XI

Resté seul, Antoine s’approcha de la table et ouvrit curieusement les dossiers.

Toutes sortes de documents y étaient entassés, pêle-mêle. D’abord un choix d’articles sur des sujets d’actualité, découpés dans des journaux et signés : Jacques le Fataliste. Puis une suite de poèmes, sur la montagne, semblait-il, parus dans une revue belge sous le pseudonyme de J. Mühlenberg. Enfin une série de courtes nouvelles, intitulées Pages du Cahier noir, sortes de croquis faits sans doute en marge du reportage, et signés : Jack Baulthy. Antoine en lut plusieurs : Octogénaires. Suicide d’enfant. Jalousie d’aveugle. Une colère. Les personnages, pris dans la vie quotidienne, dessinés au trait, s’imposaient tous par leur relief ; le style cursif, haché, de la Sorellina, dépouillé cette fois de tout lyrisme, conférait à ces notes un caractère de vérité, qui forçait l’intérêt.

Mais, malgré la saveur de ces pages, l’attention d’Antoine se montrait indocile. Trop d’inattendu s’offrait à lui, depuis le matin. Et surtout, dès qu’il était seul, sa pensée, invinciblement, se tournait vers cette chambre de malade, quittée la veille, et où, peut-être bien, les choses terribles étaient commencées. Avait-il eu tort de partir ? Non, puisqu’il allait ramener Jacques…

 

Un petit coup, discret et décidé, frappé à la porte, fit diversion.

– « Entrez », dit-il.

Il fut surpris de voir se détacher sur le fond sombre de l’escalier une silhouette féminine. Il crut reconnaître cette jeune femme qu’il avait entrevue, au petit déjeuner, le matin. Elle portait un panier de bûches. Il s’empressa de la délester.

– « Mon frère vient de sortir », dit-il.

Elle fit un signe de tête qui signifiait : « Je le sais bien » ; peut-être même : « C’est pour cela que je suis montée. » Elle dévisageait Antoine sans masquer sa curiosité ; mais l’attitude n’avait rien d’équivoque, tant cette hardiesse semblait réfléchie et motivée par des raisons graves. Antoine eut l’impression que ces yeux-là venaient de pleurer. Tout à coup, les cils battirent : sans autre préambule, et, d’une voix vibrante de reproche, elle demanda :

– « Vous l’emmenez ? »

– « Oui… Mon père est très malade. »

Elle ne parut pas avoir écouté.

– « Pourquoi ? » fit-elle avec emportement. Son pied frappa le sol. « Je ne veux pas ! »

Antoine répéta :

– « Mon père est sur le point de mourir. »

Mais elle n’avait que faire d’explications. Ses yeux, lentement, s’emplirent de larmes. Elle tourna le buste vers la fenêtre, croisa les mains, les tordit, puis laissa retomber les bras.

– « Il ne reviendra pas ! » prononça-t-elle sourdement.

Elle était grande, large d’épaules, un peu grasse, à la fois fébrile dans ses mouvements et apathique dans ses poses. Deux tresses lisses et lourdes, couleur de cendre blonde, couronnaient son front bas et se nouaient en torsade sur la nuque. Sous ce diadème, ses traits réguliers, épais, prenaient un caractère souverain qu’accentuait encore le dessin d’une bouche à l’antique, ourlée et sinueuse mais volontaire, et qu’arrêtaient deux plis sensuels.

Elle se retourna vers Antoine :

– « Jurez-moi, jurez-moi sur le Christ, que vous ne l’empêcherez pas de revenir ! »

– « Mais non, pourquoi ? » fit-il avec un sourire conciliant.

Elle ne répondit pas à ce sourire. Elle considérait le jeune homme, fixement, à travers ses larmes brillantes. Sous l’étoffe qui la moulait, sa poitrine respirait violemment. Elle se laissait examiner avec impudeur. Elle prit, au creux des seins, un petit mouchoir en tapon, qu’elle pressa sur ses yeux, puis sur ses narines, en reniflant. Ses prunelles oisives, coulant entre les paupières, avaient une expression veloutée et voluptueuse. L’eau qui dort : il s’y faisait, par instants, un remous de pensées indéchiffrables. Alors, aussitôt, elle penchait ou détournait la tête.

– « Il vous a parlé de moi ? Sophia ? »

– « Non. »

Un éclat bleu glissa entre les cils :

– « Vous ne lui direz pas que je vous ai dit tout ça… »

Antoine sourit de nouveau :

– « Mais vous ne m’avez rien dit, Madame. »

– « Oh, si », fit-elle, rejetant la tête en arrière, les paupières à demi baissées.

Elle chercha des yeux une chaise volante, l’approcha d’Antoine, et s’assit précipitamment comme si elle n’avait qu’une minute à donner.

– « Vous », déclara-t-elle, « vous devez être quelqu’un dans les théâtres. » Il fit un signe négatif. « Si. Vous ressemblez à une carte postale que j’ai… Un grand tragédien de Paris. » Elle souriait maintenant : un sourire plein de langueur.

– « Vous aimez le théâtre ? » fit-il, sans perdre son temps à la détromper.

– « Le cinéma ! Le drame ! Oui ! »

Parfois, un désordre imprévu jetait le ravage parmi ces traits impassibles ; alors, la bouche, qui s’ouvrait toute grande pour le moindre bout de phrase, semblait s’élargir encore, exposant de grandes palettes blanches, des gencives couleur de corail.

Il se tenait sur la réserve :

– « Vous devez avoir de bonnes troupes, ici ? »

Elle se pencha :

– « Étiez-vous déjà venu à Lausanne ? » (Quand elle se tenait ainsi, inclinée, parlant vite et retenant sa voix, elle avait l’air de demander le plus intime, et de l’offrir.)

– « Jamais », dit-il.

– « Y reviendrez-vous ? »

– « Sans doute ! »

Un instant, elle lui planta dans les yeux son regard devenu dur ; elle secoua plusieurs fois la tête, et dit enfin :

– « Non. »

Puis elle alla vers le poêle et l’ouvrit pour le recharger.

– « Oh », protesta Antoine, « il fait si chaud… »

– « C’est vrai », fit-elle, en se touchant la joue du revers de la main. Cependant elle prit une bûche, la jeta dans les braises, puis une seconde, puis une troisième. « Jack aime ça », déclara-t-elle, sur un ton de bravade.

Elle demeurait agenouillée, tournant le dos, les yeux dans la flambée qui lui grillait le visage. Le jour baissait. Antoine caressait de l’œil ces épaules vivantes, cette nuque, cette chevelure, nimbées de feu. Qu’attendait-elle ? Visiblement, elle se sentait regardée. Il crut surprendre un sourire au contour de ce profil perdu. Mais, d’une seule ondulation du torse, elle se releva. Elle poussa du pied le portillon du poêle, fit quelques pas dans la chambre, avisa le sucrier qui était sur une table, et, d’un geste vorace, prit un morceau qu’elle croqua, puis un autre qu’elle lui tendit de loin.

– « Non, merci », dit-il en riant.

– « Sans quoi ça porte malheur », cria-t-elle, en lui lançant le sucre, qu’il attrapa au vol.

Leurs regards se heurtèrent. Celui de Sophia semblait interroger : « Qui êtes-vous ? » et même : « Qu’y aura-t-il entre vous et moi ? » Ses pupilles, indolentes mais avides, dorées par la transparence des cils, faisaient songer à du sable, les jours d’été, avant la pluie ; pourtant elles étaient chargées d’ennui plus encore que de désir. « Une de ces créatures », se dit Antoine, « qui, dès qu’on les effleure… Mais qui vous mordent en même temps. Et qui vous haïssent, après. Et qui vous poursuivent des plus infâmes vengeances… »

Comme si elle avait deviné sa pensée, elle se détourna de lui et s’approcha de la fenêtre. La pluie accélérait la chute du jour.

Après un assez long silence, Antoine, troublé, demanda :

– « À quoi pensez-vous ? »

– « Oh, je ne pense pas souvent », avoua-t-elle, immobile.

Il insista :

– « Mais, quand vous pensez, à quoi est-ce ? »

– « À rien. »

L’entendant rire, elle quitta la croisée et sourit tendrement. Elle n’avait plus du tout l’air d’être pressée. Après quelques pas, au hasard, les bras ballants, comme elle se trouvait devant la porte, sa main, distraitement, toucha la serrure.

Antoine crut qu’elle donnait un tour de clé, et le sang lui vint au visage.

– « Adieu », murmura-t-elle, sans lever les yeux.

Elle avait ouvert la porte.

Antoine, surpris, vaguement déçu, se pencha, prêt à saisir son regard. Comme un écho, un peu par jeu, et d’un ton caressant qui ressemblait à un appel, il murmura :

– « Adieu… »

Mais la porte se referma. Elle avait disparu sans s’être retournée.

Il entendit le frôlement de la jupe contre les barreaux de l’escalier, et la romance qu’elle se forçait à fredonner en descendant.

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