V

Le surlendemain, mercredi, à six heures du soir, un homme grand, dégingandé, effroyablement maigre et sans âge déterminé, se présentait avenue de l’Observatoire.

– « Peu probable que Madame reçoive », répondit le concierge. « Les médecins sont là-haut. La petite demoiselle est perdue. »

Le pasteur grimpa l’escalier. La porte du palier était ouverte. Plusieurs pardessus d’hommes encombraient le vestibule. Une infirmière passa en courant.

– « Je suis le pasteur Gregory. Qu’arrive-t-il ? Jenny souffre ? »

L’infirmière le regarda :

– « Elle est perdue », murmura-t-elle ; et elle s’éclipsa.

Il tressaillit comme s’il eût été frappé au visage. L’atmosphère lui sembla s’être raréfiée tout à coup ; il étouffait. Il pénétra dans le salon et ouvrit les deux croisées.

Dix minutes passèrent. On allait et venait dans le couloir ; des portes battaient. Il y eut un bruit de voix : Mme de Fontanin parut, suivie de deux hommes âgés, vêtus de noir. Elle aperçut Gregory et s’élança vers lui :

– « James ! Enfin ! Ah, mon ami, ne m’abandonnez pas. »

Il bredouilla :

– « Je suis seulement retourné de Londres aujourd’hui. »

Elle l’entraînait, laissant les deux consultants délibérer. Dans le vestibule, Antoine, en manches de chemise, se brossait les ongles dans une cuvette que l’infirmière lui tenait. Mme de Fontanin avait saisi les deux mains du pasteur. Elle était méconnaissable : ses joues étaient blanches et semblaient dépouillées de leur chair ; sa bouche ne cessait de trembler.

– « Ah, restez avec moi, James, ne me laissez pas seule ! Jenny est… »

Des gémissements s’échappaient du fond de l’appartement ; elle n’acheva pas, et s’enfuit vers la chambre.

Le pasteur s’approcha d’Antoine ; il ne dit rien, mais son regard anxieux interrogeait. Antoine secoua la tête.

– « Elle est perdue. »

– « Oh ! pourquoi dire comme ça ? », fit Gregory sur un ton de reproche.

– « Mé-nin-gite », scanda Antoine, en levant la main vers son front. « Drôle de bonhomme », ajouta-t-il à part lui.

Le visage de Gregory était jaune et anguleux ; des mèches noires, ternes comme des cheveux morts, s’échevelaient autour d’un front exceptionnellement vertical. De chaque côté du nez, qui était long, tombant et congestionné, les yeux, tapis sous les sourcils, brillaient comme s’ils eussent été phosphorescents : très noirs, presque sans blanc, toujours humides et d’une mobilité surprenante, ils faisaient songer aux yeux de certains singes : ils en avaient la langueur et la dureté. Plus anormal encore était le bas du visage : un rire silencieux, un rictus qui n’exprimait aucun sentiment connu, tiraillait en tous sens le menton, dont la peau était sans poils, parcheminée et collée à l’os.

– « Subit ? » questionna le pasteur.

– « La fièvre a commencé dimanche, mais les symptômes ne se sont affirmés qu’hier, mardi, dans la matinée. Il y a eu aussitôt consultation. On a tout fait. » Son regard devint songeur. « Nous verrons ce que vont dire ces messieurs ; mais pour moi », conclut-il, et son visage se contracta, « pour moi, la pauvre enfant est per… »

– « Oh, don’t ! »interrompit le pasteur d’une voix rauque. Ses yeux étaient braqués sur ceux d’Antoine ; leur irritation s’accordait mal avec le rire étrange de la bouche. Comme si l’air fût devenu irrespirable, il avait porté à son col sa main de squelette, et il la tenait crispée sous son menton, pareille à une araignée de cauchemar.

Antoine enveloppa le pasteur d’un regard professionnel : « Asymétries frappantes », se dit-il ; « et ce rire intérieur, cette grimace inexpressive de maniaque… »

– « Daniel est-il revenu, je vous prie ? » demanda Gregory cérémonieusement.

– « Pas de nouvelles. »

– « Pauvre, pauvre dame ! » murmura-t-il avec une inflexion câline.

À ce moment, les deux docteurs sortirent du salon. Antoine s’avança.

– « Elle est perdue », nasilla le plus âgé en posant la main sur l’épaule d’Antoine, qui se tourna aussitôt vers le pasteur.

L’infirmière, qui passait, s’approcha, et, baissant la voix :

– « Vraiment, docteur, est-ce que vous la croyez… » Cette fois, Gregory se détourna pour ne plus entendre le mot. La sensation d’étouffement lui devint intolérable. Par la porte entrouverte, il aperçut l’escalier : en quelques bonds il fut en bas, traversa l’avenue et se mit à courir devant lui sous les arbres, riant de son rire extravagant, les cheveux emmêlés, ses pattes de faucheux croisées sur la poitrine, aspirant à pleine gorge l’air du soir. « Damnés docteurs ! » grommelait-il. Il était attaché aux Fontanin comme à sa propre famille. Lorsqu’il avait débarqué à Paris, seize années auparavant, sans un penny en poche, c’est auprès du pasteur Perrier, le père de Thérèse, qu’il avait trouvé accueil et appui. Il ne l’avait jamais oublié. Plus tard, pendant la dernière maladie de son bienfaiteur, il avait tout quitté pour s’installer à son chevet : et le vieux pasteur était mort, une main dans celles de sa fille, et l’autre dans celles de Gregory, qu’il appelait son fils. Ce souvenir lui fut si douloureux en ce moment, qu’il fit volte-face et revint à grands pas. La voiture des médecins ne stationnait plus devant la maison. Il remonta rapidement.

Les portes étaient restées entrebâillées. Les gémissements le guidèrent jusqu’à la chambre. On avait tiré les rideaux ; l’ombre était pleine d’essoufflements et de plaintes. Mme de Fontanin, l’infirmière et la femme de ménage, courbées sur le lit, maintenaient à grand-peine le petit corps, qui se tendait et se détendait comme un poisson sur l’herbe.

Gregory demeura quelques instants muet, le menton dans la main, le visage hargneux. Enfin il se pencha vers Mme de Fontanin :

– « Ils tueront votre petite fille ! »

– « Quoi ? La tuer ? Comment ? » balbutia-t-elle, cramponnée au bras de Jenny, qui lui échappait sans cesse.

– « Si vous ne les chassez pas », reprit-il avec force, « ils vont tuer votre enfant. »

– « Chasser qui ? »

– « Tout le monde. »

Elle le regardait, étourdie ; avait-elle bien entendu ? La face bilieuse de Gregory, tout près d’elle, était terrifiante.

Il avait happé au vol l’une des mains de Jenny, et se baissant, il l’appela, d’une voix douce comme un chant :

– « Jenny ! Jenny ! Dearest ! Me connaissez-vous ? Me connaissez-vous ? »

Les prunelles égarées, fixées au plafond, virèrent lentement jusqu’au pasteur ; alors, s’inclinant davantage, il y coula son regard, si obstinément, si profondément, que l’enfant cessa soudain de gémir.

– « Laissez ! » dit-il alors aux trois femmes. Et comme aucune n’obéissait, il reprit, sans bouger la tête, avec une autorité irrésistible : « Donnez son autre main. C’est bien. Et maintenant, laissez. »

Elles s’écartèrent. Il demeura seul, penché sur le lit, enfonçant dans les yeux mourants sa volonté magnétique. Les deux bras qu’il tenait battirent l’air un long moment, puis s’abaissèrent. Les jambes continuaient à se débattre ; elles s’allongèrent à leur tour. Les yeux, soumis enfin, se fermèrent. Gregory, toujours courbé, fit signe à Mme de Fontanin de venir près de lui :

– « Voyez », grommela-t-il : « elle se tait, elle est plus calme. Chassez-les, je dis, chassez ces enfants de Bélial ! L’Erreur est seule dominante en eux ! L’Erreur tuera votre petit enfant ! » Il riait, du rire silencieux des voyants qui possèdent la vérité éternelle et pour qui le reste du monde est composé d’insanes. Sans déplacer son regard, rivé aux pupilles de Jenny, il baissa la voix :

– « Femme, femme, le Mal n’existe pas ! C’est vous qui le créez, c’est vous qui lui donnez la puissance mauvaise, parce que vous le craignez, parce que vous acceptez qu’il soit ! Voyez : aucun d’eux ici n’espère plus. Ils disent tous : “Elle est…” Vous-même, vous pensez, et tout à l’heure vous avez presque prononcé : “Elle est…” ! Éternel ! Mets un vigilant sur ma bouche, mets un vigilant sur la porte de mes lèvres ! Oh, la pauvre petite chose, quand je suis apparu, elle n’avait plus autour d’elle que le vide, que le Négatif !

« Et moi je dis : Elle n’est pas malade ! » s’écria-t-il avec une conviction si contagieuse, que les trois femmes en furent électrisées. « Elle est en santé ! Mais qu’on me laisse ! »

Avec des précautions de prestidigitateur, il avait progressivement desserré les doigts et fait un petit saut en arrière, laissant libre les membres de l’enfant, qui s’étendirent, dociles, sur le lit.

– « Bonne est la vie ! » affirma-t-il d’une voix musicale. « Bonne est toute substance ! Bonne est l’intelligence, et bonne est l’amour ! Toute santé est en Christ, et Christ est en nous ! »

Il se tourna vers la femme de chambre et vers l’infirmière, qui s’étaient reculées au fond de la pièce :

– « Je vous prie, quittez, laissez-moi. »

– « Allez », dit Mme de Fontanin. Mais Gregory s’était redressé de toute sa hauteur, et son bras tendu jetait l’anathème sur la table où traînaient les ampoules, les compresses, le seau de glace pilée :

– « Emportez tout ! » ordonna-t-il.

Les femmes obéirent.

Lorsqu’il fut seul avec Mme de Fontanin :

– « Maintenant, open the window ! »cria-t-il gaiement, « ouvrez, ouvrez toute grande, dear ! »

Le souffle frais, qui faisait bruire les feuillages de l’avenue, sembla venir attaquer l’air vicié de la chambre, le prendre par-dessous, le rouler en volutes, le chasser dehors ; et sa caresse atteignit le visage ardent de la malade, qui frissonna.

– « Elle va prendre froid… », chuchota Mme de Fontanin.

Il ne répondit d’abord que par un ricanement heureux.

– « Shut ! »dit-il enfin. « Fermez la fenêtre, oui, c’est très bien ! Et allumez toutes vos lumières, Madame Fontanin : il faut la clarté autour, il faut la joie ! Et dans nos cœurs aussi il faut la lumière autour, et beaucoup de joie ! L’Éternel est notre Lumière, l’Éternel est notre Joie : de quoi donc aurais-je crainte ? Tu as permis que j’arrive avant l’heure maudite ! » ajouta-t-il en levant les mains. Puis il avança une chaise au chevet du lit : « Asseyez-vous. Calme soyez ; très calme. Gardez le personnel contrôle. Écoutez seulement ce que Christ inspire en vous. Je vous dis : Christ veut qu’elle soit en santé ! Voulons avec lui ! Invoquons la grande Force du Bien. L’Esprit est tout. Le matériel est esclave du spirituel. Depuis deux jours déjà, la pauvre darling est sans préservation de l’influence négative. Oh, tous ces hommes et femmes, ils m’ont fait horreur : ils ne pensent que le pire, ils n’évoquent rien autre que le contrariant ! Et ils croient tout est fini, quand leurs pauvres petites maigres certitudes sont vidées ! »

Les vagissements recommençaient. Jenny se débattait de nouveau. Soudain elle renversa la tête et ses lèvres s’entrouvrirent comme si elle allait rendre le dernier souffle. Mme de Fontanin s’était jetée sur le lit, couvrant la petite de son corps, lui criant au visage :

– « Je ne veux pas !… Je ne veux pas !… »

Le pasteur se dirigea vers elle comme s’il la rendait responsable de la crise :

– « Peur ? Vous n’avez donc plus foi ? En face de Dieu il n’y a pas de peur. La peur est seulement charnelle. Mettez de côté l’être charnel, ce n’est pas votre véritable. Marc a dit : Tout ce que vous demanderez en priant, croyez déjà que vous avez reçu la chose, et alors vous aurez l’accomplissement de cette chose. Laissez. Priez ! » Mme de Fontanin s’agenouilla. « Priez ! » répéta-t-il sur un ton sévère. « Priez en premier pour vous, âme trop débile ! Que Dieu vous restitue d’abord confiance et paix ! C’est dans votre confiance totale que l’enfant trouvera salut ! Invoquez l’Esprit de Dieu ! Je réunis mon cœur avec vous : prions ! »

Il se recueillit un instant et commença la prière. Ce ne fut d’abord qu’un murmure : il était debout, les pieds joints, les bras croisés, la tête dressée vers le ciel, les paupières closes ; ses mèches, tordues autour de son front, l’auréolaient de flammes noires. Peu à peu les mots devenaient perceptibles ; et les râles rythmés de l’enfant faisaient à son invocation comme un accompagnement d’orgue :

– « Tout-Puissant ! Souffle animateur ! Tu domiciles partout, dans le moindre chaque petit morceau de tes créatures. Et moi je t’appelle du fond de mon cœur. Emplis de ta paix ce home éprouvé ! Écarte loin de cette couche toute chose qui n’est pas pensée de vie ! Le Mal est seulement dans notre faiblesse. Ah, Seigneur, expulse de nous le Négatif !

« Toi seul es l’Infinie Sagesse, et ce que tu fais de nous est fait selon la loi. C’est pourquoi cette femme te confie son enfant, au vestibule de la mort ! Elle le remet à ta Volonté, elle le quitte, elle l’abandonne ! Et s’il faut que tu arraches l’enfant à la mère, elle y consent, elle y consent ! »

– « Oh, taisez-vous ! Non, non, James ! » balbutia Mme de Fontanin.

Sans faire un pas, Gregory laissa tomber une main de fer sur son épaule :

– « Femme de peu de foi, est-ce vous ? Vous que l’Esprit du Seigneur a tant de fois insufflée ? »

– « Ah, James, depuis trois jours, j’ai trop souffert, James, je ne peux plus ! »

– « Je la regarde », fit-il en se reculant, « et ce n’est plus elle, et je ne la connais plus ! Elle a laissé le Mauvais entrer dans sa pensée, dans le temple même de Dieu !

« Priez, pauvre dame, priez ! »

Le corps de l’enfant, sillonné par des décharges nerveuses, sautait sous les draps ; les yeux se rouvrirent ; le regard exorbité fixa successivement les lumières de la chambre. Gregory n’y prêtait aucune attention. Mme de Fontanin, étreignant la fillette avec ses deux bras, essayait de maîtriser ses soubresauts.

– « Force Suprême ! » psalmodiait le pasteur. « Vérité ! Tu as dit : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même. Eh bien, s’il faut que la mère soit mutilée en son enfant, elle accepte ! Elle est consentante ! »

– « Non, James, non… »

Le pasteur se pencha :

– « Renoncez ! Renoncement est même chose que levain : comme le levain travaille la farine, ainsi le renoncement travaille la pensée mauvaise et fait lever le Bien ! » Puis, se relevant : « Si tu le veux donc, Seigneur, prends sa fille, prends, elle renonce, elle abandonne ! Et si tu as besoin de son fils… »

– « Non… non… »

– « … et si tu as besoin de prendre aussi son fils, qu’il lui soit arraché de même ! Qu’il ne reparaisse jamais plus sur le seuil du foyer maternel ! »

– « Daniel… Non ! »

– « Seigneur, elle remet son fils à ta Sagesse, et de son plein consentement ! Et si l’époux doit lui être également ôté, qu’il soit ! »

– « Pas Jérôme ! » gémit-elle, se traînant sur les genoux.

– « Qu’il soit pareillement ! » reprit le pasteur avec une exaltation grandissante. « Qu’il soit, sans dispute, et par ta seule Volonté, Source de Lumière ! Source du Bien ! Esprit ! »

Il fit une courte pause ; puis, sans la regarder :

– « Avez-vous fait le sacrifice ? »

– « Pitié, James, je ne peux pas… »

– « Priez ! »

Quelques minutes passèrent :

– « Avez-vous fait le sacrifice, le total sacrifice ? »

Elle ne répondit pas et s’affaissa au pied du lit.

Près d’une heure passa. La malade restait immobile ; sa tête seule, rouge et gonflée, oscillait de droite et de gauche ; sa respiration était rauque ; ses yeux, qu’elle ne fermait plus, avaient une expression démente.

Tout à coup, sans que Mme de Fontanin eût bougé, le pasteur tressaillit comme si elle l’eût appelé par son nom, et vint s’agenouiller à son côté. Elle se redressa ; ses traits étaient moins tendus ; elle contempla longuement le petit visage versé sur l’oreiller, écarta les bras, et dit :

– « Seigneur, que ta volonté soit faite et non la mienne. »

Gregory ne fit pas un mouvement. Il n’avait jamais douté que cette parole serait dite, à son heure. Il avait les yeux clos ; de toute sa volonté, il appelait la grâce de Dieu.

Les heures se succédèrent. Par moments, on eût dit que la petite allait perdre ses dernières forces, et tout ce qui lui restait de vie semblait vaciller avec son regard. À d’autres instants, le corps était secoué de convulsions ; alors Gregory prenait une des mains de Jenny dans les siennes, et disait avec humilité :

– « Nous moissonnerons ! Nous moissonnerons ! Mais il faut prier. Prions. »

Vers cinq heures, il se leva, étendit sur l’enfant une couverture qui avait glissé à terre, et ouvrit la fenêtre. L’air froid de la nuit fit irruption dans la chambre. Mme de Fontanin, toujours à genoux, n’avait pas fait un geste pour retenir le pasteur.

Il monta sur le balcon. L’aube était encore indécise, le ciel gardait une couleur métallique ; l’avenue se creusait comme une tranchée d’ombre. Mais sur le jardin du Luxembourg l’horizon blêmissait ; des vapeurs circulèrent dans l’avenue, et enveloppèrent d’ouate les touffes noires des cimes. Gregory raidit les bras pour ne pas frissonner, et ses deux poings se nouèrent à la rampe. La fraîcheur du matin, balancée par un vent léger, baignait son front moite, son visage fripé par la veille et la prière. Déjà les toits bleuissaient, les persiennes tranchaient en clair sur la pierre enfumée des maisons.

Le pasteur fit face au levant. Des fonds obscurs de la nuit, une ample nappe de lumière montait vers lui, une lumière rosée, qui bientôt rayonna dans tout le ciel. La nature entière s’éveillait ; des milliards de molécules joyeuses scintillaient dans l’air matinal. Et, tout à coup, un souffle nouveau gonfle sa poitrine, une force surhumaine le pénètre, le soulève, le grandit démesurément. Il prend en un instant conscience de possibilités sans limites : sa pensée commande à l’univers : il peut tout oser, il peut crier à cet arbre : Frémis ! et il frémira ; à cette enfant : Lève-toi ! et elle ressuscitera. Il étend le bras ; et soudain, prolongeant son geste, le feuillage de l’avenue palpite : de l’arbre qui est à ses pieds, une nuée d’oiseaux s’échappent avec des pépiements d’ivresse.

Alors il s’approche du lit, pose la main sur les cheveux de la mère agenouillée, et s’écrie :

– « Alléluia, dear ! Le total nettoyage est accompli ! » Il s’avance vers Jenny.

– « Les ténèbres sont expulsées ! Donnez-moi vos mains, mon doux cœur. » Et l’enfant, qui depuis deux jours ne comprend presque plus les paroles, présente ses mains. « Regardez-moi ! » Et les yeux hagards, qui ne semblaient plus voir, se fixent sur lui. « Il te délivrera de la mort, et les bêtes de la terre seront en paix avec toi. Vous êtes en santé, petite chose ! Il n’y a plus de ténèbres ! Gloire à Dieu ! Priez ! » Le regard de l’enfant a retrouvé une expression consciente : elle remue les lèvres ; il semble vraiment qu’elle tente un effort pour prier. « Maintenant, my darling, laissez descendre les paupières. Doucement… C’est bien… Dormez, my darling, vous n’avez plus contrariété ! Il faut dormir de joie ! »

Quelques minutes plus tard, pour la première fois depuis cinquante heures, Jenny sommeillait. La tête immobile s’enfonçait mollement dans l’oreiller ; l’ombre des cils s’allongeait sur les joues, et les lèvres laissaient passer une haleine égale. Elle était sauvée.

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