IV

Mme De Fontanin rentra chez elle. Jenny somnolait au fond de son lit ; elle souleva son visage fiévreux, questionna sa mère du regard et referma les yeux.

– « Emmène Puce, le bruit me fait mal. »

Mme de Fontanin regagna sa chambre, et, prise de vertige, s’assit, sans même retirer ses gants. Est-ce que la fièvre la guettait, elle aussi ? Être calme, être forte, avoir confiance… Son front s’inclina pour prier. Lorsqu’elle se releva, son activité avait un but : atteindre son mari, le rappeler.

Elle traversa le vestibule, hésita devant une porte fermée, et l’ouvrit. La pièce était fraîche, inhabitée ; il y traînait un arôme acidulé de verveine, de citronnelle, une odeur de toilette, à demi évaporée. Elle écarta les rideaux. Un bureau occupait le centre de la chambre ; une fine poussière couvrait le sous-main ; mais aucun papier ne traînait, aucune adresse, aucun indice. Les clefs étaient aux meubles. Celui qui habitait là n’était guère méfiant. Elle tira le tiroir du bureau : un amas de lettres, quelques photographies, un éventail, et, dans un angle, en tapon, un humble gant de filoselle noire… Sa main s’est brusquement raidie sur le bord de la table. Un souvenir l’assaille, son attention lui échappe, et son regard se fixe au loin… Il y a deux ans, comme elle passait, un soir d’été, en tramway, sur les quais, elle avait cru voir – elle s’était dressée – elle avait reconnu Jérôme, son mari, auprès d’une femme, oui, penché vers une jeune femme qui pleurait sur un banc ! Et cent fois depuis, sa cruelle imagination, travaillant autour de cette vision d’une seconde, s’était plu à en recomposer les détails : la douleur vulgaire de la femme, dont le chapeau chavirait, et qui tirait hâtivement de son jupon un gros mouchoir blanc ; la contenance de Jérôme, surtout ! Ah, comme elle était sûre d’avoir deviné, d’après l’attitude de son mari, tous les sentiments dont il était agité, ce soir-là ! Un peu de compassion, sans doute, car elle le savait faible et facile à émouvoir ; de l’agacement aussi, d’être en pleine rue l’objet de ce scandale ; de la cruauté enfin ! Oui ! Dans sa posture à demi penchée mais sans abandon, elle était certaine d’avoir surpris le calcul égoïste de l’amant qui en a assez, que sans doute d’autres caprices sollicitent déjà, et qui, en dépit de sa pitié, en dépit d’une honte secrète, a formé le dessein de mettre à profit ces larmes, pour consommer sur-le-champ la rupture ! Tout cela lui était clairement apparu en un instant, et chaque fois que cette obsession prenait de nouveau possession d’elle, un même vertige la faisait défaillir.

Très vite, elle quitta la chambre et ferma la porte à double tour.

Une idée précise lui était venue : cette bonne, cette petite Mariette, qu’il avait fallu renvoyer il y a six mois… Mme de Fontanin connaissait l’adresse de sa nouvelle place. Elle réprima sa répugnance et, sans balancer davantage, s’y rendit.

La cuisine était au quatrième étage d’un escalier de service. C’était l’heure fade de la vaisselle. Mariette lui ouvrit : une blondine, des cheveux follets, deux prunelles sans défense, une enfant. Elle était seule ; elle rougit, mais ses yeux s’éclairèrent :

– « Que je suis aise de revoir Madame ! Et Mlle Jenny, elle grandit toujours ? »

Mme de Fontanin hésitait. Son sourire était douloureux.

– « Mariette… donnez-moi l’adresse de Monsieur. »

La jeune fille devint pourpre ; ses yeux, où montaient des larmes, restaient grands ouverts. L’adresse ? Elle secoua la tête, elle ne savait pas ; c’est-à-dire elle ne savait plus : Monsieur n’habitait pas dans l’hôtel où… Et puis, Monsieur l’avait quittée presque tout de suite.

Mme de Fontanin avait baissé les yeux et reculait vers la porte, pour se soustraire à ce qu’elle eût pu entendre encore. Il y eut un court silence ; et comme l’eau de la bassine s’échappait en grésillant sur le fourneau, Mme de Fontanin fit un geste machinal :

– « Votre eau bout », murmura-t-elle. Puis, reculant toujours, elle ajouta : « Êtes-vous au moins heureuse ici, mon enfant ? »

Mariette ne répondit pas ; mais lorsque Mme de Fontanin, relevant la tête, croisa son regard, elle y vit poindre quelque chose d’animal : ses lèvres d’enfant entrouvertes, découvraient les dents. Après une hésitation qui parut interminable à toutes deux, la petite balbutia :

– « Si qu’on demanderait à… Mme Petit-Dutreuil ? »

Mme de Fontanin ne l’entendit pas fondre en larmes. Elle redescendait l’escalier comme on fuit un incendie. Ce nom expliquait tout à coup cent coïncidences à peine remarquées, oubliées à mesure, et qui soudain prenaient un sens.

Un fiacre passait, vide ; elle s’y jeta pour rentrer plus vite. Mais, au moment de donner son adresse, un désir irrésistible s’empara d’elle. Elle crut obéir au souffle de l’Esprit.

– « Rue de Monceau », cria-t-elle.

Un quart d’heure après, elle sonnait à la porte de sa cousine Noémie Petit-Dutreuil.

Ce fut une fillette d’une quinzaine d’années, blonde et fraîche, avec de larges yeux accueillants, qui lui ouvrit.

– « Bonjour, Nicole ; ta maman est là ? »

Elle sentit peser sur elle le regard étonné de l’enfant :

– « Je vais l’appeler, tante Thérèse ! »

Mme de Fontanin resta seule dans le vestibule. Son cœur battait si fort qu’elle y avait appuyé sa main et n’osait plus la retirer. Elle s’obligea à regarder autour d’elle avec calme. La porte du salon était ouverte ; le soleil faisait chatoyer les couleurs des tentures, des tapis ; la pièce avait l’aspect négligé et coquet d’une garçonnière. « On disait que son divorce l’avait laissée sans ressources », songea Mme de Fontanin. Et cette pensée lui rappela que son mari ne lui avait pas remis d’argent depuis deux mois, qu’elle ne savait plus comment faire face aux dépenses de la maison : l’idée l’effleura que peut-être ce luxe de Noémie…

Nicole ne revenait pas. Le silence s’était fait dans l’appartement. Mme de Fontanin, de plus en plus oppressée, entra dans le salon pour s’asseoir. Le piano était ouvert ; un journal de mode était déployé sur le divan ; des cigarettes traînaient sur une table basse ; une botte d’œillets rouges emplissait une coupe. Dès le premier coup d’œil, son malaise s’accrut. Pourquoi donc ?

Ah, c’est qu’ilétait ici, présent dans chaque détail ! C’est lui qui avait poussé le piano en biais devant la fenêtre, comme chez elle ! C’est lui sans doute qui l’avait laissé ouvert ; ou, si ce n’était lui, c’était pour lui que la musique s’effeuillait en désordre ! C’est lui qui avait voulu ce large divan bas, ces cigarettes à portée de la main ! Et c’était lui qu’elle voyait là, allongé parmi les coussins, avec son air nonchalant et soigné, le regard gai coulant entre les cils, le bras abandonné, une cigarette entre les doigts !

Un glissement sur le tapis la fit tressaillir : Noémie parut, dans un peignoir à dentelles, le bras posé sur l’épaule de sa fille. C’était une femme de trente-cinq ans, brune, grande, un peu grasse.

– « Bonjour, Thérèse ; excuse-moi, j’ai depuis ce matin une migraine à ne pas tenir debout. Baisse les stores, Nicole. »

L’éclat de ses yeux, de son teint, la démentait. Et sa volubilité trahissait la gêne que lui causait cette visite : gêne qui devint une inquiétude, lorsque tante Thérèse, se tournant vers l’enfant, dit avec douceur :

– « J’ai besoin de causer avec ta maman, ma mignonne ; veux-tu nous laisser un instant ? »

– « Allons, va travailler dans ta chambre, va ! » s’écria Noémie. Puis adressant à sa cousine un rire excessif : « C’est insupportable, à cet âge-là, ça commence à vouloir venir minauder au salon ! Est-ce que Jenny est comme ça ? Je dois dire que j’étais toute pareille, te souviens-tu ? Ça désespérait maman. »

Mme de Fontanin était venue pour obtenir l’adresse dont elle avait besoin. Mais, depuis son arrivée, la présence de Jérôme s’était si fort imposée à elle, l’outrage était si flagrant, la vue de Noémie, sa beauté épanouie et vulgaire lui avait paru si offensante, que, cédant encore une fois à son impulsion, elle avait pris une résolution insensée.

– « Mais assieds-toi donc, Thérèse », dit Noémie. Au lieu de s’asseoir, Thérèse s’avança vers sa cousine et lui tendit la main. Rien de théâtral dans son geste, tant il fut spontané, tant il resta digne.

– « Noémie… », dit-elle ; et tout d’un trait : « rends-moi mon mari. » Le sourire mondain de Mme Petit-Dutreuil se figea. Mme de Fontanin tenait toujours sa main : « Ne réponds rien. Je ne te fais pas de reproche : c’est lui, sans doute… Je sais bien comment il est… » Elle s’interrompit une seconde ; le souffle lui manquait. Noémie n’en profita pas pour se défendre, et Mme de Fontanin lui fut reconnaissante de ce silence, non qu’il fût un aveu, mais parce qu’il prouvait qu’elle n’était pas assez rouée pour parer sur-le-champ un coup si brusque. « Écoute-moi, Noémie. Nos enfants grandissent. Ta fille… Et moi aussi mes deux enfants grandissent, Daniel a quatorze ans passés. L’exemple peut être funeste, le mal est si contagieux ! Il ne faut plus que ça dure, n’est-ce pas ? Bientôt je ne serais plus seule à voir… et à souffrir. » Sa voix essoufflée devint suppliante : « Rends-le-nous maintenant, Noémie. »

– « Mais, Thérèse, je t’assure… Tu es folle ! » La jeune femme se ressaisissait ; ses yeux devinrent rageurs, ses lèvres se pincèrent : « Oui, vraiment, es-tu folle, Thérèse ? Et moi qui te laisse parler, tant je suis abasourdie ! Tu as rêvé ! Ou bien on t’a monté la tête, des potins ! Explique-toi ! »

Sans répondre, Mme de Fontanin enveloppa sa cousine d’un regard profond, presque tendre, qui semblait dire : « Pauvre âme retardée ! Tu es tout de même meilleure que ta vie ! » Mais soudain ce regard glissa jusqu’à la saillie de l’épaule, dont la chair nue, fraîche et grasse, palpitait sous les mailles de la dentelle comme un animal pris dans un filet : l’image qui surgit à ses yeux fut si précise qu’elle ferma les yeux ; une expression de haine, puis de souffrance, passa sur son visage. Alors elle dit pour en finir, comme si son courage l’eût abandonnée :

– « Je me suis trompée, peut-être… Donne-moi seulement son adresse. Ou plutôt, non, je ne demande pas que tu me dises où il est, mais préviens-le, préviens-le seulement qu’il faut que je le voie… »

Noémie redressa le buste :

– « Le prévenir ? Est-ce que je sais où il est, moi ? » Elle était devenue très rouge. « Et puis, est-ce bientôt fini, toutes ces clabauderies ? Jérôme vient me voir quelquefois ! Après ? On ne s’en cache pas ! Entre cousins ! La belle affaire ! » Son instinct lui souffla les mots qui blessent : « Il sera content quand je lui raconterai que tu es venue faire ici tout ce charivari ! »

Mme de Fontanin s’était reculée.

– « Tu parles comme une fille ! »

– « Ah ! Eh bien, veux-tu que je te dise ? » riposta Noémie. « Quand une femme perd son mari, c’est sa faute ! Si Jérôme avait trouvé dans ta société ce qu’il demande sans doute ailleurs, tu n’aurais pas à courir après lui, ma belle ! »

« Est-ce que cela pourrait être vrai ? » ne put s’empêcher de penser Mme de Fontanin. Elle était à bout de forces. Elle eut la tentation de fuir ; mais elle eut peur de se retrouver seule, sans adresse, sans aucun moyen de rappeler Jérôme. Son regard s’adoucit de nouveau :

– « Noémie, oublie ce que je t’ai dit, écoute-moi : Jenny est malade, elle a la fièvre depuis deux jours. Je suis seule. Tu es mère, tu dois savoir ce que c’est que d’attendre auprès d’une enfant qui commence une maladie… Voilà trois semaines que Jérôme n’a pas reparu, pas une seule fois ! Où est-il ? Que fait-il ? Il faut qu’il sache que sa fille est malade, il faut qu’il revienne ! Dis-le-lui ! » Noémie secouait la tête avec un entêtement cruel. « Oh, Noémie, ce n’est tout de même pas possible que tu sois devenue si mauvaise ! Écoute, je vais te dire le reste. Jenny est souffrante, c’est vrai, et je suis bien tourmentée ; mais ce n’est pas le plus grave. » Sa voix s’humilia davantage. « Daniel m’a quittée : il a disparu. »

– « Disparu ? »

– « Il y aurait des recherches à faire. Je ne peux pas rester seule à un moment pareil… avec une enfant malade… N’est-ce pas ? Noémie, dis-lui seulement qu’il vienne ! »

Mme de Fontanin crut que la jeune femme allait céder ; son regard était compatissant ; mais elle fit un demi-tour, et s’écria, en levant les bras :

– « Mon Dieu, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ! Puisque je te dis que je ne peux rien faire pour toi ! » Et comme Mme de Fontanin se taisait, révoltée, elle se retourna d’un coup, le visage enflammé : « Tu ne me crois pas, Thérèse ? Non ? Tant pis, alors tu sauras tout ! Il m’a trompée encore une fois, comprends-tu ? Il a filé, je ne sais pas où, – filé avec une autre ! Là ! Me crois-tu maintenant ? »

Mme de Fontanin était devenue blême. Elle répéta machinalement :

– « Filé ? »

La jeune femme s’était jetée sur le divan et sanglotait, la tête dans les coussins.

– « Ah, si tu savais ce qu’il a pu me faire souffrir ! J’ai trop souvent pardonné, il croit que je pardonnerai toujours ! Mais non, jamais plus ! Il m’a fait la pire avanie ! Devant moi, chez moi, il a séduit un avorton que j’avais ici, une bonniche de dix-neuf ans ! Elle a décampé, voilà quinze jours, avec ses frusques, à l’anglaise ! Et lui, il l’attendait en bas dans une voiture ! Oui », hurla-t-elle en se redressant, « dans ma rue, à ma porte, en plein jour, devant tout le monde, – pour une bonne ! Crois-tu ! »

Mme de Fontanin s’était appuyée au piano afin de pouvoir rester debout. Elle regardait Noémie, sans la voir. Devant ses yeux, des visions passaient : elle revit Mariette, quelques mois plus tôt, les petits signes, les frôlements dans le couloir, les montées furtives au sixième, jusqu’au jour où il avait bien fallu avoir vu, et renvoyer la petite, qui suffoquait de désespoir et demandait pardon à Madame ; elle revit, sur le banc du quai, cette femme qui s’essuyait les yeux, la petite ouvrière, en noir ; puis elle aperçut enfin, là, tout près, Noémie, et elle se détourna. Mais son regard revenait, malgré elle, au corps de cette belle fille tombée en travers du divan, à cette épaule nue, secouée par les hoquets, et dont la chair gonflait la dentelle. Une image s’imposait, intolérable.

Cependant la voix de Noémie lui parvenait, par éclats :

– « Ah, c’est fini ! fini ! Il peut revenir, il peut se traîner à genoux, je ne le regarderai même pas ! Je le hais, je le méprise. Je l’ai surpris cent fois à mentir sans aucun motif, par jeu, par pur plaisir, par instinct ! Il ment dès qu’il parle ! C’est un menteur ! »

– « Tu n’es pas juste, Noémie ! »

La jeune femme se releva d’un bond :

– « C’est toi qui le défends ? Toi ? »

Mais Mme de Fontanin s’était reprise ; elle dit seulement, sur un autre ton :

– « Tu n’as pas l’adresse de cette… ? »

Noémie réfléchit une seconde, puis se pencha familièrement :

– « Non. Mais la concierge, des fois… »

Thérèse l’interrompit d’un geste et gagna la porte. La jeune femme, par contenance, cachait son visage au milieu des coussins, et fit semblant de ne pas la voir partir.

Dans le vestibule, comme Mme de Fontanin soulevait la portière de l’entrée, elle se sentit saisie à pleins bras par Nicole, dont le visage était trempé de larmes. Elle n’eut pas le temps de lui dire un mot. L’enfant l’avait embrassée éperdument, et s’était enfuie.

La concierge ne demandait qu’à causer :

– « Moi, je renvoie ses lettres à son pays d’origine, en Bretagne, à Perros-Guirec ; ses parents font suivre sans doute. Si ça vous intéresse… », ajouta-t-elle en ouvrant un registre crasseux.

Avant de rentrer chez elle Mme de Fontanin entra dans un bureau de poste, prit une feuille de télégramme, et écrivit :

« Victorine Le Gad. Place de l’Église, Perros-Guirec. (Côtes-du-Nord.)

« Veuillez dire à M. de Fontanin que son fils Daniel a disparu depuis dimanche. »

Puis elle demanda une carte-lettre :

« Monsieur le Pasteur Gregory,

Christian Scientist Society,

2 bis, boulevard Bineau,

Neuilly-sur-Seine.

« Cher James,

« Depuis deux jours Daniel est parti, sans dire où, sans donner de nouvelles ; je suis rongée d’inquiétude. De plus, ma Jenny est malade, une grosse fièvre que rien n’explique encore. Et je ne sais où retrouver Jérôme pour le prévenir.

« Je suis bien seule, mon ami. Venez me voir.

« Thérèse DE FONTANIN. »

Share on Twitter Share on Facebook