génie de l’homme. Science illimitée dans son étude spéculative, et néanmoins enracinée dans la plus concrète réalité, en contact direct et constant avec l’être humain. À cela, il tenait particulièrement. Jamais il n’aurait consenti à s’enfermer dans un laboratoire, à limiter son observation au champ du microscope : il aimait ce corps à corps perpétuel du médecin avec la multiforme réalité.

« Ce qu’il faudrait », reprit la voix, « c’est que Thibault travaille davantage pour lui… Ne pas se laisser paralyser par la clientèle, comme Terrignier, comme Boistelot… Trouver le temps de provoquer et de suivre des expériences, de coordonner les résultats, de dégager les lignes d’une méthode… »Car Antoine imaginait son avenir pareil à celui des plus grands maîtres : avant la cinquantaine, il posséderait à son actif nombre de découvertes ; et, surtout, il aurait déjà jeté les bases de cette méthode personnelle, encore confuse, mais que, certains jours, il croyait bien entrevoir. « Oui, bientôt, bientôt… »

Sa pensée franchit une sorte d’espace obscur qui était la mort de son père ; au-delà, le chemin redevenait lumineux. Entre deux bouffées de cigarette, il envisagea cette mort tout autrement que d’habitude, sans appréhension aucune, sans tristesse ; au contraire, comme une délivrance nécessaire, attendue, comme un élargissement de l’horizon et l’une des conditions de son essor. Cent possibilités nouvelles s’offraient à lui. « Il s’agira de faire aussitôt un choix parmi la clientèle… Se réserver des loisirs… Et puis, un aide à demeure, pour les recherches. Peut-être même un secrétaire ; pas un collaborateur, non, un garçon jeune, une intelligence ouverte à tout, que je dresserais, qui me débarrasserait des besognes… Et moi, je pourrais travailler dur… M’acharner… Découvrir du neuf… Ah, oui, je suis sûr de faire de grandes choses !… » Sur sa lèvre se joua une ébauche de sourire, reflet intérieur de cet optimisme qui le dilatait.

Tout à coup il jeta sa cigarette et s’arrêta, songeur. « N’est-ce pas étrange, si l’on y pense ? Ce sens moral que j’ai expulsé de ma vie, et dont je me sentais, il n’y a pas une heure, radicalement affranchi, voilà que je viens de le retrouver en moi, brusquement ! Et non pas réfugié dans quelque repli obscur et inexploré de ma conscience ! Non ! Épanoui, au contraire, solide, indéracinable, s’étalant à la place principale, en plein centre de mon énergie et de mon activité : au cœur de ma vie professionnelle ! Car il ne s’agit pas de jouer sur les mots : comme médecin, comme savant, j’ai un sens de la droiture absolument inflexible ; et, sur ce point-là, je crois bien pouvoir dire que je ne transigerai jamais… Comment concilier tout ça ?… Bah », se dit-il, « pourquoi toujours vouloir concilier ? » En fait, il y renonça vite, et, cessant de penser avec précision, il s’abandonna lâchement au bien-être, mêlé de fatigue, qui peu à peu l’engourdissait.

 

Deux automobilistes venaient d’entrer et de s’installer non loin de lui. Ils étaient surchargés de manteaux qu’ils empilèrent sur la banquette. L’homme pouvait avoir vingt-cinq ans ; la femme, un peu moins. Une admirable paire : tous deux élancés, vigoureux ; tous deux bruns, l’œil franc, la bouche grande, la dent saine, le teint coloré par le froid. Même âge, même santé, même classe sociale, même élégance naturelle, et sans doute mêmes goûts. En tout cas, même appétit : l’un près de l’autre, au même rythme, ils mordaient à grandes bouchées dans deux sandwiches jumeaux ; puis, du même geste, ils vidèrent leurs chopes de bière, réendossèrent leurs fourrures, et, sans avoir échangé un mot ni un regard, s’éloignèrent du même pas élastique. Antoine les suivit des yeux ; ils suggéraient l’idée de l’entente modèle, du couple parfait.

Alors il remarqua que la salle était presque vide. Son regard consulta, dans une glace éloignée, un cadran qui se trouvait suspendu au-dessus de sa tête. « Dix heures dix ? Non, c’est à l’envers. Quoi ? bientôt deux heures ? »

Il se leva, secouant sa torpeur. « Je serai frais demain matin », songea-t-il, penaud.

Toutefois, en remontant l’étroit escalier où le chasseur sommeillait affalé sur une marche, il eut une pensée vivace, suivie d’une évocation très précise, qui le fit sourire furtivement : « Demain soir dix heures… », se dit-il.

Il sauta dans un taxi. Cinq minutes plus tard, il entrait chez lui.

 

Sur la table de l’antichambre, où l’attendait le courrier du soir, s’étalait, en évidence, un papier déplié ; l’écriture de Léon :

« On a téléphoné vers une heure de chez le docteur Héquet. La petite fille est décédée. »

Il garda quelques secondes la feuille entre les doigts et dut relire. « Une heure du matin ? Après mon départ… Studler ? Devant la garde ? Non… Sûrement, non… Alors ? Ma piqûre ? Peut-être… Petite dose, pourtant. Mais le pouls était si faible… »

La surprise passée, ce qui dominait, c’était une sensation de soulagement. Pour Héquet et sa femme, si douloureuse que pût être la certitude, elle terminait du moins cette abominable attente. Il se rappela le visage de Nicole endormie. Bientôt, un petit être nouveau serait là, entre eux. La vie avait raison de tout ; pas de plaie qui ne devienne cicatrice. Il prit son courrier d’un geste distrait. « Pauvres gens, tout de même », pensa-t-il, le cœur serré. « Je passerai chez eux avant l’hôpital. »

Dans la cuisine, la chatte miaulait désespérément. « Elle va m’empêcher de dormir, la sale bête », grogna Antoine ; et, tout à coup, il se souvint des petits chats. Il entrouvrit la porte. La chatte se jeta dans ses jambes, éplorée, câline, se frottant contre lui avec une insistance irritée. Antoine se pencha sur le panier aux chiffons : il était vide.

N’avait-il pas dit : « Vous allez tous les noyer, n’est-ce pas ? » C’était de la vie, pourtant… Pourquoi cette différence ? Au nom de quoi ?

Il haussa les épaules, leva les yeux vers la pendule, et bâilla.

« Quatre heures à dormir, allons-y. »

Il tenait encore le papier de Léon ; il en fit une boule qu’il lança gaiement sur l’armoire.

« Et puis, une bonne douche froide… Système Thibault : détremper la fatigue avant de se mettre au lit ! »

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