XII

Peu à peu la nuit s’emparait de la chambre.

Antoine rêvassait, sans avoir l’énergie de quitter son siège pour allumer. Il y avait plus d’une heure et demie que Jacques était parti. Un soupçon involontaire, qu’il s’efforça d’écarter, assiégeait la pensée d’Antoine. Un malaise, croissant de minute en minute, l’étreignait ; qui se dissipa d’un coup lorsqu’il reconnut le pas de son frère sur le palier.

Jacques entra, ne dit rien, ne parut même pas remarquer que la pièce était dans l’obscurité, et se laissa choir sur une chaise, près de la porte. On distinguait à peine ses traits à la lueur du poêle. Il avait le front caché par son chapeau, et portait son paletot sur le bras.

Il gémit, tout à coup :

– « Laisse-moi ici, Antoine, va-t’en, laisse-moi ! J’ai failli ne pas revenir… » Mais, avant qu’Antoine eût pu dire un mot, il cria : « Tais-toi, tais-toi, je sais, ne dis rien. Je partirai avec toi. »

Puis il se leva et donna la lumière.

Antoine évitait de le regarder. Par contenance, il fit mine de continuer sa lecture.

Jacques errait à travers la chambre, d’un pas fatigué. Il jeta quelques effets sur le lit, ouvrit une valise, y mit du linge, divers objets. Par moments, il sifflotait : toujours le même air. Antoine le vit jeter un paquet de lettres au feu et ranger, dans un placard dont il prit la clé, tous les papiers qui traînaient. Puis il s’assit dans un coin, et, tassé sur lui-même, la tête dans les épaules, repoussant sa mèche avec nervosité, il griffonna plusieurs cartes-lettres, sur ses genoux.

Antoine avait le cœur chaviré. Si Jacques lui avait dit : « Je t’en supplie, pars sans moi », il l’aurait, sans mot dire, serré dans ses bras et serait aussitôt parti, seul.

Ce fut Jacques qui rompit le silence. Quand il eut changé de chaussures et bouclé son bagage, il s’approcha de son frère :

– « Sept heures, tu sais. Il va falloir descendre. »

Antoine, sans répondre, s’apprêta. Lorsque ce fut fait, il demanda :

– « Puis-je t’aider ? »

– « Merci. »

Ils parlaient à voix moins haute que dans la journée.

– « Donne-moi ta valise. »

– « Elle n’est pas lourde… Passe. »

Ils traversèrent la chambre, presque sans bruit. Antoine sortit le premier. Il entendit, derrière lui, Jacques tourner le commutateur et fermer doucement sa porte.

 

Le dîner, au buffet, fut rapide. Jacques ne disait rien, touchait à peine aux plats ; et Antoine, soucieux autant que son frère, respectait ce silence sans chercher à feindre.

 

Le train était à quai. Ils firent les cent pas, en attendant l’heure. Du passage souterrain jaillissait, sans trêve, un flot de voyageurs.

– « Le train va être bondé », dit Antoine.

Jacques ne répondit rien. Mais, tout à coup, il confia :

– « Voilà deux ans et demi que je suis dans ce pays. »

– « À Lausanne ? »

– « Non… Que j’habite la Suisse. » Quelques pas plus loin, il murmura : « Mon beau printemps de 1911… »

Ils parcoururent encore une fois, sans parler, toute la longueur du train. Jacques s’attardait aux mêmes pensées, car, spontanément, il expliqua :

– « J’avais de telles migraines, en Allemagne, que j’économisais sur tout pour filer, filer en Suisse, au grand air. C’est à la fin de mai que je suis arrivé, en plein printemps. Dans la montagne. À Mühlenberg, dans le canton de Lucerne. »

– « Tiens, Mühlenberg… »

– « Oui, j’ai écrit là presque tous ces poèmes que j’ai signés Mühlenberg. J’ai beaucoup travaillé à cette époque-là. »

– « Tu y es resté longtemps ? »

– « Six mois. Chez des fermiers. Deux vieux, sans enfants. Six mois merveilleux. Quel printemps, quel été ! De ma fenêtre, le jour de mon arrivée, cet enchantement ! Un paysage ample, onduleux, tout en lignes simples, – une noblesse ! J’étais dehors du matin au soir. Les prairies, pleines de fleurs et d’abeilles sauvages, les grands pâturages en pente, avec leurs vaches, les ponts de bois sur les ruisseaux… Je marchais, je travaillais en marchant, je marchais toute la journée, et quelquefois le soir, par ces nuits… ces nuits… » Son bras se souleva lentement, décrivit une courbe, et retomba.

– « Mais, tes migraines ? »

– « Oh, à peine installé, je me suis senti tellement mieux ! C’est Mühlenberg qui m’a guéri. Je peux même dire que jamais je n’ai eu la tête plus libre, plus légère ! » Il sourit à son souvenir. « Légère, et pourtant pleine de pensées, de projets, de folies… Je crois que tout ce que je pourrai écrire au cours de ma vie aura germé dans cet air pur, pendant cet été-là. Je me rappelle des jours où j’étais dans un tel transport… Ah, ces jours-là, j’ai vraiment connu l’ivresse d’être heureux !… Il m’arrivait – j’ose à peine le dire – il m’arrivait de sauter, de courir sans raison, et puis de me jeter à plat ventre dans l’herbe… pour sangloter, sangloter, délicieusement. Tu crois que j’exagère ? C’est si vrai, tiens, je me rappelle, certains jours que j’avais trop pleuré, je faisais tout un détour pour pouvoir me baigner les yeux à une petite source que j’avais découverte dans la montagne… » Il baissa la tête, marcha quelque temps en silence, et répéta, sans se redresser : « Oui, il y a deux ans et demi, déjà. »

Puis il se tut jusqu’au départ.

Quand le train décolla, sans un sifflet, avec cette sûreté inflexible, cette passive puissance de la machine déclenchée par l’horaire, Jacques, de ses yeux secs, regarda s’évanouir le quai vide, et fuir, à un rythme accéléré, la banlieue piquée de lueurs ; puis tout devint noir, et il se sentit emporté, sans défense, dans la nuit.

Parmi ces étrangers qui l’enserraient, ses yeux cherchèrent Antoine qui, debout dans le couloir, à quelques mètres de là, tournant à demi le dos, semblait, lui aussi, perdre son regard dans la campagne obscure. Un désir de rapprochement le saisit ; et, de nouveau, cet irrésistible besoin d’aveu.

Il parvint à se faufiler jusqu’à son frère, et lui toucha vivement l’épaule.

Antoine, pris entre les voyageurs et les bagages qui encombraient le passage, crut que Jacques avait seulement un mot à lui dire, et, sans essayer de faire volte-face, tourna seulement le cou et inclina la tête. Alors, dans ce couloir où ils étaient parqués comme des bestiaux, dans le ballottement et le tintamarre du train, la bouche tout près de l’oreille d’Antoine, Jacques murmura :

– « Antoine, écoute, il faut que tu saches… Au début, j’ai mené… j’ai mené… »

Il voulait crier : « J’ai mené une vie inavouable… Je me suis avili… Interprète… Guide… J’ai vécu d’expédients… Achmet… Pire encore, les bas-fonds, la Rue-aux-Juifs… Pour amis, des misérables, le père Krüger, Celadonio… Carolina… Une nuit, sur le port, ils m’ont assommé d’un coup de matraque, et après, l’hôpital, mes maux de tête, c’était à cause de ça… Et à Naples… Et en Allemagne, Rupert et la petite Rosa, ce couple… À Munich, à cause de Wilfried, j’ai fait… j’ai fait de la prison préventive… » Mais plus les aveux se pressaient à ses lèvres, et se levaient, nombreux et troubles, les souvenirs, plus cet inavouable passé lui apparaissait effectivement inavouable – impossible à faire tenir dans des phrases.

Alors, découragé, il se contenta de balbutier :

– « J’ai mené une existence inavouable, Antoine… Inavouable… In-a-vouable ! » (Et ce mot, chargé par lui de tout l’opprobre du monde, ce mot pesant et mou, qu’il répétait d’une voix désespérée, l’apaisait peu à peu autant qu’une confession.)

Antoine s’était entièrement retourné. Assez mal à l’aise, gêné par la présence des voisins, craignant que Jacques élevât le ton, tremblant de ce qu’il allait apprendre, il cherchait néanmoins à faire bonne figure.

Mais Jacques, l’épaule appuyée à la cloison, ne semblait plus vouloir s’expliquer davantage.

 

Les voyageurs évacuaient le couloir, s’entassaient dans les compartiments. Bientôt, Antoine et Jacques se trouvèrent assez isolés pour pouvoir causer sans être entendus.

Alors, Jacques, qui jusque-là taciturne, semblait peu pressé de reprendre la conversation, se pencha tout à coup vers son frère :

– « Vois-tu, Antoine, ce qui est effrayant, c’est de ne pas savoir ce qui est… normal… Non, pas normal, c’est idiot… Comment dire ?… Ne pas savoir si les sentiments qu’on a… ou plutôt les instincts… Mais toi, médecin, tu le sais, toi… » Les sourcils froncés, le regard perdu dans la nuit, il parlait d’une voix sourde et butait à chaque mot. « Écoute », reprit-il. « On éprouve quelquefois des choses… On a des espèces d’élans vers ceci… ou cela… Des élans qui jaillissent du plus profond… N’est-ce pas ?… Et on ne sait pas si les autres éprouvent la même chose, ou bien si on est… un monstre !… Comprends-tu ce que je veux dire, Antoine ? Toi, tu as vu tant d’individus, tant de cas, tu sais sans doute, toi, ce qui est… mettons… général, et ce qui est… exceptionnel. Mais, pour nous autres qui ne savons pas, c’est terriblement angoissant, vois-tu… Ainsi, tiens, un exemple : quand on a treize, quatorze ans, ces désirs inconnus qui montent comme des bouffées, ces pensées troubles qui vous envahissent sans qu’on puisse s’en défendre, et dont on a honte, et qu’on dissimule douloureusement comme des tares… Et puis, un jour, on découvre que rien n’est plus naturel, que rien n’est plus beau, même… Et que tous, tous, comme nous, pareillement… Comprends-tu ?… Eh bien, voilà, il y a, de même, des choses obscures… des instincts… qui se dressent… et pour lesquels, même à mon âge, Antoine, même à mon âge… on se demande… on ne sait pas… »

Brusquement ses traits se contractèrent. Une autre pensée le poignait à l’improviste : il venait d’apercevoir combien vite il se rattachait malgré lui à son frère, à cet ami de toujours ; et, par ce frère, à tout le passé ! Hier encore, un fossé infranchissable… Et la moitié d’un jour avait suffi… Il crispa les poings, baissa la tête, et se tut.

 

Quelques minutes plus tard, sans avoir desserré les dents ni relevé les yeux, il regagna sa place dans le compartiment.

Lorsque Antoine, surpris de cette brusque retraite, voulut le rejoindre, il l’aperçut, dans la pénombre, immobile : les paupières obstinément closes sur ses larmes, Jacques faisait semblant de dormir.

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