XIII

Ce jour-là, Jacques avait passé la matinée dans sa chambre, enfermé à double tour, bien qu’il fût seul au rez-de-chaussée. (Léon avait naturellement désiré suivre le convoi.) Par précaution contre lui-même, pour être sûr, au moment où défilerait le cortège, de ne pas chercher dans l’assistance certains visages connus, il avait laissé les volets hermétiquement clos, et, couché sur son lit, les mains dans les poches, le regard perdu dans le rayonnement du plafonnier, il sifflotait.

Vers une heure, l’énervement, la faim, le firent lever. Dans la chapelle du pénitencier, le service solennel devait battre son plein. Là-haut, Mademoiselle et Gise, depuis longtemps revenues de la messe de Saint-Thomas d’Aquin, avaient dû se mettre à table sans l’attendre. D’ailleurs, il était bien décidé à ne voir personne de toute la journée. Il trouverait bien quelques restes dans le buffet.

En traversant le vestibule pour gagner la cuisine, des lettres et des journaux glissés sous la porte d’entrée attirèrent son attention. Et, se penchant soudain, il eut un éblouissement : l’écriture de Daniel !

 

Monsieur Jacques Thibault.

 

Ses doigts frémissants ne parvenaient pas à décacheter l’enveloppe :

 

« Mon cher Jacques, cher grand ami, cher vieux ! J’ai reçu hier soir le mot d’Antoine… »

Dans l’état de dépression où il était, cet appel pénétra en lui avec tant d’acuité qu’il replia brutalement la lettre, en quatre, en huit, jusqu’à ce qu’elle tînt dans son poing crispé. Puis, rageusement, il rentra dans sa chambre et referma la porte à clé, sans se rappeler pourquoi il était sorti. Il fit quelques pas au hasard, et, s’arrêtant net sous la lumière, il déplia le chiffon de papier qu’il parcourut d’un œil papillotant, sans s’occuper du sens, jusqu’au moment où le nom qu’il cherchait lui eût sauté au visage :

 

« … Jenny, ces dernières années, n’a pas bien supporté l’hiver parisien, et, depuis un mois, elles sont toutes deux en Provence… »

 

De nouveau, avec la même brusquerie, il chiffonna la lettre, et, cette fois, l’enfouit en tapon dans sa poche.

Il se sentit d’abord ébranlé, étourdi, puis allégé tout à coup.

Une minute plus tard, comme si la lecture de ces quatre lignes avait modifié ses résolutions, il courut au bureau d’Antoine et ouvrit l’indicateur. Sa pensée, depuis son réveil, ne quittait pas Crouy. En filant sans délai, il pouvait prendre l’express de 14 heures. Il arriverait à Crouy au jour, mais après la cérémonie, longtemps même après le départ du train de retour : il était donc absolument assuré de ne plus y rencontrer personne. Il irait droit au cimetière et reviendrait aussitôt. « Elles sont toutes deux en Provence… »

 

Mais il n’avait pas prévu à quel point ce voyage allait aggraver sa nervosité. Il ne parvenait pas à tenir en place. Heureusement, le train était vide : non seulement il se trouvait seul dans son compartiment, mais, dans tout le wagon, il n’y avait qu’une voyageuse, une vieille dame en noir. Sans se soucier d’elle, Jacques se mit à arpenter le couloir d’un bout à l’autre, comme un fauve en cage. Il ne remarqua pas tout de suite que ces allées et venues désordonnées avaient éveillé l’attention de la voyageuse – peut-être même un peu d’inquiétude. Furtivement, il l’examina ; il ne pouvait pas rencontrer un être tant soit peu particulier dans son attitude, sans s’interrompre quelques secondes pour observer l’échantillon d’humanité que le hasard plaçait sur son chemin. Et, certes, cette femme avait une physionomie attachante. Un beau visage usé, pâli, chargé d’empreintes, un regard affligé et chaud, sans doute alourdi de souvenirs. L’ensemble, que couronnait si bien la blancheur des cheveux, était calme et pur. Elle était en deuil, vêtue avec soin. Elle devait vivre seule depuis longtemps et mener dignement son existence solitaire. Une dame qui rentrait à Compiègne, peut-être, ou à Saint-Quentin. Bourgeoisie de province. Aucun bagage. À côté d’elle, sur la banquette, un gros bouquet de violettes de Parme, à demi enveloppé de papier de soie.

 

À la halte de Crouy, Jacques, le cœur battant, sauta du wagon.

Personne sur le quai.

L’air était glacé, transparent.

Dès la sortie de la gare, la vue du paysage le saisit au cœur. Dédaignant le raccourci et même la grand-route, il partit vers la gauche, par le chemin du Calvaire : un détour de trois kilomètres.

De grands souffles mugissants qui s’élevaient successivement de tous les points cardinaux balayaient en rafales soudaines ces solitudes encore blanches de neige. Le soleil devait s’abaisser vers l’horizon, quelque part derrière ces ouates. Jacques marchait à pas rapides. Il était à jeun depuis le matin, mais il ne sentait plus sa faim, et ce froid l’enivrait. Il se rappelait tout, chaque tournant, chaque talus, chaque buisson. Le Calvaire s’apercevait de loin, dans son bouquet d’arbres nus, à la patte d’oie des trois routes. Ce chemin, là-bas, menait à Vaumesnil. Cette hutte de cantonniers, combien de fois, pendant sa promenade quotidienne avec son gardien, s’y était-il abrité de la pluie ! Deux ou trois fois avec le père Léon ; une fois au moins avec Arthur. Arthur et sa figure plate d’honnête Lorrain, ses yeux pâles, et soudain ce ricanement équivoque…

Ses souvenirs le fouaillaient, plus encore que ce vent glacé qui lui tailladait le visage et lui donnait l’onglée. Il ne pensait plus du tout à son père.

La courte journée d’hiver s’achevait vite ; la lumière était morne, mais il faisait encore clair.

En arrivant à Crouy, il faillit faire un crochet, ainsi qu’autrefois, pour prendre la ruelle derrière les maisons, comme s’il redoutait encore d’être montré au doigt par les gamins. Après huit ans, qui pouvait le reconnaître ? D’ailleurs, la rue était déserte, les portes closes ; la vie du village semblait figée par le froid ; mais toutes les cheminées fumaient dans le ciel gris. L’auberge apparut, avec son perron d’angle et son enseigne, qui grinçait au vent. Rien n’était changé. Pas même cette neige fondue sur ce sol crayeux, cette fange blanchâtre dans laquelle il croyait enfoncer encore ses brodequins réglementaires. L’auberge : c’est là que le père Léon, écourtant la promenade, l’incarcérait dans une buanderie vide pour pouvoir faire sa partie à l’estaminet ! Une fille en fichu, venue de la ruelle, fit claquer ses galoches sur les pierres du perron. La nouvelle servante ? Peut-être bien l’enfant de l’aubergiste, cette gamine qui toujours s’enfuyait à la vue du « prisonnier » ? Avant de disparaître dans la maison, la fille, sournoisement, regarda passer le jeune homme inconnu. Jacques hâta le pas.

Il était au bout du village. Dès qu’il eut dépassé les dernières maisons, il aperçut, au milieu de la plaine, isolé dans sa ceinture de hauts murs, le grand bâtiment coiffé de neige et les rangées de fenêtres à barreaux. Ses jambes tremblaient. Rien n’était changé. Rien. L’allée, sans un arbre, qui menait au portail, n’était qu’un fleuve de boue. Sans doute, un étranger, perdu dans ce crépuscule d’hiver, eût mal déchiffré les lettres d’or gravées au-dessus du premier étage. Jacques, lui, lisait nettement l’inscription orgueilleuse à laquelle son regard restait rivé :

 

FONDATION OSCAR THIBAULT

 

Alors seulement il songea que M. le Fondateur était mort, que ces ornières venaient d’être creusées par les landaus du cortège, que c’était pour son père qu’il avait entrepris ce pèlerinage ; et, soulagé soudain de pouvoir tourner le dos à ce décor sinistre, il rebroussa chemin, prit à gauche et piqua dans la direction des deux thuyas qui flanquaient l’entrée du cimetière.

La grille, fermée d’ordinaire, était restée ouverte. Les traces des roues indiquaient le chemin. Jacques avança machinalement vers un amas de couronnes, fanées par le froid, et qui ressemblait moins à un tertre fleuri qu’à un amoncellement d’épluchures.

En avant de la tombe, un gros bouquet de violettes de Parme, dont les tiges étaient enveloppées de papier de soie, et qui semblait avoir été posé là après coup, gisait, isolé, sur la neige.

« Tiens », se dit-il, sans d’ailleurs attacher d’intérêt à cette coïncidence.

Et, tout à coup, devant cette terre fraîchement remuée, il eut la vision du cadavre enfoui dans cette boue, tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois à cette seconde tragique et ridicule où l’employé des Pompes funèbres, après un geste courtois vers la famille, avait, à jamais, rabattu le linceul sur ce visage déjà transformé.

« Hop ! Vite ! Au rendez-vous ! » songea-t-il avec une angoisse aiguë ; et un brusque sanglot l’étouffa.

Depuis Lausanne, à demi inconscient, il s’était laissé charrier, d’heure en heure, par le cours des événements. Mais là, subitement, se réveillait en lui une tendresse ancienne, puérile, excessive, illogique à la fois et indiscutable, que rendait cuisante un sentiment de confusion et de remords. Il comprenait maintenant pourquoi il était venu. Il se souvint de ses colères, des pensées de mépris, de haine, des désirs de vengeance, qui avaient lentement empoisonné sa jeunesse. Vingt détails oubliés revenaient aujourd’hui l’atteindre au vif, comme des balles qui ricochent. Pendant quelques minutes, délivré de toute sa rancune, rendu à son instinct filial, il pleura son père. Pendant quelques minutes, il fut l’un des deux êtres qui, sans se connaître, de leur propre mouvement et à l’écart des démonstrations officielles, avaient éprouvé le besoin, ce jour-là, de venir s’émouvoir devant cette sépulture ; l’un des deux seuls êtres au monde, de qui M. Thibault avait été vraiment pleuré ce jour-là.

Mais il avait trop l’habitude de regarder les choses en face, pour que l’extravagance de son chagrin, de ses regrets, ne lui apparût assez vite. Il savait pertinemment que, si ce père avait encore vécu, il l’eût détesté et fui de nouveau. Cependant, il restait là, prostré, en proie à des sentiments attendris et vagues. Il regrettait il ne savait quoi… – ce qui aurait pu avoir été. Il se plut même, un instant, à imaginer un père tendre, généreux, compréhensif, pour pouvoir regretter de n’avoir pas été le fils irréprochable de ce père affectueux.

Puis, haussant les épaules, il fit demi-tour et sortit du cimetière.

 

Un peu d’animation était revenue au village. Les cultivateurs achevaient leur journée. Des fenêtres s’éclairaient.

Pour éviter les maisons, au lieu de prendre la direction de la gare, il s’engagea sur la route de Moulin-Neuf et se trouva presque aussitôt dans les champs.

Il n’était plus seul. Insinuante et opiniâtre comme une odeur, elle l’avait poursuivi, elle s’attachait à lui, elle pénétrait une à une toutes ses pensées. Elle marchait près de lui dans cette plaine silencieuse, sous cette lumière frisante qui palpitait sur la neige, dans cet air adouci par une trêve momentanée des vents. Il ne luttait pas ; il s’abandonnait à cette oppression de la mort ; et l’intensité avec laquelle lui apparaissaient en ce moment l’inutilité de la vie, la vanité de tout effort, provoquait même en lui une voluptueuse exaltation. Pourquoi vouloir ? Espérer quoi ? Toute existence est dérisoire. Rien, absolument rien, ne vaut plus la peine – dès que l’on sait la mort ! Il se sentait atteint, cette fois, au plus intime. Plus aucune ambition, aucune envie de dominer, aucun désir de réaliser quoi que ce fût. Et il n’imaginait pas qu’il pût jamais guérir de cette angoisse, ni retrouver une quiétude quelconque ; il n’avait même plus la velléité de croire que, si la vie est brève, l’homme a quelquefois le temps de mettre un peu de lui-même à l’abri de la destruction, qu’il lui est parfois accordé de soulever un peu de son rêve au-dessus du flot qui l’emporte, pour que quelque chose de lui flotte encore après qu’il aura coulé à pic.

Il allait droit devant lui, à pas rapides et saccadés, raidi comme quelqu’un qui s’enfuit et porte contre sa poitrine une chose fragile. S’évader de tout ! Non seulement de la société et de ses crocs ; non seulement de la famille, de l’amitié, de l’amour ; non seulement de soi, des tyrannies de l’atavisme et de l’habitude ; mais s’évader aussi de son essence la plus secrète, de cet absurde instinct vital qui rive encore à l’existence les plus misérables épaves humaines. De nouveau, sous sa forme abstraite, l’idée si logique de suicide, de disparition volontaire et totale, le visita. L’atterrissage, enfin, dans l’inconscience. Il revit soudain son père mort et son beau visage apaisé.

« … Nous nous reposerons, oncle Vania… Nous nous reposerons… »

Malgré lui, il fut distrait par le bruit de plusieurs chariots dont il apercevait les lanternes, et qui venaient à sa rencontre, brimbalant à travers les ornières, parmi les cris et les rires des charretiers. L’idée de croiser des gens lui fut intolérable. Sans hésiter, il sauta le fossé plein de neige qui bordait le chemin, traversa en titubant un labour durci, atteignit la lisière d’un petit bois et s’élança dans le fourré.

Les feuilles gelées craquaient sous ses semelles, les pointes hargneuses des branches lui fustigeaient les joues. Il avait enfoncé exprès les mains dans ses poches, et il plongeait avec ivresse en plein taillis, heureux de cette flagellation, ne sachant où il allait, mais décidé à fuir les routes, les hommes, tout !

Ce n’était qu’une bande étroite de terrain boisé qu’il eut tôt fait de franchir. À travers les fûts, il aperçut de nouveau, coupée par une route, la plaine blanche sous le ciel ténébreux et, en face de lui, dominant l’horizon, le Pénitencier avec sa rangée de lumières : l’étage des ateliers et des études. Alors une idée folle traversa son imagination : tout un film se déroula : escalader le mur bas du hangar, chevaucher la crête jusqu’à la fenêtre du magasin, casser la vitre, frotter une allumette, jeter à travers les barreaux un bouchon de paille enflammée. La réserve de couchettes flambait comme une torche, les flammes gagnaient déjà le pavillon directorial, dévoraient son ancienne cellule, sa table, sa chaise, son tableau noir, son lit… Le feu anéantissait tout !

Il passa la main sur son visage égratigné. Il eut le sentiment pénible de son impuissance – et du ridicule.

Tournant définitivement le dos à la Fondation, au cimetière, au passé, il partit à grands pas vers la gare.

 

Le train de 17 h. 40 était manqué de quelques minutes. Il fallait patienter, et prendre l’omnibus de 19 heures.

La salle d’attente était une glacière et empestait le moisi.

Longtemps il fit les cent pas sur le quai désert, le feu aux joues, écrasant dans sa poche la lettre de Daniel : il s’était juré de ne pas la rouvrir.

Enfin il s’approcha du réflecteur qui éclairait l’horloge, s’appuya au mur, tira le papier de sa poche et se mit à lire :

 

« Mon cher Jacques, cher grand ami, cher vieux ! J’ai reçu hier soir le mot d’Antoine et je n’ai pu fermer l’œil. Si j’avais pu, entre hier soir et ce matin, arriver jusqu’à toi, te voir, vivant, pendant cinq minutes, j’aurais sauté le mur, sans hésiter, oui, malgré les risques, pour te revoir, mon vieux, mon ami, te retrouver devant moi, toi, Jacques, vivant ! Dans cette turne de sous-off’ que je partage avec deux autres ronfleurs, toute la nuit, sur mon plafond à la chaux éclairé de lune, j’ai vu défiler toute notre enfance, toute notre vie commune, le lycée, après, et tout, et tout. Mon ami, mon vieil ami, mon frère ! Comment ai-je pu vivre tout ce temps sans toi ? Écoute : jamais, pas une minute, je n’ai douté de ton amitié. Tu vois, je t’écris dès ce matin, aussitôt fini l’exercice, au reçu du petit mot d’Antoine, sans rien savoir de précis, sans même me demander de quel œil tu vas lire cette lettre de moi, et sans avoir encore compris comment et pourquoi tu m’as infligé, pendant trois ans, ce mortel silence. Comme tu m’as manqué, comme tu me manques, même aujourd’hui ! Comme tu m’as manqué surtout avant le régiment, dans la vie civile ! Le soupçonnes-tu, seulement ? Cette force que tu me communiquais, toutes les belles choses qui n’étaient en moi qu’à l’état de possibilités et que tu as fait sortir de moi, et qui, jamais, sans toi, sans ton amitié… »

 

Les mains de Jacques tremblaient en élevant jusqu’à ses yeux les feuillets chiffonnés, qu’il déchiffrait avec peine, sous ce mauvais éclairage, et à travers ses larmes. Juste au-dessus de sa tête, un timbre, aigu et perforant comme une vrille, grelottait interminablement.

 

« … Cela, je crois que tu ne t’en es jamais douté, parce que, dans ce temps-là, j’avais trop d’orgueil pour l’avouer, surtout à toi. Et alors, quand tu as disparu, je ne pouvais pas le croire, je n’y ai rien compris. Comme j’ai souffert ! Du mystère, surtout ! Peut-être que je comprendrai un jour. Mais, aux pires moments d’inquiétude et même de rancune, jamais je n’ai eu l’idée que tes sentiments pour moi (si seulement tu étais vivant) avaient pu changer. Et, tu vois : aujourd’hui non plus, je ne doute pas de toi.

………………………………………………

« Interrompu par des embêtements de service.

« Je suis venu me réfugier dans un coin de la cantine, bien qu’à cette heure ce soit interdit. Tu ne sais probablement pas ce qu’est cette vie de caserne, ce monde qui m’a pris et me tient, depuis treize mois. Mais ce n’est pas pour parler caserne que je t’écris.

« C’est affreux, tu vois, on ne sait même plus bien quoi se dire, comment se parler. Tu devines bien les milliers de questions que j’ai au bout de ma plume. À quoi bon ? Je voudrais seulement que tu consentes à répondre à l’une d’elles, parce que celle-là est vraiment trop lancinante : Vais-je te revoir, dis ? Tout ce cauchemar, est-il fini ? Es-tu retrouvé ? Ou bien… Ou bien vas-tu échapper encore ? Écoute, Jacques, puisque je suis à peu près sûr que cette lettre au moins sera lue par toi, puisque je n’ai peut-être que cette minute-ci pour t’atteindre, laisse-moi te crier ceci : Je suis capable de tout comprendre, de tout admettre de toi, mais, je t’en supplie, quoi que tu projettes encore, ne disparais plus si totalement de ma vie ! J’ai besoin de toi. (Si tu savais comme je suis orgueilleux de toi, combien j’attends de grandes choses de toi, et comme je tiens à cet orgueil !) Je suis prêt à accepter toutes tes conditions. Si tu exiges de moi que je n’aie pas ton adresse, qu’il n’y ait aucun échange entre nous, que je n’écrive jamais, si même tu exiges que je ne communique jamais à personne, même pas à ce malheureux Antoine, les nouvelles que j’aurai de toi, c’est promis, oui, j’accepte tout, je m’engage d’avance à tout. Mais que j’aie de temps à autre un signe de vie, la preuve que tu existes et que tu as pensé à moi ! Ces derniers mots, je les regrette, je les biffe, parce que je sais, je suis sûr, que tu penses à moi. (De cela non plus je n’ai jamais douté. Je n’ai jamais eu l’idée que tu pouvais vivre encore et ne plus penser à moi, à notre amitié.)

« J’écris, j’écris, sans pouvoir réfléchir, et je sens bien que je n’arrive pas à m’exprimer. Mais ça ne fait rien, c’est délicieux après ce mortel silence.

« Je devrais te parler de moi pour que tu puisses, quand tu penseras à moi, penser à celui que je suis devenu et pas seulement à celui que tu as quitté. Antoine t’en parlera peut-être. Il me connaît bien. Nous nous sommes beaucoup vus depuis ton départ. Moi, je ne sais par quoi commencer. Tant d’arriéré, vois-tu, ça me décourage ! Et puis, tu sais bien comment je suis, moi : je vis, je vais, je suis tout au présent, je ne sais pas revenir en arrière. Ce service militaire a interrompu mon travail au moment où il me semblait que j’entrevoyais des choses essentielles, sur moi, sur l’art, sur tout ce que je cherchais confusément depuis toujours. Mais c’est idiot de parler de ça aujourd’hui. D’ailleurs, je ne regrette rien. Cette vie militaire, c’est pour moi quelque chose de nouveau et de très fort, une grande épreuve et aussi une grande expérience, surtout depuis que j’ai à commander des hommes. Mais c’est idiot de parler de ça aujourd’hui.

« Mon seul grand regret, c’est d’être depuis un an séparé de Maman, surtout parce que je sens bien qu’elles souffrent beaucoup toutes les deux de cette séparation. Il faut te dire que la santé de Jenny n’est pas brillante et qu’à plusieurs reprises nous avons été inquiets. Nous, c’est-à-dire moi, car Maman, tu la connais, elle n’a jamais l’idée que les choses puissent tourner mal. Néanmoins, Maman a reconnu que Jenny, ces dernières années, n’a pas bien supporté l’hiver parisien, et, depuis un mois, elles sont toutes deux en Provence, dans une espèce de maison de repos où l’on soignera Jenny jusqu’au printemps, si possible. Elles ont tant de sujets de souci et de chagrin ! Mon père est toujours le même, n’en parlons pas. Il est en Autriche, mais il a des histoires à n’en plus finir.

« Mon cher vieux, je pense tout à coup que ton père, à toi, vient de mourir. C’est par là que je voulais commencer cette lettre, excuse-moi. D’ailleurs, je suis embarrassé pour te parler de ce deuil. Et pourtant je suis ému en pensant à ce que tu as dû éprouver : je suis presque sûr qu’un tel événement a provoqué en toi un choc inattendu et cruel.

« Je vais m’arrêter là à cause de l’heure et du vaguemestre. Je veux que cette lettre t’atteigne, et le plus tôt possible.

« Mon vieux, tant pis, il y a encore une chose que je veux t’avoir écrite, à tout hasard. Moi, je ne peux pas aller à Paris, je suis bouclé ici, je n’ai aucun moyen d’aller jusqu’à toi. Mais Lunéville est à cinq heures de Paris. Je suis bien vu, ici. (Le colonel, naturellement, m’a fait décorer la Salle des rapports.) Je suis assez libre. On ne me refuserait pas la permission de la journée, si… si toi… Mais non, je ne veux pas même y rêver ! Je te répète que je suis prêt à tout accepter, à tout comprendre, sans jamais cesser de t’aimer comme mon seul grand ami de toujours.

« DANIEL. »

 

Jacques avait lu ces huit pages d’un trait. Il restait frissonnant, attendri, déconcerté, confondu. Mais ce qu’il éprouvait, ce n’était pas seulement un réveil d’amitié – si fougueux qu’il eût été capable de sauter, dès ce soir, dans un train pour Lunéville – c’était, plus encore, une angoisse qui rongeait profondément une autre région de son cœur, région douloureuse, obscure, et où il ne pouvait ni ne voulait porter la lumière.

Il fit quelques pas. Il tremblait d’énervement plus que de froid. Il avait gardé la lettre à la main. Il revint s’appuyer au mur, sous le tintement du timbre infernal, et, le plus posément qu’il put, se mit à la relire, en entier.

 

La demie de huit heures avait sonné lorsqu’il sortit de la gare du Nord. La nuit était belle et pure ; les ruisseaux, gelés ; les trottoirs, secs.

Il mourait de faim. Rue La Fayette, il avisa une brasserie, entra, se laissa tomber sur la banquette, et, sans enlever son chapeau, sans même baisser son col, il dévora trois œufs durs, une portion de choucroute, une demi-livre de pain.

Quand il fut rassasié, il but coup sur coup deux bocks et regarda devant lui. La salle était presque vide. En face, sur l’autre rangée des banquettes, une femme seule, attablée devant un verre vide, l’observait. Elle était brune, large d’épaules, jeune encore. Il surprit un regard discret, compatissant, et il en ressentit quelque émoi. Elle était bien modestement vêtue pour être de ces professionnelles qui rôdent autour des gares. Une débutante ?… Leurs yeux se croisèrent. Il détourna les siens : au moindre signe elle serait venue s’asseoir à sa table. Elle avait une expression naïve et tristement expérimentée à la fois, qui n’était pas sans attrait ni saveur. Il balança quelques secondes, tenté : ce serait rafraîchissant, ce soir, un être simple, proche de la nature, et qui ne sût rien de lui… Elle l’examinait franchement ; elle semblait deviner son hésitation. Lui, il évitait avec soin son regard.

Il se ressaisit enfin, paya le garçon et sortit vite, sans tourner les yeux vers elle.

Dehors, le froid le saisit. Rentrer à pied ? Trop las. Il vint au bord du trottoir, guettant un instant les voitures et fit signe au premier taxi libre qu’il aperçut.

Comme l’auto s’arrêtait devant lui, quelqu’un le frôla : la femme l’avait suivi ; elle toucha son coude et dit gauchement :

– « Venez chez moi, si vous voulez. Rue Lamartine. »

Il fit non, de la tête, amicalement, et ouvrit la portière.

– « Redescendez-moi au moins jusqu’à la rue Lamartine, au 97… », implora la femme, comme si elle s’était mis en tête de ne pas le quitter.

Le chauffeur regardait Jacques en souriant :

– « Alors, patron, 97, rue Lamartine ? »

Elle crut, ou feignit de croire, que Jacques acceptait, et bondit dans la voiture ouverte.

– « Eh bien, rue Lamartine », concéda Jacques.

L’auto démarra.

– « Pourquoi crânes-tu avec moi ? » demanda-t-elle aussitôt, d’une voix chaude qui la complétait bien. Puis, sur un ton câlin, elle ajouta en se penchant : « Si tu crois que ça ne se voit pas que t’es tout chaviré ! »

Elle l’enserrait gentiment de ses deux bras, et cette caresse, cette tiédeur, amollirent Jacques.

Cédant à la tentation de se faire plaindre, il étouffa un soupir, sans répondre. Alors, comme si, par ce soupir et ce silence, il se fût livré, elle le serra plus fort, et, lui enlevant son chapeau, elle lui attira la tête contre sa poitrine. Il se laissait faire : accablé tout à coup, il pleurait sans savoir pourquoi.

D’une voix qui tremblait, elle lui glissa dans l’oreille :

– « T’as fait un mauvais coup, pas vrai ? »

Il fut si stupéfait qu’il ne protesta pas. Il comprit subitement que, dans ce Paris gelé et sec, avec son pantalon crotté jusqu’aux cuisses et son visage griffé par les branches, il pouvait avoir l’air d’un malfaiteur. Il ferma les yeux : il éprouvait une délicieuse ivresse à être pris pour un bandit par cette fille.

Elle avait de nouveau interprété ce silence comme un aveu, et elle lui pressait passionnément la tête contre elle.

D’une voix différente encore, énergique, complice, elle proposa :

– « Veux-tu que je te cache chez moi ? »

– « Non », fit-il, sans bouger.

Elle semblait dressée à accepter même ce qu’elle ne comprenait pas.

– « Au moins », reprit-elle après une hésitation, « veux-tu du pèze ? »

Cette fois, il ouvrit les yeux et se souleva :

– « Quoi ? »

– « J’ai trois cent quarante balles là-dedans, les veux-tu ? », fit-elle, en soulevant son petit sac. Dans son accent canaille, il y avait une tendresse rude, un peu courroucée, de sœur aînée.

Il était si ému qu’il ne put répondre tout de suite.

– « Merci… Pas besoin », murmura-t-il, en secouant la tête.

L’auto ralentit et s’arrêta devant une maison à porte basse. Le trottoir était mal éclairé et désert.

Jacques crut qu’elle allait lui demander de monter chez elle. Que ferait-il ?

Mais il n’eut pas à hésiter. Elle s’était levée. Elle se tourna vers lui, mit un genou sur le coussin et, dans l’ombre, étreignit Jacques une dernière fois.

– « Pauvre gosse », soupira-t-elle.

Elle chercha ses lèvres, les baisa avec violence comme pour y découvrir un secret, y trouver un goût de crime, puis, se dégageant aussitôt :

– « Te fais pas pincer, au moins, imbécile ! »

Elle avait déjà sauté de la voiture, et claqué la portière. Elle tendit cent sous au chauffeur :

– « Prenez la rue Saint-Lazare. Monsieur vous arrêtera. »

L’auto repartit. Jacques eut à peine le temps de voir l’inconnue disparaître, sans s’être retournée, dans un couloir obscur.

Il se passa la main sur le front. Il était tout étourdi.

L’auto filait.

Il baissa la vitre, reçut au visage un baptême d’air frais, respira un grand coup, sourit, et, se penchant vers le chauffeur :

– « Conduisez-moi 4 bis rue de l’Université », cria-t-il gaiement.

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