II

L’heure du lavement était arrivée.

La sœur avait déjà rejeté les couvertures et tournait autour du lit avec des gestes rituels. M. Thibault réfléchissait. Il se rappelait la phrase de M. Chasle, et surtout l’intonation : « Dès que vous ne serez plus là… » Une intonation si naturelle ! Pour M. Chasle, cette disparition prochaine ne pouvait pas être mise en doute. « L’ingrat ! » songea M. Thibault, avec irritation ; et il s’abandonnait complaisamment à sa colère, pour éloigner de lui l’interrogation qui l’obsédait.

– « Allons-y », dit la sœur gaiement. Elle avait retroussé ses manches.

L’entreprise était difficile. Il fallait glisser sous le malade une véritable litière de serviettes. M. Thibault était lourd et ne s’aidait pas ; il se laissait manier comme un cadavre. Mais chaque mouvement éveillait le long des jambes, au creux du dos, une douleur aiguë, qu’aggravait encore un tourment d’ordre moral : les détails de cette épreuve quotidienne mettaient au supplice orgueil et pudeur.

Pendant l’attente, chaque jour plus longue, du résultat, sœur Céline avait la manie de s’asseoir familièrement au bout du lit. Dans les débuts, cette proximité, en un pareil moment, exaspérait le malade. Maintenant il la supportait ; peut-être même préférait-il ne pas rester seul.

Sourcils froncés, paupières closes, M. Thibault tournait et retournait dans son cerveau la redoutable question : « Serais-je vraiment si touché ? » Il ouvrit les yeux. Son regard vint se heurter, à l’improviste, au récipient de porcelaine que la garde avait mis, à portée de la main, en évidence sur la commode, et qui, ridicule, monumental, semblait insolemment attendre. Il se détourna.

La sœur profitait de ce court répit pour égrener son chapelet.

– « Priez pour moi, ma sœur », chuchota tout à coup M. Thibault, sur un ton pressant et grave qui ne lui était pas habituel.

Elle acheva ses Ave, et répondit :

– « Mais oui, Monsieur, plusieurs fois par jour. »

Il y eut un silence, que M. Thibault rompit brusquement :

– « Je suis très malade, ma sœur, vous savez ! Très… très malade ! » Il bégayait, prêt à pleurer.

Elle protesta, avec un sourire un peu contraint :

– « Eh bien, en voilà des idées ! »

– « On ne veut pas me le dire », reprit le malade, « mais je le sens bien, je ne me remettrai jamais ! » Et, comme elle ne l’interrompait pas, il ajouta, non sans défi : « Je sais que je n’en ai plus pour longtemps. »

Il l’épiait. Elle hocha la tête et continua ses prières.

M. Thibault prit peur.

– « Il faut que je voie l’abbé Vécard », déclara-t-il d’une voix rauque.

La religieuse objecta simplement :

– « Oh, vous avez communié l’autre samedi, vous devez être en règle avec le bon Dieu. »

M. Thibault ne répondit pas. La sueur perlait à ses tempes ; sa mâchoire tremblait. Le lavement lui travaillait le corps. La terreur, aussi.

– « Le bassin », souffla-t-il.

Une minute plus tard, entre deux épreintes profondes, entre deux gémissements, il lança vers la religieuse un coup d’œil vindicatif, et balbutia :

– « Mes forces diminuent tous les jours… Il faut que je voie l’abbé ! »

Elle réchauffait l’eau de la cuvette, et ne s’aperçut pas qu’il guettait éperdument l’expression de son visage.

– « Si vous voulez », dit-elle évasivement. Elle reposa la bouillotte et tâta l’eau du bout de son doigt. Puis, sans lever les yeux, elle murmura quelque chose.

M. Thibault tendait l’oreille : « … jamais trop de précautions… »

Il pencha la tête sur sa poitrine, et serra les dents.

 

Bientôt, lavé, changé, recouché dans un lit frais, il n’eut plus rien à faire qu’à souffrir.

Sœur Céline s’était assise et continuait son chapelet. Le plafonnier était éteint ; une lampe basse éclairait la chambre. Aucune diversion, non seulement à l’angoisse du malade, mais aux douleurs névralgiques, dont les élancements, de plus en plus vifs, sillonnaient la face postérieure des cuisses, irradiaient dans toutes les directions, pour éclater soudain, comme de brusques coups de canif, en des points précis, dans les lombes, dans les rotules, dans les chevilles. Pendant les secondes d’accalmie où la souffrance persistait, mais sourde, – l’inflammation de ses escarres ne lui laissait aucun véritable répit – M. Thibault ouvrait les yeux, regardait devant lui, et sa pensée, lucide, tournait dans le même cercle : « Qu’est-ce qu’ils pensent, tous ? Est-ce qu’on peut être en danger sans s’en rendre compte ? Comment savoir ? »

La religieuse, voyant augmenter la douleur, décida de ne pas attendre le soir pour lui injecter une demi-dose de morphine.

Il ne s’aperçut pas qu’elle quittait la pièce. Lorsqu’il se vit seul, livré aux puissances mauvaises qui planaient dans cette chambre silencieuse et presque obscure, l’épouvante le prit. Il voulut appeler, mais la crise reprenait avec une violence nouvelle. Il saisit la sonnette et sonna désespérément.

Ce fut Adrienne qui accourut.

Il ne pouvait parler. Les mâchoires crispées, il hurlait confusément. Il fit, pour se redresser, un effort brusque qui acheva de lui déchirer les flancs. Il retomba sur l’oreiller en gémissant.

– « Va-t-on me laisser mourir comme ça ? » cria-t-il enfin. « La sœur ! Cherchez l’abbé ! Non, appelez Antoine ! Vite ! »

Prise de panique, la jeune fille regardait le vieillard d’un œil agrandi, qui acheva de le terrifier.

– « Allez ! Ramenez M. Antoine ! Tout de suite ! »

La sœur revenait, avec la seringue chargée. Elle ne comprit pas ce qui s’était passé. Elle vit la femme de chambre partir en courant. M. Thibault, versé sur le traversin, payait son agitation d’une recrudescence de douleur. Il se trouvait justement assez bien placé pour la piqûre.

– « Ne bougez pas », dit la sœur, en lui découvrant l’épaule. Et, sans plus attendre, elle le piqua.

 

Antoine, qui sortait, fut rejoint par Adrienne, sous la voûte.

Il monta précipitamment.

À son entrée, M. Thibault tourna la tête. Cette présence d’Antoine, qu’il avait réclamée, dans sa frayeur, sans grand espoir de pouvoir être exaucé, lui fut un premier réconfort. Il balbutia, machinalement :

– « Ah, te voilà ? »

Il commençait à éprouver le bienfait de la piqûre. Dressé sur deux oreillers, les bras étendus, il respirait quelques gouttes d’éther que la sœur lui avait versées sur un mouchoir. Dans l’échancrure de la chemise, Antoine aperçut le cou décharné, la pomme d’Adam saillante entre deux cordons tendineux. Le tremblotement de la mâchoire accusait la morne immobilité du front ; ce crâne massif, ces larges tempes plates, ces oreilles, avaient en ce moment quelque chose de pachydermique.

– « Eh bien, Père ? » fit Antoine.

M. Thibault ne lui répondit rien, mais pendant quelques secondes il le considéra fixement ; puis il referma les yeux. Il aurait voulu lui crier : « Dis-moi la vérité ! Est-ce qu’on me trompe ? Est-ce que je suis perdu, dis ? Parle ! Sauve-moi, Antoine ! » Mais il était retenu par une timidité croissante envers son fils ; et par l’appréhension superstitieuse, s’il formulait tout haut ses craintes, de leur conférer soudain une infrangible réalité.

Les yeux d’Antoine croisèrent le regard de la sœur ; ce regard désignait la table. Antoine y aperçut le thermomètre. Il s’approcha et lut : 38°9. Cette subite poussée l’étonna : jusqu’alors, le mal avait évolué presque sans température. Il revint vers le lit et prit le poignet ; mais c’était pour tranquilliser le malade :

– « Le pouls est bon », déclara-t-il presque aussitôt. « Qu’est-ce qui ne va pas ? »

– « Mais je souffre comme un damné ! » cria M. Thibault. « J’ai souffert toute la journée. Je… j’ai failli mourir ! N’est-ce pas ? » Il lança vers la religieuse un coup d’œil impérieux ; puis il changea de voix, et son regard devint craintif : « Il ne faut pas que tu me quittes, Antoine. J’ai peur, vois-tu ! J’ai peur… que ça recommence. »

Antoine eut pitié. Par chance, rien de très urgent ne l’obligeait à sortir. Il promit de rester là jusqu’au dîner.

– « Je vais téléphoner que j’ai un empêchement », dit-il.

Dans le bureau, où était l’appareil, il fut suivi par sœur Céline.

– « La journée ? »

– « Pas fameuse. J’ai dû faire ma première piqûre à midi ; et je viens de recommencer. Une demi-dose », ajouta-t-elle. « Mais c’est le moral, monsieur Antoine ! Des idées terribles : “On me ment, je veux voir M. l’abbé, je vais mourir”, et Dieu sait quoi ! »

Le regard inquiet d’Antoine semblait poser une question précise : « Croyez-vous possible qu’il se doute ?… » La religieuse hocha la tête ; elle n’osait plus répondre non.

Antoine réfléchissait. « Cela ne suffit pas à expliquer la température », se dit-il.

– « L’important… » – il fit un geste énergique – « … c’est d’extirper immédiatement tout germe de soupçon. » Un projet insensé lui traversa l’esprit ; il se contint. « D’abord, lui faire une soirée calme », déclara-t-il. « Vous lui injecterez un nouveau demi-centigramme, quand je vous le dirai… Je vous rejoins. »

 

– « Me voilà libre jusqu’à sept heures », s’écria-t-il gaiement, lorsqu’il fut de retour dans la chambre. Il avait sa voix mordante et son masque d’hôpital, crispé, résolu. Il sourit cependant :

– « Ça n’a pas été tout seul ! C’est la grand-mère de ma petite malade que j’ai trouvée au bout du fil. Elle était désespérée, la pauvre dame ; elle bêlait dans l’appareil : “Comment, docteur, nous ne vous verrons pas ce soir ?” » Il feignit soudain un air alarmé : « Excusez-moi, Madame, je viens d’être appelé auprès de mon père, qui est au plus mal… » (Le visage de M. Thibault se contracta brusquement.) « Mais avec les femmes on n’en a jamais fini ! “Votre père ? Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il a donc ?” »

Antoine se grisait de sa témérité. À peine s’il balança une seconde avant d’oser :

– « Que dire ?… Devine !… Je lui ai répondu, sans sourciller : “Un cancer, Madame ! Un cancer de… la prostate !…” » Il rit fébrilement : « Pourquoi pas ? Pendant que j’y étais ! »

Il vit que la sœur, en train de verser de l’eau dans un verre, s’arrêtait net. Il eut tout à coup conscience de la partie qu’il jouait. La peur le frôla. Trop tard pour reculer.

Il éclata de rire :

– « Mais ce mensonge-là, Père, je le porte à ton compte, tu sais ! »

M. Thibault, raidi, écoutait de tout son être. Sa main s’était mise à trembler sur le drap. Jamais les plus explicites protestations n’eussent si vite, si totalement dissipé son angoisse ! L’audace diabolique d’Antoine avait à l’improviste culbuté les spectres, et, d’un coup, rejeté le malade en plein espoir. Il ouvrit les deux yeux et regarda son fils ; il ne se décidait plus à baisser les paupières. Un sentiment nouveau, une flamme de tendresse, embrasait son vieux cœur. Il voulut parler ; mais ce qu’il éprouvait était pareil à un vertige : il referma les yeux, après un bref sourire que le jeune homme saisit au vol.

Tout autre qu’Antoine se fût dit, en s’épongeant le front : « Je l’ai échappé belle… » Un peu plus pâle que tout à l’heure, satisfait de lui, il pensait seulement : « Le tout, dans ces trucs-là, c’est d’être bien décidé à réussir. »

 

Quelques minutes passèrent.

Antoine évitait le regard de la sœur.

M. Thibault bougea le bras. Puis, comme s’il continuait une discussion :

– « M’expliquerez-vous, alors, pourquoi je souffre de plus en plus ? À croire que vos sérums exaspèrent la douleur, au lieu de… »

– « Mais, naturellement, ils l’exaspèrent », interrompit Antoine. « C’est la preuve qu’ils agissent ! »

– « Ah ! »

M. Thibault ne demandait qu’à se laisser convaincre. Et, comme, à vrai dire, l’après-midi n’avait pas été aussi pénible qu’il le prétendait, il regretta presque de n’avoir pas souffert plus longtemps.

– « Qu’éprouves-tu en ce moment ? » questionna Antoine. L’accès fiévreux de son père le préoccupait.

Pour être franc, M. Thibault eût dû répondre : « Un grand bien-être. » Mais il marmonna :

– « Ma douleur dans les jambes… Et puis une lourdeur dans les reins… »

– « Il y a eu un sondage à trois heures », spécifia sœur Céline.

– « Et puis un poids, là… une oppression… »

Antoine approuvait de la tête.

– « C’est assez curieux », déclara-t-il à la religieuse. (Il ne savait pas, cette fois, ce qu’il allait imaginer.) « Je pense à certaines observations que j’ai faites sur… sur l’alternance des remèdes. Ainsi, pour les affections cutanées, on arrive à des résultats inespérés par l’alternance des traitements. Peut-être avons-nous eu tort, Thérivier et moi, de prescrire d’une façon continue ce nouveau sérum, le… le N. 17… »

– « Bien sûr, vous avez eu tort ! » affirma, de confiance, M. Thibault.

Antoine l’interrompit avec bonne humeur :

– « Mais c’est ta faute, Père ! Tu es si pressé de guérir ! Nous allons trop vite en besogne ! »

Il interpella sérieusement la sœur :

– « Où avez-vous mis les ampoules que j’ai apportées avant-hier, le D. 92 ? »

Elle fit un geste gauche ; non qu’elle eût la moindre répugnance à mystifier un malade, mais elle avait quelque peine à s’y reconnaître dans tous ces « sérums » qu’Antoine inventait selon les besoins de la cause.

– « Vous allez me faire tout de suite une piqûre de ce D. 92. Oui, avant que l’action du N. 17 soit terminée. Je veux observer l’effet du mélange dans le sang. »

M. Thibault avait remarqué l’hésitation de la garde. Antoine surprit son coup d’œil scrutateur ; il ajouta aussitôt, pour couper court à toute méfiance :

– « Cette piqûre-là va sans doute te sembler plus douloureuse, Père. Le D. 92 est moins fluide que les autres. Un moment à passer. Ou je me trompe fort, ou tu vas te sentir très soulagé ce soir ! »

« Je deviens chaque jour plus habile », constatait Antoine à part lui. Progrès professionnel, qu’il n’enregistrait pas sans satisfaction. Et puis, dans ce lugubre jeu, il y avait une difficulté sans cesse renaissante, une sorte de risque aussi, dont Antoine ne pouvait s’empêcher de sentir l’attrait.

La sœur revint.

M. Thibault ne se prêta pas sans anxiété à l’opération : avant même d’avoir l’aiguille dans le bras, il s’était mis à glapir.

– « Ah, tu sais, ton sérum ! » grommela-t-il dès que ce fut fini. « Il est tellement plus épais, celui-ci ! C’est du feu qui entre sous la peau ! Et cette odeur, sens-tu ? L’autre au moins, était inodore ! »

Antoine s’était assis. Il ne répondit rien. Entre la précédente piqûre et celle-ci, aucune distinction possible : deux ampoules jumelles, la même aiguille, la même main ; mais, soi-disant, une autre étiquette… Il suffisait de bien orienter l’esprit vers l’erreur, aussitôt tous les sens faisaient du zèle ! Piètres instruments, dont nous ne doutons jamais !… Et ce puéril besoin, jusqu’au bout, de satisfaire notre raison ! Le pire, même pour un malade, c’est de ne pas comprendre. Dès qu’on a pu donner un nom au phénomène, lui prêter une cause plausible, dès que notre pauvre cerveau peut associer deux idées avec une apparente logique… « La raison, la raison », se dit Antoine, « c’est tout de même un point fixe dans le tourbillon. Sans la raison, que resterait-il ? »

M. Thibault avait refermé les yeux.

Antoine fit signe à sœur Céline de se retirer. (Ils avaient remarqué que le malade était plus irritable lorsqu’ils étaient tous deux ensemble à son chevet.)

Bien que le jeune homme vît son père tous les jours, il constatait aujourd’hui des changements marqués. La chair avait une transparence ambrée, un poli de mauvais augure. La boursouflure avait augmenté ; de flasques poches s’étaient formées sous les yeux. Le nez, au contraire, avait fondu, montrant une arête osseuse qui modifiait bizarrement l’expression du visage.

Le malade remua.

Peu à peu, ses traits s’animaient. Il n’avait plus son air renfrogné. À travers les cils, qui s’écartaient plus fréquemment, luisait une pupille dilatée, brillante.

– « La double piqûre commence à agir », pensa Antoine ; « il va devenir loquace. »

M. Thibault éprouvait, en effet, une sorte de détente : un besoin de repos, délicieux parce que dépourvu de tout accompagnement de fatigue. Il n’avait pas cessé, pourtant, de songer à sa mort ; mais, comme il avait cessé d’y croire, il lui devenait possible, agréable même, d’en parler. L’excitation de la morphine aidant, il ne résista pas à la tentation d’improviser, pour lui-même et pour son fils, le spectacle d’une fin édifiante.

– « M’écoutes-tu, Antoine ? » demanda-t-il à l’improviste. L’intonation était solennelle. Puis, sans autre préambule : « Dans le testament que tu trouveras après ma mort… » (Une pause, à peine perceptible, comme celle de l’acteur qui attend une réplique.)

– « Mais, Père », interrompit, de bonne grâce, Antoine, « je ne te croyais pas si pressé de mourir ! » Il rit. « Je te faisais même remarquer, tout à l’heure, combien tu étais impatient de reprendre ton existence ! »

Le vieillard, satisfait, souleva la main :

– « Laisse-moi parler, mon cher. Il se peut que, aux yeux de la science, je ne sois pas un malade condamné. Mais j’ai, moi, le sentiment que… que je suis… D’ailleurs, la mort… Le peu de bien que j’ai essayé de faire en ce monde me sera compté… Oui… Et, si le jour est venu… » (un coup d’œil pour s’assurer que le sourire incrédule d’Antoine ne s’était pas effacé) « … eh bien, que veux-tu ? ayons confiance… La miséricorde de Dieu est infinie. »

Antoine écoutait en silence.

– « Ce n’est pas cela que je voulais te dire, Antoine. À la fin de mes dispositions testamentaires, tu trouveras une liste de legs… Les vieux serviteurs… Je tiens à attirer ton attention sur ce codicille, mon cher. Il date de plusieurs années. Peut-être n’ai-je pas été assez… assez généreux. Je pense à M. Chasle. Le brave homme me doit beaucoup, c’est indiscutable ; il me doit tout. Mais est-ce une raison pour que son… ce dévouement… ne recueille pas une récompense… même superflue ? »

La toux qui, par moments, hachait ses paroles, le contraignit à s’arrêter un instant. « Il faut que la généralisation du mal progresse assez vite », se dit Antoine, « cette toux augmente, les nausées aussi. Le néoplasme doit s’être, depuis peu, propagé de bas en haut… Poumons, estomac… Nous sommes à la merci de la première complication. »

– « J’ai toujours eu », reprit M. Thibault, que l’opium rendait à la fois lucide et incohérent, « j’ai toujours eu la fierté d’appartenir à cette classe aisée, sur laquelle, de tout temps, la religion, la patrie… Mais cette aisance impose certains devoirs, mon cher… » La pensée, encore une fois, dévia. « Toi, tu as une fâcheuse tendance à l’individualisme ! » fit-il tout à coup, en jetant vers Antoine un regard courroucé. « Tu changeras sans doute quand tu seras grand. » Il rectifia : « … quand tu auras vieilli, quand tu auras, toi aussi, fondé une famille… Une famille », répéta-t-il. Ce mot, qu’il ne prononçait jamais sans emphase, éveilla en lui de confuses résonances, des fragments de discours prononcés naguère. La suite de ses idées lui échappa de nouveau. Il enfla la voix : « Effectivement, mon cher, si l’on admet que la famille doit rester la cellule première du tissu social, ne faut-il pas… ne faut-il pas qu’elle constitue cette… cette aristocratie plébéienne… où dorénavant se recrutent les élites ? La famille, la famille… Réponds : ne sommes-nous pas le pivot sur lequel… sur lequel tourne l’État bourgeois d’aujourd’hui ? »

– « Mais je suis de ton avis, Père », accorda Antoine, avec douceur.

Le vieux n’eut pas l’air d’avoir entendu. Insensiblement, le ton devint moins oratoire, les intentions plus faciles à saisir :

– « Tu en reviendras, mon cher ! L’abbé y compte, comme moi. Tu en reviendras de certaines idées, et je souhaite que ce soit bientôt… Je voudrais que ce soit déjà fait, Antoine… Au moment de quitter ce monde, n’est-il pas pénible pour moi que mon fils… ? Élevé comme tu l’as été, vivant sous ce toit, ne devrais-tu pas… ? Une ferveur religieuse enfin ! Une foi plus solide, plus pratiquante ! »

« Et s’il soupçonnait où j’en suis », pensa Antoine.

– « Qui sait si Dieu ne me demandera pas… ne me tiendra pas rigueur… ? » soupira M. Thibault. « Hélas ! pour cette tâche chrétienne, la présence de ta sainte mère m’a été ravie… trop tôt ! »

Deux larmes jaillirent de ses paupières. Antoine les vit éclore, puis descendre le long des joues. Il ne s’y attendait pas, et ne put se défendre d’une pointe d’émotion – qui s’accrut, lorsqu’il entendit son père reprendre, sans divaguer, d’une voix basse, intime, pressante, qu’Antoine ne lui connaissait pas :

– « J’ai d’autres comptes à rendre. La mort de Jacques. Pauvre enfant… Ai-je fait tout mon devoir ?… Je voulais être ferme. J’ai été dur. Mon Dieu, je m’accuse d’avoir été dur avec mon enfant… Je n’ai jamais su gagner sa confiance. Ni la tienne, Antoine… Non, ne proteste pas, c’est la vérité. Dieu l’a voulu ainsi ; Dieu ne m’a jamais accordé la confiance de mes enfants… J’ai eu deux fils. Ils m’ont respecté, ils m’ont craint ; mais, dès l’enfance, ils se sont écartés de moi… Orgueil, orgueil ! Le mien ; le leur… Pourtant, est-ce que je n’ai pas fait tout ce que je devais ? Est-ce que je ne les ai pas, dès le plus jeune âge, confiés à l’Église ? Est-ce que je n’ai pas veillé à leur éducation, à leur instruction ? Ingratitude… Mon Dieu, jugez-moi : est-ce ma faute ?… Jacques s’est toujours dressé contre moi. Jusqu’à son dernier jour, jusqu’à la veille de sa mort !… Pourtant ! Est-ce que je pouvais donner mon consentement à… à cette chose-là ? Non… Non… »

Il se tut.

– « Va-t’en, mauvais fils ! » cria-t-il tout à coup.

Antoine le considéra, surpris. Son père ne s’adressait pas à lui. Délirait-il, maintenant ? La mâchoire tendue, le front mouillé de sueur, les bras soulevés, il semblait hors de soi.

– « Va-t’en ! » reprit-il. « Tu as oublié tout ce que tu dois à ton père, à son nom, à son rang ! Le salut d’une âme ! L’honneur d’une famille ! Il y a des actes… des actes qui dépassent notre personne ! Qui compromettent toutes les traditions ! Je te briserai ! Va-t’en ! » La toux coupait ses phrases. Il souffla longuement. Puis la voix s’assourdit : « Mon Dieu, je ne suis pas sûr de votre pardon… Qu’as-tu fait de ton fils ? »

– « Père », risqua Antoine.

– « Je n’ai pas su le protéger… Les influences ! Les machinations des huguenots ! »

– « Ah, les huguenots », pensa Antoine.

(C’était une idée fixe du vieux, et personne n’en avait jamais bien compris l’origine. Sans doute – c’était une supposition d’Antoine – aussitôt après le départ de Jacques, au début des recherches, une maladresse avait dû révéler à M. Thibault les relations assidues que Jacques, pendant l’été qui avait précédé, entretenait, à Maisons, avec les Fontanin. Dès lors, et sans qu’on pût l’en faire démordre, le vieillard, aveuglé par son aversion pour les protestants, hanté probablement aussi par les souvenirs de la fugue à Marseille avec Daniel, et confondant peut-être le passé avec le présent, n’avait cessé de rejeter sur les Fontanin toute la responsabilité du drame.)

– « Où vas-tu ? » cria-t-il encore, en essayant de se soulever.

Il ouvrit les yeux, parut rassuré par la présence d’Antoine et tourna vers lui son regard voilé de larmes :

– « Le malheureux », balbutia-t-il. « Ces huguenots l’ont attiré, mon cher… Ils nous l’ont pris… C’est eux ! Ils nous l’ont poussé au suicide… »

– « Mais non, Père », s’écria Antoine. « Pourquoi s’imaginer toujours qu’il se soit… »

– « Il s’est tué ! Il est parti, il est allé se tuer !… » (Antoine crut entendre, très bas : « … Maudit ! » Mais il avait dû se tromper. Pourquoi « maudit » ? Cela n’avait vraiment aucun sens.) Le reste de la phrase se perdit en un sanglotement désespéré, presque silencieux, qui dégénéra en une quinte de toux, laquelle, assez vite, s’apaisa.

Antoine crut que son père s’endormait. Il évitait de faire un mouvement.

Quelques minutes passèrent.

– « Dis donc ! »

Antoine tressaillit.

– « Le fils de la tante… euh… tu sais ?… Oui, le fils de la tante Marie, de Quillebeuf… Mais, tu n’as pas pu le connaître, toi. Lui aussi, il s’est… J’étais encore un gamin quand c’est arrivé. Avec son fusil, un soir de chasse. On n’a jamais su… »

M. Thibault, distrait, l’esprit dispos et envahi de souvenirs, souriait.

– « … Elle agaçait maman, avec ses chansons, toujours ses chansons… Euh… Monture… petit coursier, comment donc ?… À Quillebeuf, pendant les vacances… Tu n’as pas connu la patache du père Niqueux, toi… Ha, ha, ha !… Le jour où la malle des bonnes est… est tombée… Ha, ha, ha !… »

Antoine se leva brusquement ; cette hilarité lui était plus pénible que les sanglots.

Ces dernières semaines, il arrivait souvent au vieillard, surtout le soir après les piqûres, d’évoquer ainsi des détails insignifiants d’autrefois qui, dans sa mémoire dépeuplée, s’amplifiaient soudain, comme un son dans les volutes d’un coquillage. Il les ressassait ensuite plusieurs jours, riant tout seul comme un enfant.

Il se tourna joyeusement vers Antoine, et se mit à fredonner, d’une voix jeune :

–  Monture guillerette,

Hop, Jip… petit coursier…

La… la… la… lamourette…

Hop… hop… au rendez-vous !

– « Ah ! je ne sais plus », fit-il, agacé. « C’est une chanson que Mademoiselle connaît bien, elle aussi. Elle la chantait à la petite… »

Il ne pensait plus à sa mort, ni à celle de Jacques. Inlassablement, jusqu’au départ d’Antoine, il repêcha dans son passé les souvenirs de Quillebeuf et les bribes de la vieille chanson.

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