XIV

Aussitôt achevé le défilé au cimetière, Antoine s’était fait conduire en auto à Compiègne, sous le prétexte de donner des instructions au marbrier, mais surtout parce qu’il redoutait la promiscuité du train de retour. Un express, à 17 h. 30, le ramènerait à Paris avant le dîner. Il espérait voyager seul.

C’était compter sans le hasard.

En arrivant sur le quai, quelques minutes avant l’heure, il eut la surprise de se trouver face à face avec l’abbé Vécard, et dut réprimer un mouvement d’humeur.

– « Monseigneur », expliqua l’abbé, « a eu la bonté de m’offrir une place dans sa voiture pour que nous puissions causer un peu… »

Il remarqua le visage maussade et fatigué d’Antoine :

– « Mon pauvre ami, vous devez être épuisé… Tant de monde… Tous ces discours… Pourtant, plus tard, cette journée s’inscrira, pour vous, parmi les grands souvenirs… Je regrette que Jacques n’ait pas assisté à cela… »

Antoine allait expliquer combien, dans les circonstances actuelles, l’abstention de son frère lui semblait naturelle, lorsque l’abbé l’arrêta :

– « Je vous entends, je vous entends… Mieux vaut qu’il ne soit pas venu. Vous lui raconterez combien cette cérémonie a été… édifiante. N’est-ce pas ? »

Antoine ne put s’empêcher de relever le mot :

– « Édifiante ? Pour d’autres, peut-être », grommela-t-il, « mais pas pour moi. Je vous avoue que cette solennité, cette éloquence officielle… »

Son regard, croisant celui du prêtre, y surprit une lueur malicieuse. L’abbé portait le même jugement qu’Antoine sur les discours de l’après-midi.

Le train entrait en gare.

Ils avisèrent un wagon mal éclairé, mais vide, où ils s’installèrent.

– « Vous ne fumez pas, Monsieur l’abbé ? »

Le prêtre leva gravement son index jusqu’à ses lèvres.

– « Tentateur ! » fit-il, en prenant une cigarette. Il l’alluma, les yeux plissés ; puis il la retira de ses lèvres et l’examina complaisamment en soufflant la fumée par les narines.

– « Dans une cérémonie de ce genre », reprit-il avec bonhomie, « il est inévitable qu’il y ait un côté – disons, avec votre ami Nietzsche : humain… trop humain… Malgré tout, il reste qu’une semblable manifestation collective du sentiment religieux, du sentiment moral, est bien émouvante, et l’on ne peut y rester insensible. N’est-il pas vrai ? »

– « Je ne sais pas », insinua Antoine, après une pause. Il se tourna vers l’abbé et le considéra un instant en silence.

Ce placide visage, ce regard insinuant et doux, ce ton confidentiel, et cette inclinaison de la tête sur la gauche qui donnait au prêtre un air constamment recueilli, et ces mains nonchalamment soulevées à hauteur de la poitrine, tout cela était depuis vingt ans familier à Antoine. Mais il découvrait, ce soir, que quelque chose se trouvait changé dans leurs rapports. Jusqu’ici il n’avait considéré l’abbé Vécard qu’en fonction de M. Thibault : l’abbé n’était que le directeur spirituel de son père. La mort venait de supprimer cet intermédiaire ; et les raisons qui, naguère, l’incitaient, vis-à-vis du prêtre, à une prudente réserve, avaient aujourd’hui disparu. Il n’était plus, devant l’abbé, qu’un homme devant un autre. Et, comme, après cette journée éprouvante, il lui était plus difficile de modérer l’expression de sa pensée, ce fut un soulagement de déclarer, sans détours :

– « Ces sentiments-là, je l’avoue, me sont totalement étrangers… »

L’abbé prit un ton gouailleur :

– « Pourtant, parmi les sentiments humains, le sentiment religieux semble bien, si je ne m’abuse, être assez communément constaté chez l’homme… Qu’en pensez-vous, mon cher ami ? »

Antoine ne songeait pas à plaisanter :

– « Je me suis toujours souvenu d’une phrase de l’abbé Leclerc, le directeur de l’École, qui m’a dit un jour, pendant mon année de philosophie : “Il y a des gens intelligents, et qui n’ont aucun sens artistique. Peut-être, vous, n’avez-vous pas le sens religieux.” Le brave homme ne cherchait qu’une occasion de boutade ; mais j’ai toujours pensé que, ce jour-là, il avait vu très clair. »

– « Si cela pouvait être, mon pauvre ami », dit l’abbé, sans se départir de son affectueuse ironie, « vous seriez bien à plaindre, car la moitié du monde vous serait fermée !… Oui, il n’y a guère de grands problèmes dont on ne puisse dire que celui qui ne les aborde pas avec un sentiment religieux reste condamné à n’en apercevoir qu’une bien faible partie. Ce qui fait la beauté de notre religion… Pourquoi souriez-vous ? »

Antoine ne le savait pas lui-même. Peut-être simplement par réaction nerveuse, après cette semaine d’émotions, après cette journée d’impatience.

L’abbé sourit à son tour :

– « Quoi donc ? Nierez-vous que notre religion soit belle ? »

– « Non, non », repartit Antoine, avec enjouement. « Qu’elle soit “belle”, je le veux bien… » Il ajouta sur un ton taquin : « pour vous faire plaisir… – Mais, tout de même… »

– « Eh bien ? »

– « Mais, tout de même, être “beau” ne dispense pas d’être raisonnable ! »

L’abbé remua doucement ses mains devant lui.

– « Raisonnable ! » murmura-t-il, comme si ce mot soulevait un monde de questions qu’il ne pouvait aborder pour l’instant, mais dont il possédait la clé. Il réfléchit, puis, avec un accent plus combatif :

– « Vous êtes peut-être de ceux qui s’imaginent que la religion perd du terrain dans les esprits modernes ? »

– « Je n’en sais rien », dit Antoine, dont la modération surprit l’abbé. « Peut-être que non. Il est même possible que les efforts des esprits modernes – et je pense à ceux-là mêmes qui sont le plus éloignés de la foi littérale – tendent obscurément à rassembler les éléments d’une religion, à rapprocher des notions qui, dans leur ensemble, constitueraient un tout assez peu différent de la conception que beaucoup de croyants se font de Dieu… »

Le prêtre approuva :

– « Et comment donc en serait-il autrement ? Il faut songer à ce qu’est la condition de l’homme. La religion est la seule compensation à tout ce qu’il sent de vil dans ses instincts. C’est sa seule dignité. Et c’est aussi la seule consolation à ses souffrances, l’unique source de résignation. »

– « Ça, c’est vrai », s’écria Antoine, avec ironie : « il y a si peu d’hommes qui attachent plus de prix à la vérité qu’à leur confort ! Et la religion, c’est le comble du confort moral !… Mais, ne vous en déplaise, Monsieur l’abbé, il y a néanmoins quelques esprits chez lesquels le goût de comprendre est plus impérieux que celui de croire. Et ceux-là… ! »

– « Ceux-là ? » riposta le prêtre. « Ils se placent toujours sur le terrain si resserré, si fragile, de l’intelligence et du raisonnement. Et ils ne s’élèvent pas au-delà. Nous devons les plaindre, nous dont la foi vit et se développe sur un autre plan, tellement plus vaste : celui de la volonté, celui du sentiment… N’est-il pas vrai ? »

Antoine eut un sourire ambigu. Mais la lumière était si défectueuse que l’abbé ne s’en aperçut pas ; il poursuivit cependant, et cette insistance semblait témoigner qu’il n’était pas tout à fait dupe du « nous » qu’il venait de prononcer.

– « On s’imagine qu’on est très fort, aujourd’hui, parce qu’on veut “comprendre”. Mais croire, c’est comprendre. Et comprendre, c’est croire. Ou, plutôt, disons que “comprendre” et “croire” n’ont pas de commune mesure. Certains, aujourd’hui, refusent pour vrai ce que leur raison, insuffisamment préparée ou faussée par une culture tendancieuse, ne parvient pas à démontrer. C’est simplement qu’ils ne vont pas assez avant. Il est parfaitement possible de connaître Dieu avec certitude, et de le démontrer par la raison. Depuis Aristote, qui fut, ne l’oublions pas, le maître de saint Thomas, la raison prouve pertinemment… »

Antoine laissait parler l’abbé, sans intervenir, mais en fixant sur lui un regard sceptique.

– « … Notre philosophie religieuse », continua le prêtre, que ce silence gênait, « nous offre sur ces questions les raisonnements les plus serrés, les plus… »

– « Monsieur l’abbé », interrompit enfin Antoine gaiement, « avez-vous bien le droit de dire : raisonnements religieux… philosophie religieuse ? »

– « Le droit ? » fit l’abbé Vécard, interloqué.

– « Dame ! Il n’y a presque pas, à proprement parler, de pensée religieuse, puisque penser c’est d’abord douter ! »

– « Oh, oh, mon jeune ami, où allons-nous ? » s’écria l’abbé.

– « Je sais bien que l’Église ne s’embarrasse pas de si peu… Mais tous les rapports qu’elle s’ingénie, depuis cent ans et plus, à établir entre sa foi et la philosophie ou la science modernes, sont plus ou moins… truqués – pardonnez-moi le mot – puisque ce qui alimente la foi, ce qui fait son objet, ce qui attire si fort les tempéraments religieux, c’est justement ce surnaturel que nient la philosophie et la science ! »

L’abbé se trémoussait sur la banquette : il commençait à sentir que ce n’était pas un jeu. Sa voix se nuança de mécontentement, enfin :

– « Vous semblez tout à fait ignorer que c’est à l’aide de leur intelligence, par le raisonnement philosophique, que la plupart de nos jeunes gens arrivent aujourd’hui à la foi. »

– « Oh, oh… », fit Antoine.

– « Quoi donc ? »

– « Je vous avoue que je ne parviens pas à concevoir la foi autrement qu’intuitive et aveugle. Quand elle prétend s’appuyer sur la raison… »

– « Croyez-vous donc encore que la science et la philosophie nient le surnaturel ? Erreur, mon jeune ami : erreur grossière. La science l’omet, ce qui n’est pas la même chose. Quant à la philosophie, toute philosophie digne de ce nom… »

– « Digne de ce nom… Bravo ! Et voilà les adversaires dangereux mis à l’ombre ! »

– « … Toute philosophie digne de ce nom mène nécessairement au surnaturel », poursuivit le prêtre, sans se laisser interrompre. « Mais allons plus loin : même si vos savants modernes parvenaient à démontrer qu’il y a entre l’essentiel de leurs découvertes et l’enseignement de l’Église une antinomie fondamentale – ce qui, en l’état actuel de notre apologétique, est vraiment une perfide, une absurde hypothèse – qu’est-ce que cela prouverait, je vous le demande ? »

– « Ah, diable ! » fit Antoine, souriant.

– « Rien du tout ! » continua l’abbé, avec feu. « Cela signifierait simplement que l’intelligence de l’homme n’est pas encore capable d’unifier ses connaissances et qu’elle avance en chancelant – ce qui », ajouta-t-il avec un sourire amical, « ne serait pas une découverte pour tout le monde…

« Voyons, Antoine, nous n’en sommes plus au temps de Voltaire ! Ai-je besoin de vous rappeler que la prétendue “raison” de vos philosophes athées n’a jamais remporté sur la religion que de bien trompeuses, de bien éphémères victoires ? Existe-t-il un seul point de la foi sur lequel l’Église ait jamais pu être convaincue d’illogisme ? »

– « Pas un, je vous l’accorde ! » interrompit Antoine en riant. « L’Église a toujours su se ressaisir à point nommé. Vos théologiens sont passés maîtres dans l’art de fabriquer des argumentations subtiles et d’apparence logique, qui leur permettent de n’être jamais longtemps de suite embarrassés par les attaques des logiciens. Depuis quelque temps surtout, je le reconnais, ils montrent à ce jeu une ingéniosité… déconcertante ! Mais cela ne fait illusion qu’à ceux qui, d’avance, veulent s’illusionner. »

– « Non, mon ami. Persuadez-vous, au contraire, que la logique de l’Église a toujours le dernier mot, parce qu’elle est autrement plus… »

– « … plus déliée, plus tenace… »

– « … plus profonde que la vôtre. Peut-être reconnaîtrez-vous avec moi que notre raison, lorsqu’elle est livrée à ses seules ressources, ne parvient à rien d’autre qu’à des architectures de mots auxquelles notre cœur ne peut trouver son compte. Pourquoi donc ? Ce n’est pas seulement parce qu’il y a un ordre de vérités qui semble échapper à la logique courante, ni parce que la notion de Dieu semble dépasser les possibilités de l’intelligence ordinaire : c’est surtout – comprenez-moi bien – parce que notre entendement, abandonné à lui seul, manque de force, manque de prise, en ces matières subtiles. Autrement dit, une foi véritable, une foi vive, a le droit d’exiger des explications qui satisfassent pleinement la raison ; mais notre raison elle-même doit se laisser instruire par la Grâce. La Grâce éclaire l’entendement. Le vrai croyant ne s’élance pas seulement, avec toute son intelligence, à la recherche de Dieu ; il doit aussi s’offrir humblement à Dieu, à Dieu qui le cherche ; et, quand il s’est élevé jusqu’à Dieu par la pensée rationnelle, il doit se faire vide et béant, il doit se faire… concave, pour accueillir, pour recevoir ce Dieu qui est sa récompense ! »

– « Ce qui revient à dire que la pensée ne suffit pas pour atteindre la vérité et qu’il y faut aussi ce que vous appelez la Grâce… C’est un aveu, ça, et bien grave », constata Antoine, après un silence chargé.

L’accent était tel que le prêtre repartit aussitôt :

– « Ah, pauvre ami, vous êtes victime de votre temps… Vous êtes rationaliste ! »

– « Je suis… – c’est toujours difficile de dire ce qu’on est ! – mais j’avoue que j’en tiens pour les satisfactions de la raison. »

L’abbé agita ses deux mains :

– « Et pour les séductions du doute… Car c’est un reste de romantisme : on tire un peu vanité de son vertige, on se flatte de subir un tourment supérieur… »

– « Ça, pas du tout, Monsieur l’abbé », s’écria Antoine. « Je ne connais ni ce vertige, ni ce tourment, ni tous ces fumeux états d’âme, dont vous parlez. Il n’y a pas moins romantique que moi. J’ignore tout de l’inquiétude. »

(Ce disant, il s’aperçut que cette affirmation avait cessé d’être exacte. À coup sûr, il n’avait aucune inquiétude religieuse, dans le sens où pouvait l’entendre l’abbé Vécard. Mais depuis trois ou quatre ans, il avait, lui aussi, connu, avec angoisse, la perplexité de l’homme devant l’Univers.)

– « Au reste », reprit-il, « si je n’ai pas la foi, il serait impropre de dire que je l’ai perdue : je crois plutôt que je ne l’ai jamais eue. »

– « Voyons, voyons ! » fit le prêtre. « Et l’enfant pieux que vous avez été, Antoine, vous l’avez donc oublié ? »

– « Pieux ? Non. Docile : appliqué et docile. Pas davantage. J’étais naturellement discipliné : j’accomplissais mes devoirs religieux en bon élève ; voilà tout. »

– « Vous dépréciez à plaisir la foi de votre jeunesse ! »

– « Pas la foi : l’éducation religieuse. C’est fort différent ! »

Antoine cherchait moins à étonner l’abbé qu’à être sincère. Une légère excitation, qui le poussait à tenir tête, avait succédé à sa fatigue. Il se lança à haute voix dans une sorte d’investigation, assez nouvelle pour lui, à travers son passé :

– « Oui, éducation… », reprit-il. « Voyez un peu comment les choses s’enchaînent, Monsieur l’abbé. Dès l’âge de quatre ans, la mère, la bonne, tous les êtres supérieurs dont un enfant dépend, lui répètent à chaque occasion : “Le bon Dieu est au ciel ; le bon Dieu te connaît, c’est lui qui t’a créé ; le bon Dieu t’aime, le bon Dieu te voit, te juge ; le bon Dieu va te punir, le bon Dieu va te récompenser…” Attendez !… À huit ans, on le mène à la grand-messe, au salut, parmi les grandes personnes qui se prosternent ; on lui montre, au milieu des fleurs et des lumières, dans un nuage d’encens et de musique, un bel ostensoir doré : c’est toujours le même bon Dieu, qui est là, dans cette hostie blanche. Bien !… À onze ans, on lui explique, du haut d’une chaire, avec autorité, avec l’accent de l’évidence, la Sainte Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, la Résurrection, l’Immaculée Conception, et tout le reste… Il écoute, il accepte. Et comment n’accepterait-il pas ? Comment pourrait-il élever le moindre doute sur des croyances qu’affichent ses parents, ses condisciples, ses maîtres, tous les fidèles qui emplissent l’église ? Comment hésiterait-il devant ces mystères, lui, si petit ? Lui, perdu dans le monde, et qui se sent environné, depuis sa naissance, de phénomènes tous mystérieux ?… Réfléchissez à cela, Monsieur l’abbé : je crois que c’est capital. Oui, le fond de la question est là !… Pour l’enfant, tout est incompréhensible, également. La terre, si plate devant lui, elle est ronde ; elle paraît immobile, mais elle tourne comme une toupie dans l’espace… Le soleil fait germer les graines. Le poussin sort tout vivant d’un œuf… Le Fils de Dieu est descendu du ciel, et il s’est fait mettre en croix pour le rachat de nos péchés… Pourquoi pas ?… Dieu était le Verbe, et le Verbe s’est fait chair… Comprenne qui pourra, peu importe : le tour est joué ! »

 

Le train venait de stopper. Dans la nuit, on glapissait un nom de station. Un voyageur, qui croyait le compartiment vide, ouvrit brusquement la portière et la referma en maugréant. Une bouffée de vent glacé passa sur les visages.

Antoine se retourna vers le prêtre, dont il ne distinguait plus bien les traits, tant la lumière du plafonnier avait baissé.

L’abbé se taisait.

Alors Antoine reprit, sur un ton plus calme :

– « Eh bien, cette croyance naïve de l’enfant, peut-on l’appeler “foi” ? Certainement non. La foi, c’est ce qui vient plus tard. La foi a d’autres racines. Et je puis dire, moi, que je n’ai pas eu la foi. »

– « Dites plutôt que vous ne l’avez pas laissée s’épanouir dans votre âme pourtant si bien préparée », dit l’abbé d’une voix qui soudain vibra d’indignation. « La foi est un don de Dieu, comme la mémoire, et qui, comme elle, comme tous les dons de Dieu, a besoin d’être cultivée… Mais vous… Vous !… Semblable à tant d’autres, vous avez cédé à l’orgueil, à l’esprit de contradiction, à la vanité de penser librement, à la tentation de vous insurger contre un ordre établi… »

Il se reprocha aussitôt sa sainte colère. Il était bien résolu à ne pas se laisser entraîner dans une discussion religieuse.

D’ailleurs, l’abbé se méprenait à l’accent d’Antoine : cette voix mordante, cet entrain, cette quasi-allégresse dans l’attaque, qui donnaient à la verve du jeune homme un ton de bravoure un peu forcé, il se plaisait à douter de leur absolue sincérité. Son estime pour Antoine restait grande ; et, dans cette estime, il y avait l’espoir – plus que l’espoir, la certitude – que le fils aîné de M. Thibault ne resterait pas sur cette misérable, sur cette indéfendable position.

Antoine réfléchissait.

– « Non, Monsieur l’abbé », répliqua-t-il posément. « Cela s’est fait tout seul, sans aucun orgueil, sans parti pris de révolte. Sans même que j’aie eu à y penser. Autant que je puis m’en souvenir, j’ai commencé, dès ma première communion, à sentir vaguement qu’il y avait quelque chose – je ne sais comment dire – d’embarrassé, d’inquiétant, dans tout ce que l’on nous apprenait sur la religion ; quelque chose d’obscur, non seulement pour nous, enfants, mais pour tout le monde… Oui : pour les grandes personnes aussi. Et pour les prêtres eux-mêmes. »

L’abbé ne put retenir un mouvement des mains.

– « Oh », reprit Antoine, « je ne suspectais et ne suspecte nullement la sincérité des prêtres que j’ai connus, ni leur ferveur – ou plutôt leur besoin de ferveur… Mais ils avaient bien l’air, eux-mêmes, de se mouvoir avec gêne dans ces ténèbres, d’aller à l’aveuglette, de tourner avec un inconscient malaise autour de ces dogmes hermétiques. Ils affirmaient. Ils affirmaient quoi ? Ce qu’on leur avait affirmé. Bien sûr, ils ne doutaient pas de ces vérités qu’ils transmettaient. Mais leur adhésion intérieure était-elle aussi forte, aussi assurée, que leurs affirmations ? Eh bien, je ne parvenais pas à en être convaincu… Je vous scandalise… C’est que nous avions un terme de comparaison : nos professeurs laïques. Ceux-là, je l’avoue, me paraissaient beaucoup mieux d’aplomb, beaucoup mieux “consolidés” dans leurs spécialités ! Ils nous parlaient grammaire, histoire, géométrie, et ils semblaient, eux, avoir complètement compris ce dont ils parlaient ! »

– « Encore faudrait-il comparer des choses comparables », dit l’abbé en pinçant les lèvres.

– « Mais je ne songe pas, au fond, aux matières de leur enseignement : je pense seulement à la position de ces laïcs devant ce qu’ils nous enseignaient. Même quand leur science se trouvait en défaut, leur attitude n’avait rien de trouble : leurs hésitations, leurs ignorances mêmes, s’étalaient au grand jour. Ça donnait confiance, je vous assure ; ça ne pouvait pas éveiller la moindre arrière-pensée de… tricherie. Non, ce n’est pas “tricherie” que je voudrais dire. Mais pourtant je vous l’avoue, Monsieur l’abbé, plus j’avançais vers les hautes classes, moins les prêtres de l’École m’inspiraient cette espère de sécurité que j’éprouvais auprès de nos professeurs de l’Université. »

– « Si les prêtres qui vous ont instruit », riposta l’abbé, « avaient été de véritables théologiens, vous auriez gardé de leur commerce une impression d’absolue sécurité. » (Il songeait aux professeurs du séminaire, à sa jeunesse studieuse et convaincue.)

Mais Antoine poursuivait :

– « Songez donc ! Le gamin qu’on lance, peu à peu, dans les mathématiques, dans la physique, dans la chimie ! Il trouve brusquement devant lui tout l’espace pour se dilater ! Alors la religion lui paraît étroite, fallacieuse, irraisonnée… Il se méfie… »

L’abbé, cette fois, renversa le buste et tendit la main :

– « Irraisonnée ? Pouvez-vous sérieusement dire : irraisonnée ? »

– « Oui », dit Antoine, avec force. « Et j’entrevois quelque chose à quoi je n’avais pas songé : c’est que, vous autres, vous partez d’une croyance ferme et, pour défendre cette croyance, vous appelez des raisonnements à la rescousse ; tandis que nous, les gens comme moi, nous partons du doute, de l’indifférence, et nous nous laissons conduire par la raison, sans savoir où elle nous mènera.

« Monsieur l’abbé », reprit-il aussitôt, en souriant, et sans laisser au prêtre le temps de la riposte, « si vous vous mettiez à discuter avec moi, vous auriez vite fait de me prouver que je n’entends rien à tout ça. J’en conviens d’avance. Ce sont des questions auxquelles je ne pense guère : je n’y ai peut-être jamais autant réfléchi que ce soir. Vous voyez que je ne pose pas à l’esprit fort. Je cherche seulement à vous expliquer comment mon éducation catholique ne m’a pas empêché d’en arriver où j’en suis : à une complète incrédulité. »

– « Votre cynisme ne m’épouvante pas, mon cher ami », dit l’abbé en forçant un peu sa bonhomie. « Je vous crois bien meilleur que vous ne le savez vous-même ! Allez toujours, je vous écoute. »

– « Eh bien, en réalité, je continuais – j’ai continué très longtemps – à pratiquer, comme les autres. Avec une indifférence que je ne m’avouais pas : une indifférence… polie. Même plus tard, je ne me suis jamais attelé à une besogne d’enquête, de révision : peut-être bien qu’au fond je n’y attachais pas assez d’importance… (Ainsi, j’étais très loin de l’état d’esprit d’un de mes camarades qui préparait les Arts et Métiers, et qui m’écrivait un jour, après une crise de doute : “J’ai passé l’inspection de l’assemblage : mon vieux, ne t’y fie pas, il manque trop de boulons pour que ça tienne…”) Moi, à cette époque-là, j’abordais la médecine ; et la rupture – ou plutôt le détachement – était déjà consommé : je n’avais pas attendu les études semi-scientifiques de première année pour m’aviser qu’on ne peut croire sans preuves… »

– « Sans preuves ! »

– « … et qu’il faut renoncer à la notion de vérité stable, parce que nous ne devons tenir rien pour vrai que sous toute réserve et jusqu’à preuve du contraire… Oui, je continue à vous scandaliser. Mais, ne vous en déplaise, Monsieur l’abbé, – et c’est tout ce que je voulais vous dire – je suis un cas – si vous voulez, monstrueux – d’incrédulité naturelle, instinctive. C’est un fait. Je suis bien portant, je crois être assez bien équilibré, j’ai un tempérament très actif, et je me suis toujours admirablement passé de mystique. Rien de ce que je sais, rien de ce que j’ai observé, ne me permet de croire que le Dieu de mon enfance existe ; et, jusqu’ici, je l’avoue, je me passe admirablement de lui. Mon athéisme s’est formé en même temps que mon esprit. Je n’ai rien eu à renier. N’allez surtout pas vous figurer que je sois un de ces croyants dépossédés qui continuent à appeler Dieu dans leur cœur ; un de ces inquiets qui tendent désespérément les bras vers ce ciel qu’ils ont trouvé vide. Non, non : je suis un type qui ne tend pas du tout les bras. Un monde sans Providence n’a rien qui me gêne : et, vous voyez : je m’y sens à l’aise. »

L’abbé agita sa main devant lui, en signe de dénégation.

Antoine insista :

– « Parfaitement à l’aise. Et voilà au moins quinze ans que ça dure… »

Il s’attendait à ce que l’indignation du prêtre se manifestât aussitôt. Mais l’abbé se taisait, et remuait doucement la tête.

– « C’est la pure doctrine matérialiste, mon pauvre ami », dit-il enfin. « En seriez-vous encore là ? À vous entendre, vous ne croyez qu’à votre corps. C’est comme si vous ne croyiez qu’à la moitié – et à quelle moitié ! – de vous-même… Heureusement, tout cela ne se passe qu’en apparence et, pour ainsi dire, en surface. Vous ignorez vous-même vos vraies ressources et quelle force cachée votre éducation chrétienne a laissée en vous. Cette force, vous la niez : mais elle vous mène, mon pauvre ami ! »

– « Que vous répondre ? Je vous affirme, moi, que je ne dois rien à l’Église. Mon intelligence, ma volonté, mon caractère, se sont développés en dehors de la religion. Je puis même dire : en opposition avec elle. Je me sens aussi détaché de la mythologie catholique que de la mythologie païenne. Religion, superstition, c’est tout un pour moi… Non, sans parti pris, le résidu laissé en moi par mon éducation chrétienne, c’est zéro ! »

– « Aveugle ! » s’écria l’abbé, en levant brusquement le bras. « Vous ne voyez donc pas que toute votre vie quotidienne, faite de travail, de devoir, de dévouement au prochain, est un formel démenti à votre matérialisme ! Peu de vies impliquent davantage l’existence de Dieu ! Personne n’a plus que vous le sentiment d’une mission à remplir ! Personne, plus que vous, n’a le sens de sa responsabilité en ce monde ! Eh bien ? N’est-ce pas admettre implicitement le mandat divin ? Envers qui seriez-vous donc responsable, si ce n’est envers Dieu ? »

Antoine ne répondit pas tout de suite, et l’abbé put croire un instant qu’il avait frappé juste. En réalité, l’objection du prêtre lui semblait dénuée de tout fondement : être scrupuleux dans son travail n’impliquait nécessairement ni l’existence de Dieu, ni la valeur de la théologie chrétienne, ni aucune certitude métaphysique. N’en était-il pas lui-même la preuve ? Mais il sentait bien, une fois de plus, que, entre son manque de croyance morale et l’extrême conscience qu’il apportait dans sa vie, il y avait une inexplicable incompatibilité. Il faut aimer ce que l’on fait. Et pourquoi donc le faut-il ? Parce que l’homme, animal social, doit concourir par son effort à la bonne marche de la société, à son progrès… Affirmations gratuites, postulats dérisoires ! Au nom de quoi ? Toujours cette question, à laquelle jamais il n’avait trouvé de véritable réponse.

– « Peuh… », murmura-t-il enfin. « Cette conscience ? Dépôt, laissé en chacun de nous par dix-neuf siècles de christianisme… Peut-être me suis-je trop hâté, tout à l’heure, en évaluant à zéro le coefficient de mon éducation – ou plutôt de mon hérédité… »

– « Non, mon ami, cette survivance en vous, c’est le levain sacré auquel je faisais allusion. Un jour, ce levain reprendra son activité : il fera lever toute la pâte ! Et, ce jour-là, votre vie morale, qui se poursuit d’elle-même, tant bien que mal et malgré vous, aura trouvé son axe, son vrai sens. On ne comprend pas Dieu tant qu’on le repousse ni même tant qu’on le cherche… Vous verrez : un jour, sans l’avoir voulu, vous vous apercevrez que vous êtes entré au port. Et, ce jour-là, vous saurez enfin qu’il suffit de croire en Dieu pour que tout s’éclaire et s’accorde ! »

– « Mais cela, je l’admets dès maintenant », fit Antoine en souriant. « Je sais de reste que nos besoins, le plus souvent, créent eux-mêmes leurs remèdes ; et je conviens volontiers que, chez la plupart des êtres, le besoin de croire est tellement impérieux, instinctif, qu’ils ne se préoccupent guère de savoir si ce qu’ils croient mérite d’être cru : ils baptisent vérité tout ce vers quoi les jette leur besoin de foi… – D’ailleurs », fit-il, sur le ton d’un aparté, « on ne m’ôtera pas de l’idée que la plupart des catholiques intelligents, et notamment beaucoup de prêtres cultivés, sont plus ou moins pragmatistes sans le savoir. Ce que les dogmes ont d’inadmissible pour moi doit être également inadmissible pour tout esprit de culture moderne. Seulement, les croyants tiennent à leur foi ; et, pour ne pas l’ébranler, ils évitent de trop réfléchir, ils se cramponnent au côté sentimental, au côté moral, de la religion. Et puis, on a pris si grand soin de leur affirmer que l’Église avait depuis longtemps réfuté victorieusement toutes les objections, qu’ils n’ont même pas l’idée d’y aller voir… Mais, pardon, ceci n’est qu’une parenthèse. – Je voulais dire que le besoin de croire, si général soit-il, ne peut pas être une justification suffisante de la religion chrétienne, tout encombrée d’obscurités, de vieux mythes… »

– « Il ne s’agit pas de justifier Dieu quand on le sent », déclara le prêtre ; et, pour la première fois, le ton était sans réplique.

Puis, aussitôt, se penchant avec un geste amical :

– « Ce qui est incompréhensible, c’est que ce soit vous, Antoine Thibault, qui parliez ainsi ! Dans beaucoup de nos familles chrétiennes, hélas, les enfants voient vivre leurs parents et se dérouler la vie de chaque jour à peu près comme si ce Dieu qu’on leur enseigne n’existait pas. Mais vous ! Vous qui, depuis votre petite enfance, avez pu constater, à chaque instant, la présence de Dieu à votre foyer ! Vous qui l’avez vu inspirer à votre pauvre père chacun de ses actes… »

Il y eut un silence. Antoine regardait fixement l’abbé, comme s’il se retenait de répondre.

– « Oui », dit-il enfin, les lèvres serrées. « Justement : je n’ai jamais vu Dieu, hélas, qu’à travers mon père. » Son attitude, son accent, achevaient sa pensée. « Mais ce n’est pas le jour de s’étendre là-dessus », ajouta-t-il, pour couper court. Et il mit le front à la vitre.

– « Voici Creil », dit-il.

 

Le train ralentit, s’arrêta. La lumière du plafonnier brilla, plus vive. Antoine souhaita l’intrusion de quelque voyageur dont la présence eût interrompu l’entretien. Mais la gare semblait déserte.

Le train s’ébranla.

Après un assez long silence, pendant lequel chacun sembla s’enfermer dans sa propre pensée, Antoine, de nouveau, se pencha vers le prêtre :

– « Voyez-vous, Monsieur l’abbé, deux choses, pour le moins, m’empêcheront toujours de revenir au catholicisme. D’abord, la question du péché : je suis incapable, je crois, d’éprouver l’horreur du péché. Ensuite, la question de la Providence : je ne pourrai jamais accepter l’idée d’un Dieu personnel. »

L’abbé se taisait.

– « Oui », poursuivit Antoine. « Ce que vous, catholiques, appelez le péché, c’est, au contraire, tout ce qui, pour moi, est vivant et fort : instinctif – instructif ! C’est ce qui permet – comment dire ? – de palper les choses. Et aussi d’avancer. Aucun progrès… – oh, je ne suis pas plus qu’il ne faut dupe de ce mot “progrès” ; mais il est si commode ! – aucun progrès n’aurait été possible, si l’homme, docilement, s’était toujours refusé au péché… Mais cela nous entraînerait bien loin », ajouta-t-il, répondant par un sourire ironique au léger haussement d’épaules du prêtre. « Quant à l’hypothèse d’une Providence, eh bien, non ! S’il y a une notion qui s’impose à moi, indiscutablement, c’est bien celle de l’indifférence universelle ! »

L’abbé sursauta :

– « Mais votre Science elle-même, qu’elle le veuille ou non, fait-elle autre chose que de constater l’Ordre suprême ? (J’évite à dessein le terme plus juste de “plan divin”…) Mais, pauvre ami, si l’on se permettait de nier cette Intelligence supérieure qui préside aux phénomènes et dont tout ici-bas porte la trace, si l’on refusait d’admettre que tout, dans la nature, a un but, que tout a été créé en vue d’une harmonie, on ne pourrait plus rien comprendre à rien ! »

– « Eh mais… soit ! L’univers nous est incompréhensible. J’accepte cela comme un fait. »

– « Cet incompréhensible, mon ami, c’est Dieu ! »

– « Pas pour moi. Je n’ai pas encore cédé à la tentation d’appeler “Dieu” tout ce que je ne comprends pas. »

Il sourit, et, pendant quelques secondes, cessa de parler.

L’abbé le regardait, prêt à la défensive.

– « D’ailleurs », reprit Antoine, souriant toujours, « pour la plupart des catholiques, l’idée de divinité se réduit à la conception puérile d’un “bon” Dieu, d’un petit Dieu personnel, qui a l’œil fixé sur chacun de nous, qui suit avec une sollicitude attendrie les moindres oscillations de notre conscience d’atome, et que chacun de nous peut inlassablement consulter par la prière : “Mon Dieu, éclairez-moi… Mon Dieu, faites que…” et cætera…

« Comprenez-moi, Monsieur l’abbé. Je ne cherche nullement à vous blesser par des sarcasmes faciles. Mais je ne parviens pas à concevoir qu’on puisse supposer la moindre relation psychologique, le moindre échange de questions et de réponses, entre l’un de nous, infinitésimal accident de la vie universelle (même entre la Terre, cette poussière parmi les poussières) et ce grand Tout, ce Principe universel ! Comment lui prêter une sensibilité anthropomorphe, une tendresse paternelle, une compassion ? Comment prendre au sérieux l’efficacité des sacrements, le chapelet, – que sais-je ? – la messe payée et dite à l’intention d’un tel, à l’intention d’une âme provisoirement reléguée au Purgatoire ? Voyons ! Il n’y a vraiment aucune différence essentielle entre ces pratiques, ces croyances du culte catholique, et celles de n’importe quelle religion primitive, les sacrifices païens, les offrandes que les sauvages déposent devant leurs idoles ! »

L’abbé faillit répondre qu’en effet il y avait une religion naturelle, commune à tous les hommes, et que cela, précisément, était article de foi. Mais, de nouveau, il se retint. Enfoncé dans son coin, les bras croisés, le bout des doigts enfouis sous le bord de ses manches, dans une attitude à la fois patiente, résignée et un peu ironique, il semblait attendre la fin de cette improvisation.

Le voyage, d’ailleurs, approchait du terme. Le wagon se faisait déjà cahoter par les aiguillages de la banlieue parisienne. À travers la buée des vitres, de nombreuses lumières scintillaient dans la nuit.

Antoine, qui avait encore quelque chose à ajouter, se hâta :

– « D’ailleurs, Monsieur l’abbé, ne vous méprenez pas sur certains mots que je viens d’employer. Bien que rien ne m’autorise, je le sais, à m’aventurer sur ces terrains philosophiques, je veux être franc jusqu’au bout. Je vous ai parlé d’Ordre, de Principe universel… C’est pour parler comme tout le monde… En réalité, il me semble que nous aurions autant de motifs de douter d’un Ordre, que d’y croire. Du point où il se trouve placé, l’animal humain que je suis constate bien un vaste imbroglio de forces déchaînées. Mais, ces forces obéissent-elles à une loi générale, extérieure à elles et distincte d’elles ? Ou bien obéissent-elles à des lois – comment dirais-je ? – internes, résidant en chaque atome, les obligeant à accomplir une sorte de destinée “personnelle” ? à des lois qui ne domineraient pas ces forces, du dehors, mais qui seraient confondues avec elles ; qui, en quelque sorte, les animeraient seulement ?… Et, même, dans quelle mesure n’est-il pas incohérent, le jeu des phénomènes ? J’admettrais aussi bien que les causes naissent indéfiniment les unes des autres, chaque cause étant l’effet d’une autre cause, et chaque effet, la cause d’autres effets. Pourquoi vouloir imaginer à tout prix un Ordre suprême ? Tentation de nos esprits logiciens. Pourquoi vouloir trouver une direction commune à ces mouvements qui ricochent les uns sur les autres, à l’infini ? Je me suis dit bien souvent, pour ma part, que tout se passe comme si rien ne menait à rien, comme si rien n’avait un sens… »

L’abbé, après avoir considéré Antoine en silence, baissa les yeux et articula, avec un sourire glacial :

– « Après cela, je crois difficile de descendre encore plus bas… »

Puis il se leva pour boutonner sa douillette.

– « Je vous demande pardon de vous avoir dit tout cela, Monsieur l’abbé », dit Antoine, en un sincère élan de regret. « Ce genre de conversation ne peut jamais aboutir à rien : qu’à blesser. Je ne sais pas ce qui m’a pris aujourd’hui. »

Ils étaient debout, l’un près de l’autre. L’abbé regarda tristement le jeune homme :

– « Vous m’avez parlé librement, comme à un ami. De cela, du moins, je vous sais gré. »

Il parut hésiter à dire autre chose. Mais le train s’arrêtait à quai.

– « Je vous ramène chez vous en voiture ? » proposa Antoine, sur un autre ton.

– « Volontiers, volontiers… »

 

Dans le taxi, Antoine, soucieux, repris déjà par la vie compliquée qui l’attendait, ne parla guère. Et son compagnon, silencieux lui aussi, semblait réfléchir. Mais, lorsqu’ils eurent passé la Seine, l’abbé se pencha vers Antoine :

– « Vous avez… quel âge ? Trente ans ? »

– « Bientôt trente-deux. »

– « Vous êtes encore un jeune homme… Vous verrez. D’autres que vous ont fini par comprendre ! Votre tour viendra. Il y a des heures dans la vie où l’on ne peut pas se passer de Dieu. Il y en a une, entre toutes, terrible : la dernière… »

« Oui », songeait Antoine. « Cette épouvante de la mort… Et qui pèse si fort sur tout Européen civilisé… Jusqu’à lui gâter, plus ou moins, le goût de vivre… »

Le prêtre avait été sur le point de faire allusion à la mort de M. Thibault ; mais il s’était retenu.

– « Vous représentez-vous ce que cela peut être », reprit-il, « que d’arriver au bord de l’éternité sans croire en Dieu, sans apercevoir, sur l’autre rive, ce Père tout-puissant et miséricordieux qui nous tend les bras ? de mourir dans le noir total, sans la moindre lueur d’espérance ? »

– « Oh, mais ça, Monsieur l’abbé, je le sais comme vous », fit Antoine vivement. (Lui aussi venait de penser à la mort de son père.) « Mon métier », reprit-il, après une brève hésitation, « mon métier, autant que le vôtre, est d’assister des agonisants. J’ai peut-être même vu mourir plus d’incroyants que vous, et j’ai de si atroces souvenirs que, si je pouvais faire à mes malades une injection de foi in extremis… ! Je ne suis pas de ceux qui éprouvent pour le stoïcisme de la dernière heure une vénération mystique. Pour moi, je souhaite, sans vergogne, d’être, à ce moment-là, accessible aux plus consolantes certitudes. Et je crains autant une fin sans espérance qu’une agonie sans morphine… »

Il sentit la main de l’abbé se poser, frémissante, sur la sienne. Sans doute, le prêtre s’efforçait-il de prendre cet aveu, qu’il n’avait pas espéré, pour un indice de bon augure.

– « Oui, oui », reprit-il, serrant le bras d’Antoine avec une ardeur où il y avait presque de la gratitude. « Eh bien, croyez-moi : ne vous fermez pas toute issue vers ce Consolateur dont, comme nous tous, vous aurez quelque jour besoin. Je veux dire : ne renoncez pas à la prière. »

– « La prière ? » objecta Antoine, en secouant la tête. « Ce fol appel… vers quoi ? Vers cet Ordre problématique ! Vers un Ordre aveugle et muet – indifférent ? »

– « N’importe, n’importe… Oui, ce “fol appel” ! Croyez-moi ! Quel que soit le terme provisoire auquel votre pensée aboutisse, quelle que soit, au-delà des phénomènes, cette idée obscure d’Ordre, de Loi, que, par éclairs, vous entrevoyez, il faut, en dépit de tout, vous tourner vers ça, mon cher enfant, et prier ! Ah, je vous en conjure, tout, plutôt que de vous ensevelir dans votre solitude ! Gardez le contact, gardez un langage possible avec l’infini, même si, pour l’instant, il n’y a pas échange, même si, pour l’instant, ce n’est qu’un apparent monologue !… Cette incommensurable nuit, cette impersonnalité, cette indéchiffrable Énigme, n’importe, priez-la ! Priez l’Inconnaissable. Mais priez. Ne vous refusez pas ce “fol appel” parce que, à cet appel, vous le saurez un jour, à cet appel répond tout à coup un silence intérieur, un miracle d’apaisement… »

Antoine ne répondit pas. « Cloison étanche… », songea-t-il. Cependant, il sentait le prêtre extrêmement ému, et il était décidé à ne plus rien dire qui pût le peiner davantage.

D’ailleurs, ils arrivaient rue de Grenelle.

L’auto s’arrêta.

L’abbé Vécard prit la main d’Antoine, la serra ; puis, avant de descendre, se penchant un peu dans l’ombre de la voiture, il murmura d’une voix altérée :

– « La religion catholique, c’est tout à fait autre chose, mon ami, croyez-moi : c’est beaucoup, beaucoup plus qu’il ne vous a jamais été permis, jusqu’ici, d’entrevoir… »

Share on Twitter Share on Facebook