Dès la fin de la matinée, les visites commencèrent : les habitants de la maison, les gens du quartier auxquels M. Thibault avait rendu des services. Jacques s’esquiva avant l’arrivée des premiers parents. Antoine aussi, requis par des courses urgentes. Chacune des œuvres dont M. Thibault faisait partie comptait dans son comité des amis personnels. Le défilé dura jusqu’au soir.
M. Chasle avait apporté dans la chambre mortuaire la chaise qu’il appelait son « strapontin », sur laquelle il travaillait depuis des années ; et, de tout le jour, il ne voulut pas quitter le « défunt ». Il finissait par faire partie de l’apparat funéraire, au même titre que les candélabres, le rameau de buis, et les religieuses en prière. Chaque fois qu’un visiteur entrait, M. Chasle glissait de son siège, saluait tristement le nouveau venu, et remontait s’asseoir.
À plusieurs reprises, Mademoiselle avait essayé de le faire partir. Par jalousie, sans doute ; exaspérée de le voir si fidèle et si édifiant. Elle, au contraire, ne tenait pas en place. Elle souffrait. (Sans doute était-elle, dans la maison, la seule à souffrir.) La pauvre fille, qui, de toute son existence passée chez les autres, n’avait jamais rien eu à elle, pour la première fois peut-être connaissait un sentiment sauvage de possession : M. Thibault était son mort. À tout instant, elle s’approchait de ce lit que la déformation de son échine ne lui permettait même pas de voir en entier ; elle tirait le drap, effaçait un pli, marmonnait un bout de prière ; et, branlant la tête, joignant ses doigts osseux, elle répétait, comme une chose incroyable :
– « Il est entré, avant moi, dans son repos… »
Ni le retour de Jacques ni la présence de Gise ne semblaient avoir touché les points sensibles de cette conscience ratatinée, devenue économe de toute réaction ; les deux enfants avaient, l’un et l’autre, disparu pendant des mois de la vie familiale : elle s’était désaccoutumée de songer à eux. Antoine seul comptait, et les bonnes. Encore nourrissait-elle aujourd’hui à l’égard d’Antoine une surprenante irritation. Au moment de fixer le jour et l’heure de la mise en bière, elle eut avec lui une véritable discussion. Comme il était d’avis de hâter cette minute pour tous apaisante, où le mort cesse d’être un cadavre et n’est plus qu’un cercueil, elle regimba. On eût dit qu’il voulait la frustrer du seul bien qui lui restât : la contemplation des derniers vestiges du maître, les dernières heures de l’apparence corporelle. Elle semblait avoir notion que la disparition de M. Thibault n’était vraiment un dénouement que pour le mort, et pour elle. Pour les autres, pour Antoine surtout, cette fin était aussi le commencement d’autre chose, le seuil d’un temps nouveau. Pour elle, plus d’avenir : l’écroulement du passé équivalait à l’effondrement total.
Vers la fin de l’après-midi, comme Antoine rentrait, à pied, allègre, savourant cet air glacé qui piquait les yeux et stimulait l’énergie, il rencontra devant la porte de la loge, Félix Héquet, en grand deuil.
– « Je n’entre pas », dit le chirurgien. « Je voulais simplement vous avoir serré la main aujourd’hui. »
Tourier, Nolant, Buccard, avaient déjà déposé leurs cartes. Loisille avait téléphoné. Les témoignages de sympathie du corps médical touchaient Antoine d’une façon si particulière que, le matin, quand Philip en personne était venu rue de l’Université, c’était pour ainsi dire devant les condoléances du Patron qu’Antoine avait pris conscience, non pas que M. Thibault était mort, mais que lui, le docteur Antoine Thibault, venait de perdre son père.
– « Je vous plains, mon ami », soupira Héquet, d’une voix discrète. « On a beau dire que, pour nous, la mort est une vieille camarade, quand elle est là, tout près, chez nous, hein ? c’est comme si nous ne l’avions jamais rencontrée. » Il ajouta : « Je sais ce que c’est. » Puis, se redressant, il tendit sa main gantée de noir.
Antoine l’accompagna jusqu’à la voiture.
C’était la première fois que le rapprochement se faisait dans son esprit… Il n’avait pas, en ce moment, le temps de réfléchir de nouveau à « tout ça » ; mais il entrevit que « tout ça » était, malgré tout, plus grave qu’il ne l’avait d’abord jugé. Il comprit que l’acte décisif, froidement accompli par lui la veille (et auquel il ne cessait pas d’accorder une entière approbation), il fallait maintenant en quelque sorte se l’annexer, l’incorporer à soi, comme l’apport d’une de ces expériences essentielles qui ont sur l’évolution d’un homme un retentissement profond ; et il sentait bien que ce poids en surcharge l’obligerait fatalement à modifier son centre de gravité.
Il rentra chez lui, rêveur.
Dans l’antichambre, un gamin, tête nue, en cache-nez, les oreilles rouges, attendait. À l’arrivée d’Antoine, il se leva, et tout son visage s’empourpra. Antoine reconnut le petit clerc de l’étude ; il s’en voulut de n’être jamais retourné voir les deux enfants.
– « Bonjour, Robert. Entre ici. Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? »
L’autre fit un effort, remua les lèvres, mais il était bien trop intimidé pour trouver une « phrase ». Alors, bravement, de sous sa pèlerine il sortit son bouquet de violettes ; et Antoine aussitôt comprit. Il s’approcha, prit les fleurs :
– « Merci, mon petit. Je vais monter ton bouquet là-haut. Tu es bien gentil d’avoir pensé à ça. »
– « Oh, c’est Loulou qui a eu l’idée », se hâta de rectifier l’enfant. Antoine sourit :
– « Comment va-t-il, Loulou ? Et toi, toujours débrouillard ? »
– « Pour ça !… » fit Robert d’une voix fraîche.
Il ne s’attendait pas à ce qu’Antoine, un jour pareil, pût sourire ; son malaise avait aussitôt disparu ; il ne demandait qu’à bavarder. Mais Antoine, ce soir, avait autre chose à faire que de l’écouter.
– « Tu viendras, un de ces jours, avec Loulou. Vous me raconterez ce que vous faites. Un dimanche, veux-tu ? » Il se sentait pour ces gamins, qu’il connaissait à peine, une véritable affection. « Est-ce promis ? » ajouta-t-il.
Le visage de Robert devint subitement sérieux :
– « C’est promis, M’sieur. »
Tandis qu’Antoine reconduisait l’enfant jusqu’au vestibule, il reconnut la voix de M. Chasle qui s’entretenait avec Léon, dans la cuisine.
« Encore un qui veut me parler », songea-t-il, agacé. « Bah, mieux vaut en finir. » Et il fit entrer le bonhomme dans son cabinet.
M. Chasle traversa la pièce en sautillant, alla se jucher sur le siège le plus éloigné et sourit avec astuce, bien que l’expression de ses yeux fût d’une infinie tristesse.
– « Que vouliez-vous me dire, monsieur Chasle ? » demanda Antoine. Sa voix était amicale, mais il restait debout et dépouillait son courrier.
– « Moi ? » fit l’autre, levant les sourcils.
« Bien », se dit Antoine, en repliant la lettre qu’il venait de lire. « Je tâcherai d’aller jusque-là demain matin, après l’hôpital. »
M. Chasle examinait ses pieds ballants ; il déclara, solennel :
– « Ces choses-là, Monsieur Antoine, ça ne devrait pas exister. »
– « Quoi ? » fit Antoine, qui décachetait une autre enveloppe.
– « Quoi ? » répéta l’autre, en écho.
– « Qu’est-ce qui ne devrait pas exister ? » fit Antoine, qui s’énervait.
– « La mort. »
Antoine ne s’y attendait pas, et, troublé, leva la tête. Chasle avait le regard voilé de larmes. Il retira ses lunettes, déplia son mouchoir et s’essuya les yeux.
– « J’ai vu ces messieurs de Saint-Roch », reprit-il, coupant ses phrases de pauses et de soupirs. « Je leur ai commandé des messes. Par acquit de conscience, Monsieur Antoine, pas plus. Parce que, pour moi, jusqu’à plus ample informé… » Ses larmes continuaient à couler, en parcimonieuses averses : et, chaque fois qu’il s’était bien tamponné les yeux, il étalait son mouchoir sur ses genoux, le repliait dans les plis et l’introduisait dans sa poche, à plat, comme un portefeuille.
– « J’avais dix mille francs d’économie », lança-t-il sans transition.
« Ah », pensa Antoine. Et aussitôt il l’interrompit :
– « Je ne sais pas si mon père a eu le temps de prendre des dispositions à votre égard, monsieur Chasle, mais soyez tranquille : mon frère et moi, nous vous assurerons, votre vie durant, les mensualités que vous touchiez ici. »
C’était, depuis la mort de M. Thibault, la première occasion qui se présentait de régler une question d’argent, de faire acte d’héritier. Antoine songea que s’engager ainsi jusqu’à la mort de M. Chasle était, somme toute, assez généreux, et qu’il était agréable d’être en situation d’agir avec élégance. Puis, sa pensée déviant malgré lui, il essaya d’évaluer la fortune paternelle et quelle en serait sa part ; mais il n’avait là-dessus aucune donnée précise.
M. Chasle était devenu cramoisi. Par contenance, sans doute, il avait tiré de sa poche un canif et semblait se curer les ongles.
– « Pas un viager ! » articula-t-il enfin, avec force mais sans lever le nez. Il reprit, sur le même ton : « Un capital, oui, mais pas un viager ! » Puis, s’attendrissant : « À cause de Dédette, Monsieur Antoine : votre petite opérée, vous vous souvenez bien ?… Par le fait, c’est comme une descendance, pour moi. Alors, un viager, bernique, qu’est-ce que je lui laisserais, à cette mauviette ? »
Dédette, l’opération, Rachel, la chambre ensoleillée, un corps dans l’ombre de l’alcôve, l’odeur du collier d’ambre gris… Antoine, un vague sourire aux lèvres, laissant là son courrier, écoutait d’une oreille distraite et suivait machinalement des yeux les gestes du bonhomme. Tout à coup, il pivota sur les talons : le petit vieux, qui se coupait les ongles au canif, venait d’entamer à pleine lame l’ongle du pouce, et, posément, sans se reprendre, comme on taille un bouchon, il détachait d’un geste courbe un copeau de corne crissante.
– « Oh, assez, monsieur Chasle ! » fit Antoine, en grinçant des dents.
M. Chasle sauta de sa chaise.
– « Oui, oui, j’abuse… », bégaya-t-il.
Mais, pour lui, la partie était de telle importance qu’il risqua une dernière offensive :
– « Un petit capital, Monsieur Antoine, voilà le mieux. C’est un capital qu’il me faut. J’ai ma petite idée, moi, depuis longtemps. Je vous expliquerai… » Il murmura, comme en rêve : « Plus tard… » Puis, changeant de ton, et, fixant vers la porte un regard inexpressif :
– « Faire dire des messes, oui, si on veut. Mais, pour moi, le défunt n’a besoin de rien. Un homme comme ça n’est pas parti à vau-l’eau. Pour moi, la chose est faite, Monsieur Antoine : à l’heure actuelle… » Il gagnait le vestibule, à petits bonds, secouant sa tête grise et répétant d’un air rassuré : « … à l’heure actuelle… à l’heure actuelle, il l’a déjà, son paradis ! »
Chasle était à peine parti qu’Antoine dut recevoir le tailleur pour l’essayage d’un vêtement noir. La fatigue avait repris le dessus ; cette fastidieuse station devant la glace l’acheva.
Il avait décidé de dormir une heure avant de remonter à l’appartement, lorsque, en reconduisant le tailleur, il se trouva face à face avec Mme de Battaincourt, qui s’apprêtait à sonner. Elle avait téléphoné tout à l’heure pour prendre un rendez-vous et on lui avait appris « l’affreuse nouvelle ». Alors elle avait interrompu sa journée pour venir.
Antoine la reçut poliment, mais sur le seuil. Elle lui étreignait la main, parlant haut, s’attendrissant sur ce deuil avec une évidente complaisance.
Il devenait difficile, dès lors qu’elle ne s’en allait pas, de la tenir ainsi, debout, à l’entrée ; d’autant qu’elle était parvenue à faire reculer le jeune homme d’un pas, et qu’elle se trouvait maintenant dans la place. Jacques, de tout l’après-midi, n’était pas sorti de sa chambre, dont la porte était très proche : Antoine eut l’idée que son frère allait entendre cette voix de femme, la reconnaître sans doute ; et cette supposition, il ne savait pourquoi, lui fut désagréable. Faisant bonne contenance, il se dégagea, ouvrit la porte de son cabinet, et remit vivement sa veste. (Il était jusqu’alors en manches de chemise, ce qui ajoutait à son dépit de s’être laissé surprendre.)
Depuis ces dernières semaines, les circonstances avaient un peu modifié ses relations avec sa belle cliente. Elle avait multiplié les visites, sous prétexte de lui apporter des nouvelles de la petite malade, qui passait l’hiver dans le Pas-de-Calais avec l’institutrice anglaise et le mari. (Car Simon de Battaincourt avait, sans hésiter, quitté sa propriété et ses chasses pour s’installer à Berck près de l’enfant de sa femme – tandis que celle-ci faisait la navette, trouvant toujours quelque raison pour passer chaque semaine plusieurs jours à Paris.)
Elle avait refusé de s’asseoir ; elle n’attendait qu’une occasion de ressaisir la main d’Antoine, et restait inclinée vers lui, les paupières plissées, la poitrine soulevée de soupirs. C’était toujours aux lèvres qu’elle regardait les hommes. Au travers de ses cils, elle vit que lui aussi, à tout moment, posait le regard sur sa bouche ; et elle en fut troublée, très fort. Antoine lui semblait beau, ce soir ; elle lui trouvait un visage plus viril encore que de coutume, comme si les décisions qu’il avait eu à prendre eussent laissé sur son masque de visibles traces d’énergie.
Elle leva sur lui un œil apitoyé :
– « Vous devez terriblement souffrir ? »
Antoine ne trouva rien à répondre. Depuis qu’elle était là, il avait pris un air légèrement solennel, qui lui donnait une contenance, mais qui le gênait. Il continuait un peu sournoisement à la regarder d’en bas. Il vit la gorge battre lourdement sous l’étoffe ; une bouffée de chaleur lui vint au visage. Dressant la tête, il surprit comme de petites lueurs rieuses dans les yeux de la belle Anne : il y avait, ce soir, en elle, comme un désir, un projet, une idée un peu folle, qu’elle s’appliquait à ne pas trahir.
– « Le plus dur », reprit-elle languissamment, « c’est après, quand la vie reprend et que partout on se heurte au vide… Vous me permettrez de venir un peu vous voir, n’est-ce pas ? »
Il la dévisagea. Soulevé d’une haine subite, il eut un sourire grinçant et jeta, tout cru :
– « Rassurez-vous, Madame : je n’aimais pas mon père. »
Aussitôt, il se mordit les lèvres. D’avoir pensé cela le bouleversait plus encore que de l’avoir dit. « Et c’est peut-être un cri sincère qu’elle m’a arraché là, cette garce ! » songea-t-il.
Elle était demeurée interdite. Moins frappée d’ailleurs par le sens, que blessée au vif par le ton. Elle recula d’un pas, le temps de se ressaisir.
– « Alors ! » fit-elle. Et, après tout ce factice, son rire strident, enfin, sonna franc.
Pendant la minute qu’elle mit à enfiler ses gants, un plissement indécis, ébauche de grimace ou de sourire, ne cessa de taquiner ses lèvres ; et Antoine, agressif, surveillait d’un œil intrigué l’énigmatique frisson de cette bouche, qu’allongeait une pointe de fard aiguë comme une égratignure. À ce moment-là, si elle s’était permis certain sourire effronté, peut-être bien qu’il ne se fût pas retenu de la jeter dehors.
Il respirait malgré lui le parfum dont elle saturait ses vêtements. De nouveau, il remarqua la gorge lourde qui battait sous le corsage. Il se représenta brutalement cette poitrine nue, et se sentit remué aux entrailles.
Lorsqu’elle eut agrafé sa fourrure, elle s’écarta davantage, leva le front, et le regarda avec désinvolture. Elle avait l’air de demander : « Vous avez peur ? »
Ils se toisèrent. Même rage froide, même rancune. Mais plus encore : même déception, peut-être : même impression confuse d’une occasion manquée. Puis, comme il ne disait rien, elle lui tourna le dos, ouvrit elle-même les portes et sortit sans s’occuper de lui.
Le battant claqua derrière elle.
Il pivota sur place. Mais, au lieu de regagner son cabinet, il resta une seconde figé, les mains moites, le cerveau tout en désordre, assourdi par le sang qui lui battait les tempes, reniflant avec emportement ce parfum persuasif qui demeurait comme une présence. Et, follement, il fit demi-tour. À peine si, comme un coup de fouet, cette pensée lui cingla l’esprit, qu’il allait être dangereux, après avoir à ce point ulcéré cette nature violente, de vouloir la reconquérir. Ses yeux tombèrent sur son chapeau et son pardessus, pendus au mur ; il les décrocha d’un coup de main, et, jetant un coup d’œil égaré vers la porte de Jacques, il s’élança dehors.