IX

Gise n’avaitpas quitté son lit. À demi somnolente, courbatue, souffrant dès qu’elle remuait, elle entendait vaguement dans le couloir le va-et-vient des visiteurs qui longeaient le mur, derrière sa tête. Une seule pensée émergeait du brouillard : « Il est retrouvé… Il est là, dans la maison… Il peut apparaître, d’un instant à l’autre… Il va venir… » Elle guettait son pas. Mais la journée du vendredi s’écoula tout entière, puis celle du samedi, sans qu’il parût.

À vrai dire, il pensait à elle, et même avec une irritante obsession. Mais, redoutant trop ce tête-à-tête pour se résoudre à le provoquer, il attendait sans hâte qu’une occasion se présentât. D’ailleurs, depuis la veille, il craignait tant d’être rencontré et reconnu qu’il n’avait guère quitté son rez-de-chaussée : à la nuit, seulement, il était monté, avait traversé l’appartement à pas de loup, et s’était réinstallé dans un coin de la chambre mortuaire, d’où il n’était sorti qu’au petit matin.

 

Le samedi soir, cependant, après qu’Antoine lui eut incidemment demandé s’il avait revu Gise, il prit, au sortir de table, le parti d’aller frapper à sa chambre.

Gise allait mieux. La fièvre était presque tombée, et Thérivier lui avait permis de se lever le lendemain. Assoupie, elle attendait, dans une demi-obscurité, l’heure de s’endormir.

– « Comment va ? » fit-il d’un ton enjoué. « Eh bien, mais tu as bonne mine ! » Dans l’ombre blonde de l’abat-jour où brillaient ses yeux agrandis, elle offrait, à vrai dire, un aspect de santé.

Il n’était pas venu jusqu’auprès du lit. Ce fut elle qui, après une seconde d’embarras, tendit la main. De la manche un peu large, il vit le bras qui sortait jusqu’au-dessus du coude, et nu. Il prit la main, et, jouant au médecin, au lieu de la serrer, il la tâta : la peau était brûlante.

– « Encore un peu de fièvre ? »

– « Mais non ! »

Elle jeta les yeux vers la porte : il l’avait laissée ouverte, comme pour marquer qu’il avait seulement l’intention d’entrer et de sortir.

– « Tu as froid ? Veux-tu que je ferme ? » proposa-t-il.

– « Non… Comme tu voudras. »

Il s’exécuta de bonne grâce et ferma la porte afin qu’ils fussent seuls.

Elle le remercia d’un sourire et posa la tête au creux de l’oreiller ; ses cheveux y firent une tache d’un noir mat. Puis, comme la chemise, légèrement échancrée, dégageait la naissance du cou, elle y mit la main pour empêcher le col de s’entrouvrir. Jacques remarqua la courbe gracieuse du poignet et la couleur de cette chair sombre, qui, dans tout ce linge, prenait une nuance de sable humide.

– « Qu’est-ce que tu fais donc, toute la journée ? » demanda-t-elle.

– « Moi ? Rien. Je me terre, pour ne pas voir ces gens qui viennent. »

Alors elle se souvint que M. Thibault était mort, et pensa au deuil de Jacques. Elle se reprochait de ne pas éprouver plus de chagrin. Et Jacques, en avait-il ? Elle ne trouvait pas les mots affectueux qu’elle aurait peut-être dû lui dire. Elle songea seulement que la disparition du père rendait le fils entièrement libre, et cette idée lui vint : « Alors, il n’aura plus besoin de repartir ? »

Elle reprit :

– « Tu devrais sortir un peu… »

– « Oui. Aujourd’hui, justement, je me sentais la tête lourde, j’ai été faire quelques pas… » Il hésita : « acheter des journaux… »

La vérité était plus complexe : à quatre heures, énervé par cette sorte d’attente sans objet, poussé aussi par des intentions obscures qu’il ne discerna que plus tard, il était sorti, en effet, pour chercher quelques journaux suisses, et, sans bien savoir où il allait…

– « Tu vivais beaucoup au grand air, là-bas ? » demanda-t-elle, après un nouveau silence.

– « Oui. »

Il avait été pris à l’improviste par ce « là-bas », et il avait involontairement répondu d’un ton gauche, presque cassant ; il le regretta aussitôt. « D’ailleurs », songeait-il, « depuis que j’ai remis les pieds dans cette maison, tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, sonne faux ! »

À tout instant, malgré lui, ses yeux allaient à ce lit où se concentrait perfidement la lumière de la lampe, et son regard se posait sur cette couverture de laine blanche, si légère qu’elle dessinait les moindres reliefs de ce jeune corps, le contour des hanches, l’allongement des jambes, la saillie des deux genoux un peu écartés. Il avait beau prendre un air naturel, une voix dégagée, il se sentait de plus en plus mal à l’aise.

Elle voulait dire : « Assieds-toi donc ! » Mais ; comme à ce moment elle ne put rencontrer son regard, elle n’osa pas.

Par contenance, il examinait les meubles, les bibelots, le petit autel où brillaient des dorures. Il se rappelait le matin de son arrivée, lorsqu’il était venu se réfugier là.

– « Elle est jolie, ta chambre », dit-il gentiment. « Tu n’avais pas cette bergère, autrefois ? »

– « C’est ton père qui me l’a donnée, pour mes dix-huit ans. Tu ne la reconnais pas ? Elle était sur le palier d’en haut, à Maisons-Laffitte. Sous le coucou ! »

Maisons… Il revit tout à coup ce palier du second étage, inondé de jour par la verrière et rempli, tout l’été, de mouches qui faisaient au soleil couchant un bruit de ruche troublée. Il revoyait aussi le coucou à chaînes ; il entendait, dans le silence de l’escalier, quatre fois par heure, l’appel ridicule du petit oiseau de bois… Ainsi, pendant tout ce temps qu’il avait été au loin, tout était resté pareil, pour eux. Et lui-même, après tout, ne se retrouvait-il pas pareil, ou presque ? Depuis qu’il était revenu, ne surprenait-il pas, à tout moment, dans, ses réflexes, un geste autrefois familier ? Sa façon, en bas, de frotter ses pieds au paillasson, puis de faire claquer la porte d’entrée, d’accrocher son manteau aux deux mêmes patères que jadis avant d’allumer l’électricité… Et, lorsqu’il allait et venait dans sa chambre, chacun de ses mouvements était-il autre chose qu’un souvenir inconscient redevenu acte ?

Gise examinait à la dérobée, dans l’ombre, cette figure inquiète, cette mâchoire, cette encolure, ces mains.

– « Comme tu es devenu fort », dit-elle à mi-voix. Il se retourna et sourit. Secrètement, il tirait vanité de sa force, pour avoir, toute son enfance, souffert d’être plutôt chétif. Et tout à coup, sans réfléchir – encore un réflexe – il s’écria, surpris lui-même de cette réminiscence :

– « Le major Van de Cuyp était d’une force peu commune. »

Un joyeux élan anima le visage de Gise. C’était la légende qu’ils avaient vingt fois relue ensemble au bas d’une gravure de leur livre préféré : l’aventure se déroulait dans les forêts de Sumatra, et l’on voyait un major hollandais terrasser en se jouant un redoutable gorille.

– « Le major Van de Cuyp s’était imprudemment endormi à l’ombre du baobab », ajouta-t-elle gaiement ; et, rejetant la tête en arrière, les yeux clos, elle ouvrit la bouche, car le major ronflait.

Ils riaient et se regardaient rire, oubliant le reste, puisant avec délices dans ce trésor facétieux de leur enfance, qui n’appartenait qu’à eux seuls.

– « Et l’image du tigre », reprit-elle, « que tu m’as déchirée un jour de colère ! »

– « Oui. Pourquoi donc ? »

– « Mais à cause du fou rire devant l’abbé Vécard ! »

– « Quelle mémoire tu as, Gise ! »

– « Moi aussi », dit-elle, « je voulais, plus tard, apprivoiser un enfant de tigre, et je m’endormais le soir en croyant bercer mon tigre dans mes bras… »

Il y eut un silence. Ils continuaient à se sourire, amusés. Gise, la première, redevint pensive.

– « N’empêche… », fit-elle. « Quand je me rappelle ce temps-là, je ne retrouve presque rien d’autre que de longues, d’interminables journées d’ennui… Et toi ?… »

La fièvre, la fatigue, ce rappel d’autrefois, lui donnaient un air un peu dolent, et cette langueur s’alliait bien avec sa position étendue, son regard caressant, son teint des pays chauds.

– « Vraiment », continua-t-elle, voyant que Jacques se contentait de froncer les sourcils sans répondre, « c’est terrible, tant d’ennui, pour une enfant ! Et puis, vers quatorze ou quinze ans, l’ennui a disparu. Je ne sais pas pourquoi. Intérieurement. Maintenant je ne connais plus l’ennui. Même quand… » (Elle pensait : « Même quand je suis malheureuse à cause de toi. » Elle dit seulement :) « Même quand les choses ne vont pas bien… »

Jacques, le nez baissé, les mains au fond des poches, se taisait. L’évocation du passé soulevait en lui des sursauts de rancune. Rien, dans l’existence qu’il avait vécue, ne trouvait grâce. À aucune époque de sa vie, nulle part, il ne s’était senti d’aplomb, à sa place, sur son vrai sol enfin, – comme Antoine. Dépaysé partout. En Afrique, en Italie, en Allemagne. À Lausanne même, presque autant qu’ailleurs… Et non seulement dépaysé, mais traqué. Traqué par les siens ; traqué par la société, par les conditions de la vie… Traqué par il ne savait quoi, qui semblait venir aussi de lui-même.

– « Le major Van de Cuyp… », commença Gise. Elle s’attardait aux souvenirs d’enfance parce qu’elle ne pouvait souffler mot de souvenirs moins lointains qui l’obsédaient. Mais elle se tut : elle sentait qu’elle ne ferait plus jaillir aucune flambée de ces cendres.

Elle continuait à examiner Jacques en silence, sans pouvoir déchiffrer le mot de l’énigme. Pourquoi était-il parti, malgré ce qui s’était passé entre eux ? Quelques phrases vagues, glissées par Antoine, l’avaient bouleversée sans lui expliquer rien. Qu’était devenu Jacques pendant ces trois ans ? Quel message apportaient donc les roses rouges du fleuriste de Londres ?

Elle songea soudain : « Comme on me l’a changé ! »

Avec une émotion que, cette fois, elle ne put cacher, elle murmura :

– « Comme tu es changé, Jacquot ! »

Au bref regard de Jacques, à son sourire réticent, elle comprit que cette émotion lui avait déplu. Aussitôt, modifiant visage et voix, elle se jeta gaiement dans un récit de son existence au couvent anglais :

– « C’est si bon, cette vie réglée… Le matin, si tu savais comme on a de l’entrain au travail, après la gymnastique au grand air et le breakfast ! »

(Elle ne disait pas que, pendant ce séjour à Londres, elle avait eu pour unique soutien l’idée de le retrouver. Elle n’avouait pas non plus combien son courage du matin s’évanouissait d’heure en heure ni quelles vagues de détresse l’assaillaient, le soir venu, dans sa couchette du dortoir.)

– « La vie anglaise est si différente de la nôtre, si attrayante ! » Soulagée d’avoir trouvé ce lieu commun, elle s’y cramponnait pour refouler la menace d’un nouveau silence. « En Angleterre, tout le monde rit, exprès, pour un rien. Ils ne veulent absolument pas que la vie soit une chose triste : alors, tu comprends, ils pensent le moins possible ; ils jouent. Tout, pour eux, devient un jeu : à commencer par l’existence ! »

Jacques écoutait ce bavardage, sans l’interrompre. Lui aussi, il irait en Angleterre. Il irait en Russie, il irait en Amérique. Il avait tout l’avenir devant lui pour aller ailleurs, pour chercher… Il souriait complaisamment, il approuvait de la tête. Elle n’était pas sotte. Ces trois années semblaient même l’avoir beaucoup mûrie. Embellie aussi, affinée… Une fois encore, il posa les yeux sur ce corps délicat que l’on sentait, sous la couverture, comme amolli par sa propre chaleur. Et, brutalement, il fut ressaisi par le passé : il revécut tout : son désir subit, leur étreinte sous les grands arbres de Maisons. Chaste étreinte ; et pourtant, après tant d’années, après tant d’aventures, il sentait encore sur son bras ce torse qui ployait, et sous sa bouche ces lèvres sans expérience ! En une seconde, raison, volonté, tout fut en déroute. Pourquoi pas ?… Il alla même jusqu’à songer comme aux pires jours : « La faire mienne, l’épouser. » Mais aussitôt sa pensée heurta quelque chose d’opaque, d’intérieur, qu’il ne distinguait pas nettement : un infranchissable obstacle, dressé au centre de lui-même.

Puis, tandis que ses regards parcouraient une fois de plus ces membres vivants et souples allongés dans ce lit, son imagination, peuplée de tant de souvenirs déjà, évoqua soudain, dans un autre lit, un autre contour de hanches pareillement étroites et rondes, pareillement moulées par le drap ; et le désir qui venait de l’effleurer se fondit en un sentiment de pitié. Il revoyait, sur sa couchette de fer, la petite prostituée de Reichenhall, une gamine de dix-sept ans, si secrètement obstinée à mourir qu’on l’avait trouvée, assise à terre, étranglée par un nœud coulant fixé au loquet d’un placard. Jacques était arrivé l’un des premiers dans cette chambre ; il se rappelait l’infecte odeur de suif brûlé qui y était répandue ; et surtout il revoyait le visage plat, énigmatique de la femme encore jeune, qui, au fond de la pièce, cassait des œufs dans une poêle grésillante : elle avait consenti pour un peu d’argent, à parler ; elle donnait même d’étranges précisions ; et, lorsque Jacques lui avait demandé si elle avait bien connu la petite morte, elle s’était écriée, avec une inoubliable expression d’évidence : « Ach nein ! Ich bin die Mutter  ! »

Il fut sur le point de conter ce souvenir à Gise. Mais c’était parler de « là-bas », amorcer imprudemment des questions…

 

Enfoncée dans son lit, elle le dévorait des yeux à travers ses cils mi-clos. Elle n’en pouvait plus ; à tout instant, elle se retenait de crier : « Mais parle ! Qui es-tu, maintenant ?… Et moi ? Tu as donc tout oublié ? »

Lui, il allait et venait, se balançait d’un pied sur l’autre, avec un air soucieux, absent. Quand ses yeux rencontraient le regard fiévreux de Gise, il sentait entre elle et lui un désaccord si intolérable qu’il simulait aussitôt une excessive froideur ; et rien ne laissait soupçonner combien le ravissait cette attitude enfantine, cette innocence qu’elle montrait ainsi, parmi ces linges blancs, avec son cou nu ! Pour cette fillette souffrante, il éprouvait toutes les tendresses d’un frère aîné. Mais que d’impurs souvenirs venaient se glisser sans cesse entre lui et elle ! Quelle amertume de se sentir si vieux – usé, sali !

– « Tu dois être devenue de première force au tennis ? » demanda-t-il évasivement, parce qu’il venait d’apercevoir une raquette sur le haut de l’armoire.

Elle passait vite d’un sentiment à un autre. Elle ne put réprimer un sourire ingénu de fierté :

– « Tu verras ! »

Elle se troubla aussitôt. Ces deux mots lui avaient échappé. « Tu verras… » Où ? Quand ?… Quelle maladresse !…

Mais Jacques semblait n’avoir rien remarqué. Il était loin de penser à Gise. Le tennis, Maisons-Laffitte, une robe blanche… Cette façon sèche qu’elle avait de sauter de bicyclette à la porte du club… Pourquoi tous ces volets clos, avenue de l’Observatoire ? (Car, cet après-midi, lorsqu’il était sorti sans bien savoir où il allait, il avait poussé jusqu’au Luxembourg, puis jusqu’à l’avenue de l’Observatoire. Le jour commençait à tomber. Il marchait vite, le col levé. Il se hâtait toujours de céder à ses tentations afin d’en être délivré plus tôt. Enfin, il s’était arrêté, et il avait regardé, brusquement. Toutes les fenêtres étaient fermées. Antoine avait bien dit que Daniel faisait son service à Lunéville, mais les autres ? L’heure n’était pas assez tardive pour expliquer que les volets… Peu importait, d’ailleurs. Peu importait !… Alors il avait tourné le dos, et il était rentré, par le plus court.)

Comprit-elle combien la pensée de Jacques s’était écartée d’elle ? Spontanément, elle allongea le bras, comme pour l’atteindre, et le reprendre, et l’attirer.

– « Ce vent ! » fit-il gaiement, sans paraître remarquer son geste. « Ça ne t’agace pas, cette trappe de cheminée qui branle ? Attends. »

Il s’agenouilla et glissa un vieux journal entre les deux lames de tôle, pour les caler. Elle le regardait faire, épuisée par tout ce qu’elle éprouvait et n’exprimait pas.

– « Voilà », dit-il en se relevant. Il soupira, et, sans trop peser cette fois ce qu’il disait : « Oui, ce vent… On a envie que l’hiver soit fini, que le printemps revienne… »

Il se souvenait évidemment des printemps qu’il avait passés au loin. Elle sentit aussi qu’il se disait : « Au mois de mai, je ferai ceci, j’irai là. »

« Et dans ce printemps », songea-t-elle, « quelle place me fait-il, à moi ? »

La pendule venait de sonner.

– « Neuf heures », dit Jacques, comme s’il s’apprêtait à partir.

Gise aussi avait entendu tinter les neuf coups. « Que de soirs », pensait-elle, « que de soirs, j’ai passés là, près de cette lampe, à attendre, à espérer ; et la pendule sonnait comme aujourd’hui ; et Jacques avait disparu. Maintenant il est là, dans cette chambre, près de moi. Il est là. Il écoute, en même temps que moi, sonner la pendule… »

Jacques était revenu près du lit.

– « Allons », dit-il, « il faut que je te laisse dormir. » « Il est là », se répétait-elle, fermant à demi les yeux pour mieux le regarder. « Il est là ! Et pourtant la vie, le monde, toutes les choses autour de nous restent indifférentes, pareilles ! Rien n’est autre… » Elle eut même l’impression – pénible comme un remords – qu’elle non plus, malgré tout, n’était pas « autre », qu’elle n’était pas suffisamment « autre ».

Il ne voulait pas avoir l’air trop pressé de partir, et il restait debout, contre le lit. Sans le moindre trouble, il toucha la petite main brune abandonnée sur le drap. Il distinguait l’odeur des rideaux de cretonne, à laquelle se mêlait ce soir une pointe acide, qui lui parut peu agréable tant qu’il l’attribua à la fièvre, mais qu’il respira joyeusement dès qu’il eut aperçu le citron coupé dans une soucoupe sur la table de nuit.

Gise ne bougeait pas. Ses yeux s’étaient emplis de larmes transparentes qu’elle retenait entre ses paupières écartées.

Il fit semblant de ne rien voir :

– « Allons, bonne nuit ! Demain, tu seras guérie… »

– « Oh, je n’y tiens pas tant », soupira-t-elle, avec un sourire forcé.

Que voulait-elle dire par là ? Elle ne le savait pas elle-même. Dans cette indifférence à la guérison, c’était sa lassitude qui s’exprimait ; son manque de courage devant la vie de demain ; sa mélancolie, surtout, de voir s’achever cet instant d’intimité, tant attendu, qui avait été à la fois si incomplet et si doux. Elle fit un effort pour décoller ses lèvres que raidissait l’émotion et lança d’une voix gaie :

– « Merci pour ta visite, Jacquot ! »

Elle eut encore une fois la velléité de tendre la main vers lui. Mais il avait gagné la porte. Il se retourna, fit un signe de tête, et sortit.

 

Elle éteignit tout et s’enfonça sous les couvertures. Son cœur battait sourdement. Elle croisait les bras sur son buste, serrant contre elle un regret qu’elle ne précisait pas, comme elle étreignait autrefois son tigre apprivoisé. « Vierge Sainte », murmura-t-elle machinalement, « Marie, mon Guide et ma Souveraine… je remets entre Vos mains toutes mes espérances et mes consolations… toutes mes peines et mes misères… » Elle priait la Vierge avec une ferveur hâtive, cherchant à endormir sa pensée dans la chanson de la prière : jamais elle ne se sentait aussi heureuse que dans ces heures où elle priait, priait, sans penser à rien. Ses bras restaient étroitement croisés sur sa poitrine. Tout vacillait et se confondait déjà dans un demi-rêve. Il lui sembla que ce qu’elle pressait contre son sein, dans la chaleur du lit, c’était aussi un petit enfant, à elle, à elle seule ; et elle se creusait pour lui faire un nid, elle se courbait pour mieux envelopper de ses bras cette fiction de son amour, qu’elle baignait de larmes, en s’endormant.

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