III

Resté seul avec sœur Céline, il retrouva sa gravité. Il réclama son potage et se laissa abecquer sans souffler mot. Puis, lorsqu’ils eurent dit ensemble la prière du soir, il lui fit éteindre le plafonnier.

– « Ma sœur, ayez l’obligeance de prier Mademoiselle de venir. Et veuillez appeler les bonnes, que je leur parle. »

Mécontente d’être dérangée à cette heure, Mlle de Waize franchit en trottinant le seuil de la chambre et s’arrêta, essoufflée. Elle essaya en vain de lever son regard jusqu’au lit ; son dos noué l’en empêchait ; elle n’apercevait que les pieds des meubles, et, dans l’espace éclairé, les reprises du tapis. La religieuse voulut lui avancer un fauteuil, mais Mademoiselle recula d’un pas ; elle serait restée comme un échassier, debout sur une patte, pendant dix heures consécutives, plutôt que de poser sa jupe sur ce siège colonisé par les microbes !

Les deux bonnes, inquiètes, se tenaient l’une près de l’autre, formant un groupe obscur qu’éclairaient par à-coups les flammes du feu.

M. Thibault se recueillit quelques secondes. La séance avec Antoine ne l’avait pas rassasié ; un désir irrésistible le tourmentait d’ajouter encore une scène au spectacle.

– « Je sens que ma fin n’est plus bien éloignée… », commença-t-il en toussotant, « et j’ai voulu profiter d’un instant d’accalmie dans mes souffrances… dans les tourments qui me sont infligés… pour vous dire adieu… »

La sœur, qui repliait des serviettes, s’interrompit, surprise. Mademoiselle et les deux bonnes, saisies, se taisaient. M. Thibault crut un instant que l’annonce de sa mort prochaine n’étonnait personne, et il connut une minute d’atroce anxiété. Heureusement pour lui, la sœur, plus hardie, s’écria :

– « Mais, Monsieur, vous allez de mieux en mieux, pourquoi parler de mourir ? Si le docteur vous entendait ! »

M. Thibault sentit aussitôt son énergie morale s’affermir. Il fronça les sourcils, et sa main engourdie fit un effort pour réduire au silence la bavarde.

Il reprit, comme s’il récitait :

– « À la veille de paraître devant le Tribunal suprême, je demande pardon. Pardon à tous. Je me suis souvent montré sans indulgence pour autrui. J’ai blessé peut-être, par ma sévérité, l’attachement de mes… de tous ceux qui vivaient dans ma maison. Je reconnais… Des dettes… Des dettes envers vous tous… Envers vous, Clotilde et Adrienne… Envers votre mère, surtout, qui est maintenant clouée… qui est clouée, comme moi, sur un lit de douleurs… et qui vous a donné, pendant vingt-cinq ans, un si bel exemple de servitude… Envers vous, enfin, Mademoiselle, vous qui… »

À ce moment, Adrienne fondit si bruyamment en larmes que M. Thibault, troublé, faillit lui-même éclater en sanglots. Il hoqueta, mais se ressaisit ; et, pesant chaque mot :

– « … vous qui avez fait le sacrifice d’une existence modeste, pour vous installer à notre foyer en deuil… veiller sur la lampe… sur notre lampe familiale. Qui donc était plus que vous digne… de… auprès des enfants… de remplacer celle que vous aviez élevée ? »

Entre les phrases, lorsqu’il s’arrêtait, on entendait les femmes pleurer dans l’ombre. Le dos de la petite vieille s’était arqué davantage, son chef branlait sans interruption, et le tremblement de ses lèvres faisait, dans les silences, un léger bruit de succion.

– « Grâce à vous, grâce à votre vigilance, notre famille a pu continuer sa route… sa route, sous le regard de Dieu. Je vous en remercie publiquement ; et c’est à vous, Mademoiselle, que je veux présenter ma dernière requête. Lorsque sera venue l’heure fatale… » Bouleversé par les paroles qu’il prononçait, il dut, pour dominer son effroi, faire une pause, réfléchir à son état présent, au bien-être qu’il éprouvait depuis la piqûre. Il poursuivit : « Lorsque l’heure fatale aura sonné, je vous recommande, Mademoiselle, de lire vous-même, à haute voix, cette belle prière, vous savez, ces Litanies de… de la bonne mort… que j’ai lues… avec vous… au chevet de ma pauvre femme… dans cette même chambre… n’est-ce pas ?… sous ce même crucifix… »

Son regard essaya de fouiller l’obscurité. Cette chambre d’acajou et de reps bleu était sa chambre de toujours ; celle où, jadis, à Rouen, il avait, à quelques années d’intervalle, vu ses parents mourir… Elle l’avait suivi, à Paris ; elle avait été sa chambre de jeune homme ; elle avait été sa chambre nuptiale… Par une froide nuit de mars, Antoine y était né. Puis, moins de dix ans après, par une autre nuit d’hiver, sa femme, en donnant la vie à Jacques, y était morte. Il la revit morte, au milieu du grand lit semé de violettes…

Sa voix trembla :

– « … et j’espère que notre sainte bien-aimée… m’assistera de là-haut… me communiquera son courage… sa résignation… le courage dont elle a fait preuve… oui… » Il ferma les yeux et joignit gauchement les mains.

Il semblait dormir.

Alors sœur Céline fit signe aux bonnes de se retirer sans bruit.

Avant de quitter leur maître, elles le contemplèrent attentivement, comme si déjà ce lit était une couche mortuaire. On perçut dans le couloir les sanglots d’Adrienne et le caquetage étouffé de Clotilde, qui donnait le bras à la vieille demoiselle. Elles ne savaient plus où aller. Elles échouèrent à la cuisine et s’assirent en rond. Elles pleuraient. Clotilde décréta qu’il fallait veiller, pour pouvoir au premier appel courir chercher un prêtre ; et, sans perdre de temps, elle se mit à moudre du café.

Seule, la religieuse savait à quoi s’en tenir : elle avait l’habitude. Pour elle, la sérénité d’un mourant était toujours une preuve que, dans les profondeurs de son instinct, – souvent à tort, d’ailleurs, – le malade ne croyait pas vraiment la mort imminente. Aussi, après avoir remis la chambre en ordre et couvert le feu, ouvrit-elle le lit pliant sur lequel elle reposait. Et, dix minutes plus tard, dans la chambre obscure, la religieuse, sans avoir échangé un mot avec son malade, glissait paisiblement, comme chaque soir, de la prière au sommeil.

 

M. Thibault, lui, ne dormait pas. La double piqûre lui assurait un prolongement de bien-être, mais le tenait éveillé. Immobilité voluptueuse, peuplée de pensées, de projets. D’avoir semé la frayeur autour de lui, semblait l’avoir définitivement purgé de sa propre angoisse. Le souffle de la garde assoupie l’agaçait bien un peu ; mais il se plut à rêver au jour où, guéri, il la congédierait, avec des remerciements, – avec une belle offrande pour sa communauté. Combien ? On verrait… Bientôt. Ah, qu’il était impatient de revivre ! Que devenaient ses œuvres, sans lui ?

Une bûche s’écroula dans les cendres. Il entrouvrit un œil. Une flamme, ressuscitée, hésitante, faisait danser des ombres au plafond. Il se vit soudain, tremblant, une bougie allumée à la main, à Quillebeuf, dans le couloir humide, qui, toute l’année, sentait le salpêtre et la pomme : de grandes ombres naissaient devant lui et s’en allaient ainsi danser au plafond… Ces terrifiantes araignées noires qu’il y avait toujours, le soir, dans les cabinets de tante Marie !… (Entre l’enfant peureux d’alors et le vieillard d’aujourd’hui, l’identité était pour lui si complète, qu’il lui fallait un effort de l’esprit pour les distinguer l’un de l’autre.)

La pendule sonna dix heures. Puis la demie.

Quillebeuf… La patache… La basse-cour… Léontine…

Ces souvenirs, qu’un hasard avait fait lever des bas-fonds de sa mémoire, flottaient obstinément à la surface, ne consentaient plus à redescendre dans les profondeurs. L’air de la vieille chanson faisait à ces évocations puériles un accompagnement discontinu. Les paroles lui manquaient encore presque toutes, sauf le début qui s’était recomposé peu à peu, et le refrain, qui avait surgi inopinément des ténèbres :

Monture guillerette,

Trilby, petit coursier,

Tu sers mon amourette

Mieux qu’un beau destrier !

Hop ! Hop ! Trilby, trottine !

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !

La pendule sonna onze coups.

… Monture guillerette,

Trilby, petit coursier…

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