X

Antoine attendait que son frère fût sorti de la chambre de Gise et qu’il fût descendu se coucher : il voulait faire, ce soir, un rapide inventaire des papiers intimes qu’avait pu laisser M. Thibault, et désirait être seul pour ce contrôle préliminaire. Non qu’il eût l’intention de tenir Jacques à l’écart de quoi que ce fût qui eût appartenu à leur père ; mais, au lendemain de la mort, lorsqu’il était venu prendre connaissance des dernières volontés de M. Thibault, ses yeux étaient tombés sur un feuillet intitulé Jacques, qu’il avait à peine eu le temps de parcourir, – assez néanmoins pour comprendre que cette lecture serait pénible à l’intéressé. Il pouvait y avoir d’autres notes du même genre, et il était inutile que Jacques les trouvât ; pour le moment, du moins.

Avant de gagner le cabinet de travail, Antoine traversa la salle à manger pour voir si M. Chasle avançait dans sa besogne.

Sur la grande table à rallonges s’empilaient les derniers mille de faire-part, d’enveloppes, que l’on venait de livrer. Mais M. Chasle, au lieu de continuer à inscrire des adresses, semblait perdu dans un recensement des paquets, qu’il éventrait l’un après l’autre.

Surpris, Antoine s’approcha.

– « Le monde n’est pas toujours honnête », déclara le bonhomme en levant le nez. « Les paquets devraient être de 500. Eh bien, en voilà un de 503, un autre de 501. » Tout en parlant, il déchirait les billets qui se trouvaient en surnombre. « Ça n’est pas grand-chose », concéda-t-il avec indulgence. « Tout de même, si on les gardait, on serait vite débordé par tous ces billets en marge. »

– « En marge… de quoi ? » dit Antoine, ahuri.

L’autre dressa le doigt, avec un petit rire entendu :

– « Hé, précisément ! »

Antoine tourna les talons, sans insister. « Et le plus fort », songeait-il en souriant tout seul, « c’est que, avec cet animal-là, on a toujours, ne fût-ce qu’un instant, l’impression qu’on est plus bête que lui ! »

 

Dans le bureau, il fit toute la lumière, tira les rideaux et ferma la porte.

Les papiers de M. Thibault étaient classés avec méthode. Les « Œuvres » occupaient un meuble à part. Le coffre-fort contenait quelques titres, mais surtout d’anciens registres de comptes et tout ce qui concernait la gestion de la fortune. Quant aux tiroirs du bureau, ceux de gauche étaient consacrés à des actes publics, à des contrats, aux affaires en cours, tandis que ceux de droite, qui seuls ce soir intéressaient Antoine, semblaient plutôt réservés à des questions d’ordre personnel. C’était là qu’il avait trouvé le testament, et, dans le même dossier, la note relative à Jacques.

Il savait où il l’avait replacée. Ce n’était d’ailleurs qu’une citation de la Bible :

(Deutéronome, XXI, 18-21.)

Quand un homme aura un enfant pervers et rebelle qui n’obéira point à la voix de son père ni à la voix de sa mère,

alors le père et la mère le prendront et le mèneront aux anciens de la ville et à la porte de sa maison,

et ils diront aux anciens de la ville : C’est ici notre fils qui n’obéit point à notre voix, car il est pervers et rebelle.

Alors tous les gens de la ville le lapideront. Et ainsi tu ôteras de toi le méchant, pour que tout Israël soit saisi de crainte.

 

Le feuillet était intitulé Jacques. Au-dessous : Pervers et rebelle.

Antoine l’examina avec émotion. L’écriture devait dater des dernières années. Le texte était recopié avec soin ; les lettres finales, fermement bouclées. Il émanait de ce document une impression de sécurité morale, de réflexion, de volonté. Pourtant, la seule existence de ce papier que le vieillard avait, non sans intention, inséré dans l’enveloppe même de son testament, ne trahissait-elle pas certains débats de conscience, un besoin de justification ?

 

Antoine reprit en mains le testament de son père.

Un monument : paginé, divisé en chapitres, subdivisé en paragraphes comme un rapport, terminé par une table ; le tout engainé dans un cartonnage. La date : Juillet 1912. M. Thibault l’avait donc rédigé lors de la première atteinte de son mal, peu de mois avant l’opération. Pas un mot sur Jacques : il n’était question que de « mon fils », « mon héritier ».

Antoine lut tout au long le chapitre qu’il avait seulement parcouru la veille et qui portait en rubrique : Cérémonial mortuaire.

 

« Je désire que, après une messe basse dite à Saint-Thomas d’Aquin, ma paroisse, mon corps soit porté à Crouy. Je désire que mes obsèques y soient célébrées dans la chapelle de la Fondation, en présence de tous les pupilles. Je désire que, contrairement au service de Saint-Thomas d’Aquin, la cérémonie mortuaire de Crouy se déroule avec toute la solennité dont il plaira au Conseil d’honorer ma dépouille. Je souhaite d’être conduit à ma dernière demeure par les représentants des Œuvres qui ont accepté pendant de nombreuses années les offices de mon dévouement, ainsi que par une délégation de cet Institut de France, où j’ai été si fier de me voir accueilli. Je souhaite également, si les règlements le permettent, que mon grade dans l’ordre de la Légion d’honneur m’assure le salut militaire de cette Armée que j’ai toujours défendue par mes paroles, mes écrits, et mes votes de citoyen. Je désire enfin que ceux qui auront formulé le vœu de prononcer quelques mots d’adieu sur ma tombe y soient autorisés sans restriction.

« Ce n’est pas que, en écrivant ceci, je m’illusionne sur la vanité de ces glorifications posthumes. Je suis d’avance pénétré de confusion à la pensée d’avoir un jour à comparaître devant le Tribunal suprême. Mais, après m’être entouré des lumières de la méditation et de la prière, il me semble que, en cette circonstance, le véritable devoir consiste à imposer silence aux sentiments d’une stérile humilité, et à faire en sorte que, au jour de ma mort, mon existence puisse, s’il plaît à Dieu, être une dernière fois érigée en exemple, afin d’inciter d’autres chrétiens de notre grande bourgeoisie française à se consacrer au service de la Foi et de la Charité catholiques. »

 

Suivait un paragraphe : Instructions de détail. Antoine n’avait donc aucune initiative à prendre. M. Thibault s’était donné la peine de régler toute la cérémonie. Jusqu’au dernier moment, le chef de famille exerçait son commandement ; et cette volonté d’être jusqu’au bout conséquent avec son personnage n’était pas sans grandeur aux yeux d’Antoine.

M. Thibault avait même rédigé d’avance son billet de faire-part, qu’Antoine avait communiqué tel quel aux Pompes funèbres. Les titres de M. Thibault s’y alignaient dans un ordre qui devait avoir été minutieusement choisi ; leur énumération occupait une douzaine de lignes. MEMBRE DE L’INSTITUT y était inscrit en majuscules. On y lisait, non seulement des mentions telles que : Docteur en droit, ancien député de l’Eure ; ou telles que : Président honoraire du Comité des Œuvres catholiques du Diocèse de Paris, Fondateur et Directeur de l’Œuvre de préservation sociale, Président du Conseil d’administration de la Société protectrice de l’Enfance, ancien Trésorier de la Section française du Comité central de solidarité catholique ; mais aussi des renseignements de ce genre, qui laissaient Antoine rêveur : Membre correspondant de la Confrérie de Saint-Jean de Latran ; ou bien : Président du Conseil curial et membre actif des Associations pieuses de la paroisse de Saint-Thomas d’Aquin. Et cette nomenclature glorieuse se terminait par une liste de décorations, dans laquelle la Légion d’honneur venait après les ordres de Saint-Grégoire, de Sainte-Isabelle ou même de la Croix du Sud. Les insignes de ces ordres devaient être épinglés sur le cercueil.

 

La majeure partie du testament était constituée par une longue liste de legs à des gens et à des œuvres dont beaucoup étaient inconnus à Antoine.

Le nom de Gise arrêta son regard. M. Thibault avait, en guise de dot, constitué « à Mlle Gisèle de Waize », qu’il avait « élevée », écrivait-il, et qu’il considérait « presque comme sa fille », un capital important, « à charge pour elle de veiller aux dernières années de sa tante ». L’avenir de Gise se trouvait donc, de ce fait, confortablement assuré.

Antoine interrompit sa lecture. Il avait rougi de plaisir. Jamais il n’eût cru l’égoïste vieillard capable de cette attention et de cette largesse. Il eut pour son père un subit élan de gratitude et de respect, que les pages suivantes achevèrent de justifier. M. Thibault semblait, en effet, s’être préoccupé de faire des heureux : les bonnes, la concierge, le jardinier de Maisons-Laffitte, personne n’était oublié.

La fin de l’opuscule était consacrée à divers projets de fondations qui, toutes, devaient porter le nom d’Oscar Thibault. La curiosité d’Antoine piqua au hasard. Legs Oscar Thibault à l’Académie française, pour un prix de vertu. – Naturellement. – Prix Oscar Thibault, décerné tous les cinq ans par les Sciences morales au meilleur ouvrage « capable d’aider la lutte contre la prostitution et de faire cesser à cet égard la tolérance… » – évidemment – « … de la République française ». Antoine souriait. Le legs à Gise l’inclinait à l’indulgence. Et puis, sous ce désir sans cesse formulé par le testateur de servir la cause du spirituel, il était assez troublé de reconnaître partout une secrète hantise – à laquelle, malgré son âge, lui-même, Antoine, n’échappait pas tout à fait : – le souci de se survivre dans le temporel.

La plus naïve, la plus inattendue de ces fondations, était l’attribution d’une somme assez importante à Mgr l’évêque de Beauvais, pour la publication annuelle d’un Almanach Oscar Thibault, tiré « au plus grand nombre d’exemplaires possible », qui devait être « vendu à bas prix dans toutes les papeteries et les bazars du diocèse », et qui, sous le couvert d’un « calendrier agricole pratique », devait « faire pénétrer dans chaque foyer catholique, pour la récréation du dimanche et les veillées d’hiver, un amusant recueil d’anecdotes édifiantes ».

Antoine referma le testament. Il avait hâte de poursuivre son inventaire. En remettant le volumineux mémoire dans son carton, il se surprit à penser, sans déplaisir : « Pour s’être montré si généreux, il faut qu’il nous laisse une assez belle fortune… »

 

Le premier tiroir contenait encore une vaste serviette de cuir, sanglée, et qui portait comme indication : Lucie. (C’était le prénom de Mme Thibault.)

Antoine défit la boucle, avec un léger sentiment de gêne. Pourtant !

D’abord, des objets disparates. Un mouchoir brodé ; un écrin, deux boucles d’oreilles de fillette ; dans un porte-monnaie d’ivoire à soufflets de satin blanc, un billet de confession, plié en quatre, et dont l’encre n’était plus lisible. Quelques photographies décolorées, qu’Antoine n’avait jamais vues : sa mère enfant ; sa mère à dix-huit ou dix-neuf ans. Il s’étonnait que son père, si peu sentimental, eût conservé ces reliques, et justement dans le tiroir qui était le plus à sa portée. Antoine éprouvait pour cette jeune fille fraîche et gaie, qui avait été sa mère, un sentiment de tendre chaleur. Mais, en examinant ces traits oubliés, c’est à lui surtout qu’il songeait. Quand Mme Thibault était morte – à la naissance de Jacques – il avait neuf ans. À cette époque, il était un petit garçon têtu, appliqué, personnel ; il dut même convenir : « assez peu sensible ». Et, sans s’attarder à ces constatations désobligeantes, il fouilla l’autre poche de la serviette.

Il en sortit deux liasses, d’égal volume :

 

Lettres de Lucie.

Lettres d’Oscar.

 

Ce dernier paquet était ficelé à l’aide d’une faveur, et la suscription était d’une écriture penchée de pensionnaire : sans doute M. Thibault l’avait-il trouvé tel quel dans le secrétaire de la morte, et pieusement gardé.

Antoine hésitait à l’ouvrir ; il aurait loisir d’y revenir plus tard. Mais, en écartant la liasse, dont le lien était lâche, ses yeux tombèrent sur des fragments qui, ainsi détachés, tout chargés de vie réelle, faisaient surgir de l’ombre un passé qu’il n’avait jamais entrevu, pas même pressenti :

« … Je t’écrirai d’Orléans, avant le Congrès. Mais je voulais, ma chérie, t’envoyer dès ce soir tous les battements de mon cœur, pour t’exhorter à la patience et t’aider à supporter le premier jour de cette semaine de séparation. Samedi n’est pas loin. Bonsoir, mon amour. Tu devrais prendre le petit dans ta chambre pour te sentir un peu moins seule. »

 

Avant de continuer sa lecture, Antoine alla jusqu’à la porte et donna un tour de clé.

 

« … Je t’aime de toute mon âme, ma bien-aimée. L’absence me glace le cœur, plus encore que la neige et l’hiver de ce pays étranger. Je n’attendrai pas W. P. à Bruxelles. Avant dimanche je te serrerai de nouveau contre moi, mon Lulu chéri. Les autres ne peuvent pas deviner notre secret : personne jamais ne s’est aimé comme nous… »

 

Antoine était si surpris de trouver ces mots-là sous la plume de son père, qu’il ne se décidait pas à renouer la liasse.

Tout, cependant, n’était pas de la même chaleur :

« … Un mot de ta lettre m’a, je l’avoue, mécontenté. Je t’en conjure, Lucie, ne profite pas de mon absence pour perdre ton temps à étudier ton piano. Crois-moi. Cette sorte d’exaltation que procure la musique exerce sur la sensibilité d’un être encore jeune une action néfaste ; elle accoutume à l’oisiveté, aux écarts d’imagination, et risque de détourner une femme des vrais devoirs de son état… »

Parfois même le ton s’envenimait :

« … Tu ne me comprends pas, et je m’aperçois que tu ne m’as jamais compris. Tu m’accuses d’égoïsme, moi dont l’existence est tout entière consacrée aux autres ! Si tu l’oses, demande à l’abbé Noyel ce qu’il faut penser là-dessus ! Tu devrais remercier le bon Dieu et être fière de cette vie de dévouement que je mène, si tu pouvais en pénétrer le sens, la grandeur morale, le but spirituel ! Au lieu de cela, tu en es jalouse, bassement, et tu ne songes qu’à frustrer à ton profit ces œuvres qui ont si grand besoin de ma direction !… »

 

Mais la plupart de ces lettres reflétaient une profonde tendresse :

« … Pas de nouvelles hier, pas de nouvelles aujourd’hui. Le besoin que j’ai de toi fait que je compte trop sur cette lettre de chaque matin, et, quand ce viatique me fait défaut au réveil, ma journée de travail est sans courage. Faute de mieux, j’ai relu ta si douce lettre de jeudi, pleine de droiture, de pureté, de tendresse. Ô bon ange que Dieu a mis à mon côté ! Je me reproche de ne pas t’aimer comme tu le mérites. Je sens bien, mon amour, que tu t’es interdit toute plainte. Mais quelle bassesse n’y aurait-il pas, de ma part, à paraître oublier mes torts et à te dissimuler mon repentir !

« La délégation est très fêtée. On m’y fait une place extrêmement flatteuse. Hier, dîner de trente couverts, toasts, etc. Je crois que ma réponse a beaucoup porté. Mais les honneurs ne me font rien oublier : entre les sessions, je ne pense qu’à toi, ma chérie, et au petit… »

 

Antoine était extrêmement ému. Ses mains tremblaient un peu lorsqu’il remit le paquet en place. « Votre sainte mère », disait toujours M. Thibault, avec un soupir particulier et un coup d’œil oblique vers la suspension, chaque fois que, à table, il lui arrivait de rappeler un souvenir auquel sa femme était mêlée. Par cette brève incursion dans ce domaine insoupçonné, Antoine venait d’en apprendre plus long sur la jeunesse de ses parents que par toutes les allusions faites, en vingt ans, par son père.

 

Le second tiroir était tout rempli d’autres liasses :

Lettres des enfants. Pupilles et Détenus.

« Le reste de sa famille », songea Antoine.

Il se sentait plus à l’aise avec ce passé-là, mais non moins surpris. Qui donc aurait pu croire que M. Thibault avait ainsi conservé toutes les lettres d’Antoine, toutes celles de Jacques, même les rares lettres de Gise, et qu’il les rangeait sous une rubrique commune : Lettres des enfants ?

Sur le dessus de la liasse s’étalait un premier billet, sans date, gauchement tracé au crayon par un bambin dont une maman avait dû diriger la main :

« Mon cher Papa, je t’embrasse et je te souhaite une bonne fête.

« ANTOINE. »

 

Il s’attendrit un instant sur ce vestige préhistorique, et passa.

 

Les lettres des Pupilles et Détenus ne semblaient présenter aucun intérêt :

 

« Monsieur le Président,

« Ils nous embarquent ce soir pour l’île de Ré. J’aurais regret de quitter la prison sans vous dire que je suis reconnaissant de toutes vos bienveillances… »

 

« Monsieur et cher Bienfaiteur,

« Celui qui vous écrit et signe, c’est un homme qui est redevenu honnête homme, et c’est pourquoi je viens vous demander votre recommandation, avec ci-joint une lettre de mon père, dont il ne faudra pas faire attention pour le français ou pour le stile… Mes deux fillettes prient tous les soirs pour celui qu’elles appellent “le Parrain de Papa”… »

 

« Monsieur le Président,

« Il y a 26 jours que je suis incarcéré en prison et au désespoir de ce que, en 26 jours, je n’ai vu le juge qu’une fois malgré mon mémoire dûment justificatif… »

 

Un feuillet maculé, daté du « Camp de Montravel, Nouvelle-Calédonie », se terminait par ces mots, calligraphiés d’une encre jaunie :

« … en attendant des jours meilleurs, je vous prie d’agréer les sentiments dont je vous honore avec reconnaissance.

« Transporté n° 4843. »

 

Tous ces témoignages de confiance et de gratitude, tous ces bras misérables qu’il voyait ainsi se tendre vers son père, ne laissaient pas d’émouvoir Antoine.

« Il faudra que Jacques feuillette ça », se dit-il.

 

Au fond du tiroir, un petit carton sans étiquette : trois photographies d’amateur, aux angles roulés. La plus grande représentait une femme d’une trentaine d’années, dans un paysage de montagne, à la lisière d’un bouquet de sapins. Antoine eut beau se pencher vers la lampe, les traits de ce visage lui étaient totalement inconnus. D’ailleurs, la capote à rubans, la robe à collerette, les manches ballon, accusaient une mode très ancienne. La seconde épreuve, plus petite, représentait la même personne, assise cette fois, la tête nue, dans un square, peut-être dans le jardin d’un hôtel ; et, sous le banc, aux pieds de la dame, un caniche blanc, accroupi en sphinx. Sur la troisième image, le chien était seul, debout sur une table de jardin, le museau dressé, un ruban sur la tête. Dans le carton, une enveloppe contenait le cliché de la grande photographie, le paysage de montagne. Aucun nom, aucune date. À y regarder de plus près et bien que la silhouette fût encore svelte, cette femme pouvait avoir atteint ou même dépassé la quarantaine. Un regard chaud, sérieux malgré le sourire des lèvres : une physionomie attachante, qu’Antoine, intrigué, examinait, sans se décider à refermer le carton. Était-ce une suggestion ? Il n’était plus aussi certain de n’avoir jamais rencontré cette femme.

 

Le troisième tiroir, presque vide, ne contenait qu’un ancien registre de comptes, qu’Antoine faillit ne pas ouvrir. C’était un vieux cahier de maroquin, chiffré aux initiales de M. Thibault, et qui, en réalité, n’avait jamais servi de livre de comptes.

Sur la page de garde, Antoine lut :

« Donné par Lucie à l’occasion du premier anniversaire de notre mariage : 12 février 1880. »

 

Au centre de la page suivante, M. Thibault avait inscrit, de la même encre rouge :

 

NOTES

pour servir à une

HISTOIRE DE L’AUTORITÉ PATERNELLE

à travers les âges.

 

Mais ce titre était raturé. Le projet avait dû être abandonné. « Étrange souci », se dit Antoine, « pour un homme marié depuis un an et dont le premier enfant était encore à naître ! »

Dès qu’il eut feuilleté le registre, sa curiosité s’aviva. Très peu de pages étaient restées blanches. Les modifications de l’écriture témoignaient que le cahier avait servi pendant de nombreuses années. Mais ce n’était pas un journal, comme Antoine l’avait d’abord cru – et espéré : un simple recueil de citations, semblait-il, prises au cours de lectures.

Le choix des textes pouvait être assez significatif, et Antoine explora les premières pages d’un œil inquisiteur :

 

Il y a peu de choses qu’il faille craindre davantage que d’apporter la moindre innovation dans l’ordre établi. (Platon.)

 

Le sage. (Buffon.)

Content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a vécu : se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres, etc.

 

Certaines de ces citations étaient assez inattendues :

 

Il y a des cœurs aigres, amers et âpres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent. (Saint Fr. de S.)

 

Il n’y a point d’âmes au monde qui chérissent plus cordialement, plus tendrement, plus amoureusement que moi ; et même j’abonde un peu en dilection. (Saint Fr. de S.)

 

« La prière a peut-être été donnée à l’homme pour lui permettre quotidiennement un cri d’amour dont il n’ait pas à rougir. »

Cette dernière remarque était sans référence et d’une écriture cursive. Antoine eut l’idée que son père en était l’auteur.

D’ailleurs, M. Thibault semblait, à partir de ce moment-là, avoir pris l’habitude d’intercaler, au milieu des textes, le fruit de ses propres méditations. Et Antoine, tournant les pages, s’aperçut avec un vif intérêt que le cahier paraissait avoir assez vite perdu sa destination première, pour devenir presque exclusivement un recueil de pensées personnelles.

Au début, la plupart de ces maximes avaient une portée politique ou sociale. Sans doute M. Thibault notait-il là des idées générales qu’il était heureux de pouvoir retrouver lorsqu’il préparait un discours. Antoine y rencontrait à tout instant ces formes de négations interrogatives – « N’y a-t-il pas ?… » « Ne faut-il pas ?… » – qui étaient si caractéristiques de la pensée et de la parole paternelles :

 

« L’autorité du Patron est un pouvoir que suffit à légitimer la compétence. Mais n’est-ce pas davantage encore ? Ne faut-il pas, pour une production prospère, que s’établisse une cohésion morale entre ceux qui coopèrent à cette production ? Et le Patronat n’est-il pas aujourd’hui l’organe indispensable à la cohésion morale des ouvriers ? »

 

« Le prolétariat s’insurge devant l’inégalité des conditions, et nomme injustice l’admirable variété voulue par Dieu.

« N’a-t-on pas, de nos jours, tendance à oublier qu’un homme de bien est fatalement aussi, ou presque fatalement, un homme qui a du bien ? »

 

Antoine sauta d’un coup deux ou trois ans. Les préoccupations d’ordre général semblaient de plus en plus céder la place à des réflexions d’un accent intime :

 

« Ce qui donne tant de sécurité à se sentir chrétien, n’est-ce pas que l’Église du Christ est aussi une Puissance temporelle ? »

 

Antoine sourit. « Ces honnêtes gens-là », se dit-il, « pour peu qu’ils soient ardents et courageux, sont souvent plus dangereux que les canailles !… Ils en imposent à tous – particulièrement aux meilleurs ; et ils sont si certains d’avoir la vérité en poche, que, pour faire triompher leurs convictions, ils ne reculent devant rien… Devant rien… J’ai vu mon père, pour le bien de son parti, pour le succès d’une de ses œuvres, se permettre certaines petites choses… Enfin, des choses qu’il ne se serait jamais permises, si ç’avait été pour lui, pour obtenir une distinction, pour gagner de l’argent ! »

 

Ses yeux couraient de page en page, piquant au hasard :

 

« N’y a-t-il pas une forme légitime, salutaire, de l’égoïsme, ou, pour mieux dire, une manière d’utiliser l’égoïsme à de pieuses fins : par exemple, en nourrir notre activité de chrétiens, et jusqu’à notre foi ? »

 

Certaines affirmations auraient pu paraître cyniques à qui n’aurait pas connu la personne et la vie de M. Thibault :

 

« Œuvres. Ce qui fait la grandeur et surtout l’incomparable efficacité sociale de notre Philanthropie catholique (Œuvres de Bienfaisance, Sœurs de Saint-Vincent-de-P., etc.), c’est que, en fait, la distribution des secours matériels n’atteint guère que les résignés, les bons esprits, et ne risque pas d’encourager les insatisfaits, les rebelles, ceux qui n’acceptent pas leur condition inférieure et n’ont d’autres mots à la bouche qu’inégalité et revendication. »

 

« La vraie charité n’est pas de vouloir le bonheur d’autrui.

« Mon Dieu, donnez-nous la force de faire violence à ceux que nous devons sauver. »

 

Idée qui, plusieurs mois après, semblait encore le hanter :

 

« Être féroce envers soi-même, pour se donner le droit d’être dur envers tous. »

« Parmi les mérites méconnus, ne conviendrait-il pas de placer au premier rang, pour le dur apprentissage qu’il exige, ce que, dans mes prières, j’appelle depuis si longtemps : l’enroidissement ? »

 

Et ceci qui, isolé sur une page blanche, rendait un son terrible :

 

« Forcer l’estime, à force de vertu. »

 

« Enroidissement ! » songeait Antoine. Il découvrait que son père n’était pas seulement raide, mais enroidi, – exprès. Il ne refusait pas, d’ailleurs, de voir quelque sombre beauté dans cette contrainte, même si elle n’aboutissait qu’à l’inhumain. « Sensibilité volontairement mutilée ? » se demandait-il. Parfois, il semblait bien que M. Thibault eût souffert de lui-même et des mérites qu’il acquérait si durement :

 

« L’estime n’exclut pas nécessairement l’amitié, mais il semble rare qu’elle contribue à la faire naître. Admirer n’est pas aimer ; et, si la vertu obtient la considération, elle n’ouvre pas souvent les cœurs. »

Amertume secrète, qui l’amenait même à écrire, quelques pages plus loin :

 

« L’homme de bien n’a pas d’amis. Dieu le console en lui procurant des obligés. »

 

Par-ci, par-là, – rarement, il est vrai, – un cri humain qui détonnait et plongeait Antoine dans la stupeur :

 

« Si l’on ne fait pas le bien par goût naturel, que ce soit par désespoir ; ou, du moins, pour ne pas faire le mal. »

 

« Il y a quelque chose de Jacques, dans tout ça », se disait Antoine. C’était difficile à préciser. Mêmes sensibilités contractées, même violence secrète des instincts, mêmes rudesses… Il en vint à se demander si l’aversion de son père pour le caractère aventureux de Jacques ne se trouvait pas parfois renforcée par une obscure similitude de tempérament ?

 

Un grand nombre de pensées commençaient par cette formule : « Piège du démon. »

 

« Piège du démon : le penchant à la vérité. N’est-il pas souvent plus difficile, plus courageux, de persévérer, par fidélité à soi-même, dans une conviction, même ébranlée, que de secouer présomptueusement les colonnes, au risque de faire écrouler l’édifice ?

« L’esprit de suite n’est-il pas plus que l’esprit de vérité ? »

 

« Piège du démon. Déguiser son orgueil, ce n’est pas être modeste. Mieux vaut laisser éclater les défauts qu’on n’a pas su vaincre, et en faire une force, plutôt que de mentir et de s’affaiblir en les dissimulant. »

(Orgueil, vanité, modestie, ces mots se retrouvaient à chaque page.)

 

« Piège du démon. Se rabaisser en parlant humblement de soi, n’est-ce pas une feinte de l’Orgueil ? Ce qu’il faut, c’est faire le silence sur soi. Mais cela n’est possible à l’homme que s’il est assuré que d’autres, du moins, sauront bien parler de lui. »

 

Antoine sourit de nouveau. Mais l’ironie se figeait vite sur ses lèvres.

Quelle mélancolie, dans un lieu commun comme celui-ci, lorsqu’on le trouvait sous la plume de M. Thibault :

 

« Y a-t-il des vies – même des vies de saints – qui ne soient pas quotidiennement soumises au mensonge ? »

 

D’ailleurs – et contrairement à ce qu’Antoine aurait supposé d’après le souvenir qu’il avait de son père vieillissant – la sérénité semblait, d’années en années, se dérober davantage à cette âme empesée de certitude :

 

« Le rendement d’une existence, la portée des entreprises d’un homme, leur valeur, sont, plus qu’on ne pense, commandés par la vie du cœur. Il en est auxquels il n’aura manqué, pour laisser une œuvre à leur taille, que la chaleur d’une présence aimée. »

 

On devinait même, par instants, comme un mal secret :

 

« Une faute non commise ne peut-elle pas provoquer dans le caractère d’un homme autant de déformations et faire dans sa vie intérieure autant de ravages, qu’un crime réel ? Rien n’y manque : pas même les morsures du remords. »

 

« Piège du démon. Ne pas confondre avec l’amour du prochain l’émoi qui nous saisit à l’approche, au toucher de certains êtres… »

 

Ce paragraphe s’achevait par une demi-ligne, raturée. Pas assez cependant pour qu’Antoine ne pût lire, par transparence :

 

« … jeunes, fût-ce des enfants. »

 

En marge au crayon :

« 2 juillet. 25 juillet. 6 août. 8 août. 9 août. »

 

Puis, après quelques pages d’un autre ton :

 

« Ô mon Dieu, vous connaissez ma misère, mon indignité. Je n’ai pas droit à votre pardon, car je ne suis pas détaché, je ne puis me détacher de mon péché. Fortifiez ma volonté pour que j’évite le piège du démon. »

 

Et Antoine se rappela soudain les quelques paroles indécentes qui, à deux reprises différentes, avaient jailli des lèvres de son père, pendant son délire.

 

De fréquents appels vers Dieu coupaient ces examens de conscience :

 

Seigneur, celui que Vous aimez est malade !

Gardez-vous de moi, Seigneur, car je Vous trahirais si vous m’abandonniez à moi-même !

 

Antoine tourna quelques feuillets.

Une date, ajoutée en marge, au crayon, – « août 95 » – retint son regard :

 

« Attention d’amoureuse. Sur la table traînait le livre de l’ami ; la page était marquée par une bande de journal. Qui donc a pu venir, si tôt, ce matin ? Un bleuet, pareil à ceux qui paraient hier soir son corsage, remplace maintenant le signet de papier. »

 

Août 1895 ? Antoine, stupéfait, plongea dans ses souvenirs. En 95, il avait quatorze ans. L’année où M. Thibault les avait tous emmenés près de Chamonix. Une rencontre d’hôtel ? Aussitôt il pensa à la photographie de la dame au caniche. Sans doute trouverait-il quelque éclaircissement dans la suite ? Non. Plus un mot sur l’« amoureuse ».

Pourtant, à quelques pages de là, une fleur – le bleuet peut-être ? – aplatie et sèche, voisinait avec cette citation classique :

Il y a en elle de quoi faire une parfaite amie : il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l’amitié. (La Br.).

 

Puis, la même année, à la date du 31 décembre, comme une conclusion, ceci, qui rappelait l’ancien élève des Jésuites :

S œ pe venit magno fœnore tardus amor .

 

Mais Antoine eut beau se remémorer les vacances de 95, il ne retrouvait aucun souvenir des manches ballon ni du caniche blanc.

 

Il n’était pas possible de tout lire ce soir-là.

D’ailleurs, M. Thibault, devenu un personnage dans le monde des Œuvres et accaparé par ses multiples fondions, semblait bien, au cours des dix ou douze dernières années, avoir peu à peu abandonné son registre. Il n’y écrivait guère que pendant les vacances, et les citations pieuses redevenaient très abondantes. La date extrême était « Septembre 1909 ». Pas une ligne depuis le départ de Jacques ; ni pendant la maladie.

Sur l’un des derniers feuillets, d’une écriture moins ferme, cette réflexion désabusée :

 

« Lorsque l’homme parvient aux honneurs, c’est déjà qu’il ne les mérite plus. Mais, dans Sa Bonté, Dieu ne les lui prodigue-t-il pas pour seulement l’aider à supporter cette mésestime de soi qui empoisonne et finit par tarir la source de toute joie, de toute charité ? »

 

Le cahier se terminait par quelques pages blanches.

À la fin, dans la moire de la doublure, le relieur avait ménagé une pochette où traînaient encore de vieux papiers. Antoine en tira deux amusantes photos de Gise enfant, un calendrier de 1902 dont les dimanches étaient cochés, et cette lettre, sur papier mauve :

« 7 avril 1906.

« Cher W. X. 99,

« Tout ce que vous me dites sur vous, je pourrais vous le dire également. Non, je ne m’explique pas ce qui m’a fait faire cela, mettre cette Annonce, moi, élevée comme je l’ai été, et cela m’étonne aujourd’hui pareillement comme cela vous étonne, vous, d’avoir regardé ces Offres de Mariage dans le journal et d’avoir cédé à la tentation d’écrire à ces Initiales inconnues, pleines de mystère pour vous. Car moi aussi je suis une Catholique pratiquante et très attachée à des Principes de Religion auxquels je n’ai jamais failli un seul jour, et toute cette occasion est si romanesque, vous ne trouvez pas, qu’on dirait bien, du moins pour moi, que c’est comme un Signe de la Providence et que c’est Dieu qui a voulu pour nous ce moment de faiblesse où j’ai inséré l’Annonce et celui où vous l’avez lue et découpée. Depuis sept années que je suis veuve, il faut vous dire que je souffre de plus en plus de ce manque de tendresse dans ma vie, surtout que, n’ayant pas eu d’enfant, je suis sans cette compensation. Mais ce n’est pas une compensation, puisque vous, qui avez deux grands fils, un Foyer enfin et, d’après ce que je devine, une situation d’homme d’affaires très occupé, vous aussi vous vous plaignez de souffrir de sécheresse et de solitude. Oui, je pense comme vous que c’est Dieu qui nous a donné ce besoin d’aimer, et je Lui demande soir et matin en faisant ma prière de retrouver, dans un Mariage béni par Lui, la chère présence d’un homme qui me prodigue la chaleur d’un contact ardent et fidèle. À cet homme, Envoyé de Dieu, j’apporterai une âme ardente aussi et une jeunesse d’amour qui est un gage sacré de Bonheur. Mais malgré le chagrin que j’ai de vous causer de la peine, je ne puis vous envoyer ce que vous me demandez, bien que je comprenne votre demande. Vous ne savez pas la femme que je suis, mes parents, morts aujourd’hui mais vivants pour moi dans mes prières, et le milieu où j’ai vécu jusqu’ici. Encore une fois ne jugez pas sur cette faiblesse que j’ai eue dans ma détresse d’amour, quand j’ai fait insérer cette Offre, et comprenez qu’une nature comme je suis se refuse à envoyer ainsi une photographie, même flattée. Ce que je peux faire très volontiers, c’est prier mon directeur de conscience, qui est depuis Noël premier vicaire dans une paroisse de Paris, d’aller voir cet abbé V. dont vous m’avez parlé dans votre deuxième lettre, et il donnera tous les renseignements. Et même, pour le physique, ce que je peux faire, c’est aller moi-même faire visite à M. l’abbé V. qui a votre confiance et qui pourra ensuite vous… »

C’étaient les derniers mots de la quatrième page. Antoine fouilla la pochette. La feuille suivante n’y était pas.

S’agissait-il seulement de son père ? Aucun doute : les deux fils, l’abbé V… Questionner Vécard ? Même s’il avait été mêlé à cette tentative matrimoniale, il ne divulguerait rien.

La dame au caniche ? Non ; la date de cette lettre – 1906, c’était hier : l’année de l’internat d’Antoine dans le service de Philip, l’année que Jacques avait passée au pénitencier de Crouy – cette date relativement récente ne concordait pas avec la capote, la taille pincée, les manches ballon. Il fallait se contenter d’hypothèses.

Antoine remit le registre à sa place, ferma le tiroir et regarda l’heure : minuit et demi.

« Se contenter d’hypothèses », répéta-t-il à mi-voix, en se levant.

« Le résidu d’une existence… », songeait-il. « Et, malgré tout, l’ampleur d’une telle vie ! Une vie humaine a toujours infiniment plus d’ampleur qu’on ne sait ! »

Il considéra un instant, comme pour en arracher un secret, ce fauteuil d’acajou et de cuir qu’il venait de quitter, et où, tant d’années, M. Thibault, incrusté par la base, le buste penché, ironique, tranchant, ou solennel tour à tour, avait prononcé ses sentences.

« Qu’ai-je connu de lui ? » songeait-il. « Une fonction, la fonction paternelle : un gouvernement de droit divin qu’il a exercé sur moi, sur nous, trente ans de suite ; – avec conscience d’ailleurs : bourru et dur, mais pour le bon motif ; attaché à nous comme à des devoirs… Qu’ai-je connu encore ? Un pontife social, considéré et craint. Mais lui, lui, l’être qu’il était quand il se retrouvait seul en présence de lui-même, qui était-il ? Je n’en sais rien. Jamais il n’a exprimé devant moi une pensée, un sentiment, où j’aie pu voir quelque chose d’intime, quelque chose qui ait été réellement, profondément de lui, tout masque enlevé ! »

Depuis qu’Antoine avait touché ces papiers, soulevé ce petit coin de voile, soupçonné des choses, il s’avisait avec une sorte d’angoisse que, sous ces majestueuses apparences, un homme – un pauvre homme, peut-être – venait de mourir ; que cet homme était son père, et qu’il l’avait entièrement ignoré.

Il se demanda soudain :

« Et de moi, que savait-il ? Moins encore ! Rien ! N’importe quel camarade de classe, perdu de vue depuis quinze ans, en sait sur moi davantage ! Est-ce sa faute ? N’est-ce pas la mienne ? Ce vieillard instruit, qui a passé aux yeux de tant de gens remarquables pour prudent, averti, d’excellent conseil, moi, son fils, je ne l’ai jamais consulté que pour la forme, après m’être renseigné ailleurs et décidé en dehors de lui. Quand nous nous trouvions en face l’un de l’autre, il y avait là tête à tête deux hommes de même sang, de même nature, et entre ces deux hommes, entre ce père et ce fils, aucun langage pour communiquer, aucune possibilité d’échange : deux étrangers !

« Et pourtant, non ! » reprit-il, après avoir fait quelques pas de long en large. « Ça n’est pas la vérité. Nous n’étions pas des étrangers l’un pour l’autre. Voilà le plus terrible. Entre nous, des liens – indiscutables. Mais oui, ces liens de père à fils, de fils à père, – si dérisoire qu’il soit d’y seulement penser quand on songe à ce qu’ont été nos rapports – ces liens uniques, à nuls autres comparables, ils existaient bel et bien au fond de chacun de nous ! C’est même à cause d’eux que je suis bouleversé en ce moment : j’ai, pour la première fois depuis que je suis né, l’impression évidente que, sous cette incompréhension totale, il y avait quelque chose de secret, d’enseveli : une possibilité, même une exceptionnelle possibilité, de compréhension ! Et j’ai maintenant avec certitude le sentiment que, malgré tout, – bien que jamais je n’aie constaté entre nous le moindre commencement d’échange – malgré tout, jamais il n’y a eu et jamais plus il n’y aura dans le monde un autre être – même pas Jacques – si bien fait pour être compris de moi dans les profondeurs de son essence ni mieux fait pour pénétrer d’emblée dans les profondeurs de la mienne… Parce qu’il était mon père, parce que je suis son fils ! »

Il était près de la porte du vestibule. « Allons nous coucher », se dit-il, en tournant la clé dans la serrure. Mais, avant d’éteindre, il se tourna pour embrasser du regard ce cabinet de travail qui était maintenant comme un alvéole vide.

« Et il est trop tard », conclut-il, « c’est fini, à tout jamais. »

 

Un rai de lumière passait sous la porte de la salle à manger.

– « Mais il faut vous dépêcher de partir, monsieur Chasle ! » s’écria Antoine, en poussant le battant.

Courbé entre deux piles de faire-part, Chasle préparait des enveloppes.

– « Ah, c’est vous ? Justement… Avez-vous une minute ? » fit-il, sans lever le nez.

Antoine, pensant qu’il s’agissait de préciser une adresse, s’approcha sans méfiance.

– « Une minute ? » répéta le bonhomme, continuant à écrire. « Quoi ?… Que je vous explique ce que je vous disais – pour ce petit capital. »

Sans attendre la réponse, il avait posé sa plume, escamoté son râtelier, et regardait son interlocuteur avec un air émoustillé. Il était désarmant.

– « Vous n’avez donc pas sommeil, monsieur Chasle ? »

– « Oh, non ! Ce qui me tient éveillé, moi, ce sont les idées… » Son petit buste se tendait vers Antoine, qui était resté debout. « J’écris des adresses, j’écris… Mais, pendant ce temps-là, Monsieur Antoine… » (Il eut le sourire malicieux d’un prestidigitateur bon enfant qui va dévoiler un de ses tours :) « Mais, pendant ce temps-là, ça tourne, ça tourne, ad libitum ! »

Et, avant qu’Antoine eût pu trouver une échappatoire :

– « Eh bien, avec ce petit capital dont vous m’avez parlé, Monsieur Antoine, je vais pouvoir réaliser une de mes idées. Oui, une idée à moi : le Comptoir. C’est un nom abréviatif, en quelque sorte. Un comptoir. On peut dire aussi un office. Une boutique, enfin. Oui. D’abord, une boutique. Un magasin, dans une rue passagère de la localité. Mais la boutique, c’est l’extérieur. L’idée, elle est dedans. »

Lorsque son sujet lui tenait fort à cœur, comme en ce moment, il parlait par petites phrases essoufflées, les mains allongées et jointes, en se penchant tantôt à droite, tantôt à gauche. Entre chaque phrase, une courte pause lui permettait d’ordonner dans sa tête la phrase suivante ; un même déclic semblait alors faire basculer le buste et projeter en avant les mots préparés ; puis il s’arrêtait de nouveau, comme s’il ne pouvait sécréter qu’une parcelle de pensée à la fois.

Antoine se demanda si M. Chasle n’avait pas le cerveau plus déséquilibré que de coutume : les événements, plusieurs nuits blanches…

– « Latoche parlerait de tout ça mieux que moi », reprit le petit homme. « Voilà beau temps que je le connais, Latoche ; et, pour le passé, je n’ai jamais eu sur lui que de parfaits antécédents. Une élite. Toujours des idées. Comme moi. Même, à nous deux, une grande idée : ce fameux Comptoir. Le Comptoir de l’Ingéniosité moderne… Vous y êtes ? »

– « Pas tout à fait. »

– « Eh bien, en définitive, les petites inventions. Les petites inventions pratiques !… Tous les petits ingénieurs qui trouvent un petit truc et qui ne savent qu’en faire. On centralise tout ça, Latoche et moi. On lance des réclames dans les journaux de la localité… »

– « Quelle localité ? »

M. Chasle considéra Antoine comme s’il ne comprenait pas la question.

– « Du temps du défunt », continua-t-il après une pause, « j’aurais eu honte bue de raconter ces choses-là. Mais maintenant… Il y a treize ans que je rumine ça, Monsieur Antoine. Depuis l’Exposition. J’ai même, rien qu’à moi seul, inventé un tas de petites célébrités. Oui. Un talon enregistreur, pour compter les pas. Un mouilleur de timbres, automatique et perpétuel. » Il sauta de sa chaise et s’approcha d’Antoine. « Mais le plus conséquent, c’est l’œuf. L’œuf carré. Reste à trouver mon liquide. Pour ça, je suis en correspondance avec des chercheurs. Les curés de campagne, ce sont tous des candidats adeptes : en hiver, après l’Angelus, on a le temps de bricoler, n’est-ce pas ? Je les ai tous lancés sur mon liquide. Dès que j’aurai mon liquide… Mais le liquide, ça n’est plus rien. Le difficile, c’était l’idée. »

Antoine écarquillait les yeux :

– « Dès que vous aurez le liquide ?… »

– « Eh bien, j’y trempe mes œufs… juste assez pour ramollir la coquille sans gâter l’œuf !… Vous y êtes ? »

– « Non. »

– « Je les fais sécher dans des moules… »

– « Carrés ? »

– « Naturellement ! »

M. Chasle se tortillait comme un ver coupé. Antoine ne l’avait jamais vu dans cet état.

– « Par centaines ! Par milliers ! Une usine ! L’œuf carré ! Plus de coquetiers ! L’œuf carré se tient debout ! Sa coquille reste dans le ménage ! On en fait un porte-allumettes, on en fait un pot à moutarde ! L’œuf carré se range en boîtes, comme des pains de savon ! Alors, pour les expéditions, vous vous rendez compte ? »

Il voulut regrimper sur son « strapontin » ; mais aussitôt, comme s’il s’était piqué, il sauta à terre. Il était devenu pourpre.

– « Excusez-moi, je reviens », murmura-t-il en gagnant la porte. « La vessie… C’est nerveux… Dès que je parle de l’œuf… »

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