II

Le rapidedu matin ne s’arrêtant pas à Crouy, Antoine avait dû descendre à Venette, la dernière station avant Compiègne. Il sauta du train avec une animation extrême. Durant le trajet, malgré l’examen qu’il avait à passer la semaine suivante, il n’avait pu fixer son esprit sur les livres de médecine qu’il avait emportés. L’heure décisive approchait. Depuis deux jours son imagination lui représentait avec tant de précision l’accomplissement de cette croisade, qu’il pensait déjà avoir mis fin à l’incarcération de Jacques, et ne songeait plus qu’à reconquérir son affection.

Il y avait deux kilomètres à parcourir sur une belle route plane, égayée de soleil. Pour la première fois de l’année, après des semaines pluvieuses, le printemps semblait s’offrir enfin, dans le frais parfum de cette matinée de mars. Antoine regardait avec ravissement de chaque côté du chemin les champs hersés, déjà verdissants, et, sous le ciel clair de l’horizon où s’étiraient de légères vapeurs, les coteaux de l’Oise étincelants de lumière. Il eut un instant la faiblesse de souhaiter s’être trompé ; tant de calme l’environnait, tant de pureté ! Était-ce là le cadre d’un bagne d’enfants ?

Il fallait traverser le village de Crouy en son entier avant d’arriver à la colonie pénitentiaire. Et tout à coup, au tournant des dernières maisons, il reçut un choc : sans l’avoir jamais vu, il reconnaissait de loin, isolé comme un cimetière neuf dans sa ceinture de murs crépis, au milieu d’une plaine crayeuse dénuée de toute végétation, le grand bâtiment couvert de tuiles, et ses rangées de fenêtres à barreaux, et son cadran qui luisait au soleil. On eût dit une prison, si l’inscription philanthropique, gravée dans la pierre au-dessus du premier étage, ne se fût détachée en lettres d’or :

FONDATION OSCAR THIBAULT

Il s’engagea dans l’allée sans arbres qui menait au pénitencier. Les petites fenêtres regardaient de loin venir le visiteur. Il s’approcha du portail et tira la cloche qui tinta dans le silence dominical. Le battant s’ouvrit. Un molosse fauve, enchaîné à sa niche, aboya avec fureur. Antoine pénétra dans la cour : un jardinet plutôt, une pelouse entourée de graviers, et qui s’arrondissait devant le casernement principal. Il se sentait observé et n’apercevait aucun être vivant, si ce n’est le chien, qui, tirant sur sa chaîne, ne cessait de donner de la voix. À gauche de l’entrée s’élevait une petite chapelle surmontée d’une croix de pierre ; à droite, une construction basse, sur laquelle il lut : Administration. C’est vers ce pavillon qu’il se dirigea. La porte fermée s’ouvrit au moment où il atteignait le perron. Le chien aboyait toujours. Il entra. Un vestibule carrelé, peint en ocre et garni de chaises neuves, comme un parloir de couvent. La pièce était surchauffée. Un buste en plâtre de M. Thibault, grandeur naturelle, mais qui sur ce mur bas prenait des proportions colossales, décorait le panneau de droite ; un humble crucifix de bois noir, orné de buis, essayait de lui faire pendant sur le mur opposé. Antoine restait debout, dans une pause défensive. Ah non, il ne s’était pas trompé ! Tout puait la prison !

Enfin, dans le mur du fond, un guichet s’ouvrit : un surveillant passa la tête. Antoine lui jeta sa carte avec celle de son père, et demanda, d’un ton sec, à parler au directeur.

Près de cinq minutes s’écoulèrent.

Antoine, exaspéré, s’apprêtait à pénétrer plus avant dans la maison, lorsqu’un pas léger glissa dans le couloir : un jeune homme à lunettes, vêtu de flanelle havane, tout blond, tout rond, accourait vers lui, sautillant sur ses babouches, avec un visage radieux et les deux mains tendues :

– « Bonjour, docteur ! La bonne surprise ! C’est votre frère qui va être ravi ! Je vous connais bien, Monsieur le Fondateur parle souvent de son grand fils médecin ! D’ailleurs, il y a un air de famille… Si fait », fit-il en riant, « je vous assure ! Mais entrez dans mon bureau, je vous en prie. Et excusez-moi. Je suis M. Faîsme, le directeur. »

Il poussait Antoine vers le cabinet directorial, traînant les pieds et le suivant de près, les bras levés, les mains ouvertes, comme s’il eût craint qu’Antoine ne fît un faux pas et qu’il eût voulu pouvoir le rattraper au vol.

Il obligea Antoine à s’asseoir et prit place à son bureau.

– « Monsieur le Fondateur est en bonne santé ? » questionna-t-il de sa voix flûtée. « Il ne vieillit pas, il est extraordinaire ! Quel dommage qu’il n’ait pas pu vous accompagner ! »

Antoine inspectait les lieux d’un regard méfiant, et considérait sans complaisance cette figure de Chinois blond et ces lunettes d’or derrière lesquelles deux petits yeux bridés papillotaient sans cesse avec une expression joyeuse. Mal préparé à cet accueil volubile, et fort dérouté de trouver, sous l’aspect souriant d’un jeune homme en pyjama, ce directeur de bagne, qu’il imaginait sous les traits rébarbatifs d’un gendarme en civil, tout au plus d’un principal de collège, il eut besoin de faire un effort pour reprendre son aplomb.

– « Sapristi ! » s’écria soudain M. Faîsme, « mais c’est que vous arrivez juste pendant la grand-messe ! Tous nos enfants sont à la chapelle ; votre frère aussi. Comment faire ? » Il consulta sa montre. « Vingt minutes encore, une demi-heure peut-être, si les communions sont nombreuses. Et c’est possible. Monsieur le Fondateur a dû vous le dire : nous possédons la crème des aumôniers, un prêtre jeune, allant, d’une adresse incomparable ! Depuis qu’il est ici, les sentiments religieux de la Fondation sont transformés. Mais quel dommage, comment faire ? »

Antoine se leva sans aménité. Le but de son enquête restait bien présent à son esprit.

– « Puisque vos locaux sont pour l’instant inoccupés », dit-il en regardant le petit homme, « serait-il indiscret de visiter la colonie ? Je serais curieux de voir les choses de près ; j’en entends si souvent parler depuis mon enfance… »

– « Vraiment ? » fit l’autre surpris. « Rien n’est plus facile », reprit-il, mais il ne bougea pas de son siège. Il souriait, et, sans cesser de sourire, parut rêver un instant. « Oh, vous savez, la bâtisse n’a rien d’intéressant. C’est ni plus ni moins une petite caserne : et cela dit, vous la connaissez aussi bien que moi. »

Antoine restait debout.

– « Non, cela m’intéresserait », déclara-t-il. Et comme le directeur l’examinait de ses petits yeux plissés, avec une expression amusée et incrédule : « Je vous assure », insista-t-il.

– « Eh bien, docteur, très volontiers. Le temps de passer un veston, des bottines, et je suis à vous. »

Il disparut. Antoine entendit un coup de sonnette. Puis une cloche, dans la cour, tinta cinq fois. « Ah, ah », pensa-t-il, « on donne l’alarme, l’ennemi est dans la maison ! » Il ne pouvait rester assis. Il s’approcha de la croisée, mais les vitres étaient dépolies. « Du calme », se disait-il. « Ouvrir l’œil. Se faire une certitude. Agir. C’est mon affaire. »

M. Faîsme reparut enfin.

Ils descendirent.

– « Notre cour d’honneur ! » présenta pompeusement le directeur ; et il rit avec indulgence. Puis il courut au molosse qui recommençait à aboyer, et lui décocha dans le flanc un coup de pied brutal, qui fit rentrer l’animal dans sa niche.

– « Êtes-vous un peu horticulteur ? Mais si, un médecin ça se connaît en plantes, sapristi ! » Il s’arrêtait avec complaisance au milieu du jardinet. « Conseillez-moi. Comment cacher ce pan de mur ? Du lierre ? Il faudra des années… »

Antoine, sans répondre, l’entraîna vers le bâtiment central. Ils parcoururent le rez-de-chaussée. Antoine marchait devant, l’œil tendu, ouvrant d’autorité la moindre porte close ; rien ne lui échappait. Les murs étaient blanchis dans leur partie haute et badigeonnés de goudron noir jusqu’à deux mètres du sol. Toutes les fenêtres étaient, comme celle du directeur, en carreaux dépolis, et renforcées de barreaux. Antoine voulut tirer l’une d’elles ; mais il fallait une clef spéciale ; le directeur sortit l’outil de son gousset et fit jouer la croisée ; Antoine remarqua l’adresse de ses petites mains jaunes et potelées. Il plongea son regard de policier dans la cour intérieure : elle était déserte : une grande esplanade rectangulaire, en boue piétinée et séchée, sans un arbre et enclose entre de hautes murailles hérissées de tessons.

M. Faîsme, avec entrain, détaillait la destination des locaux : salles d’étude, ateliers de menuiserie, de serrurerie, d’électricité, etc. Les pièces étaient petites, proprement tenues. Dans les réfectoires, des garçons de service achevaient d’essuyer les tables de bois blanc ; une odeur aigre montait des éviers placés dans les angles.

– « Chaque pupille vient là, à la fin du repas, laver sa gamelle, son gobelet et sa cuillère. Jamais de couteaux, bien entendu, ni même de fourchettes… » Antoine le regardait sans comprendre. Il ajouta, en clignant des yeux : « Rien de pointu… »

Au premier étage, se succédaient d’autres salles d’étude, d’autres ateliers, et une installation de douches, qui ne devait pas servir souvent mais dont le directeur semblait particulièrement fier. Il allait et venait gaiement d’une pièce dans l’autre, les bras écartés, les mains en avant, et, tout en parlant, d’un geste machinal, il repoussait un établi contre le mur, ramassait un clou à terre, fermait à bloc un robinet, rangeait tout ce qui n’était pas à sa place.

Au second, s’ouvraient les dortoirs. Ils étaient de deux sortes. La plupart contenaient une dizaine de couchettes alignées sous des couvertures grises, et ils eussent, avec leurs planches à paquetages, ressemblé à de petites chambrées militaires, sans une sorte de cage de fer, munie d’un fin grillage, et qui en occupait le centre.

– « Vous en enfermez là-dedans ? » questionna Antoine.

M. Faîsme leva les bras d’une manière terrifiée et comique, puis se mit à rire.

– « Mais non ! C’est là que couche le surveillant. Vous voyez : il place son lit bien au milieu, à égale distance des parois ; il voit tout, entend tout, et ne risque rien. D’ailleurs, il a sa sonnerie d’alerte, dont les fils passent sous le plancher. »

D’autres dortoirs se composaient de logettes juxtaposées, en maçonnerie, fermées de grilles comme les stalles d’une ménagerie. M. Faîsme s’était arrêté sur le seuil. Son sourire prenait parfois une expression désabusée, pensive, qui prêtait un instant à sa figure poupine la mélancolie de certains bouddhas.

– « Ah, docteur », expliqua-t-il, « ici, ce sont nos terribles ! Ceux qui sont arrivés chez nous trop tard pour être sérieusement amendés : ce n’est pas la crème… Il y en a d’un peu vicieux, pas vrai ? On est bien obligé de les tenir isolés la nuit. »

Antoine approcha le visage d’une des grilles. Il distingua dans l’ombre un grabat défait, des murs chargés de dessins obscènes et d’inscriptions. Il fit un mouvement de recul.

– « Ne regardez pas, c’est trop triste », soupira le directeur en l’entraînant. « Vous voyez, voici l’allée centrale où le surveillant va et vient toute la nuit. Ici, le surveillant ne se couche pas, et l’on n’éteint pas l’électricité. Malgré qu’ils soient bien verrouillés, ces petits polissons-là seraient capables d’un mauvais coup… Parfaitement ! » Il secouait la tête, et brusquement se mit à rire en bridant les yeux : toute expression chagrine avait disparu. « On en voit de toutes sortes ! » conclut-il avec naïveté, en haussant les épaules.

Antoine était trop intéressé par ce qu’il voyait, pour songer à toutes les questions qu’il avait préparées. Il dit cependant :

– « Comment les punissez-vous ? Je désirerais aussi voir vos cachots. »

M. Faîsme recula d’un pas, ouvrit les yeux tout ronds, et battit légèrement des mains :

– « Sapristi, les cachots ! Mais, docteur, vous vous croyez à la Roquette ! Non, non, pas de cachots ici, grâce à Dieu ! Nos statuts nous l’interdisent, et vous pensez bien que Monsieur le Fondateur n’y consentirait jamais ! »

Antoine, interloqué, subissait l’ironie des petits yeux plissés dont les cils battaient derrière les lunettes. Il commençait à être fort embarrassé du personnage soupçonneux qu’il était venu jouer. Rien de ce qu’il voyait ne l’incitait à soutenir ce rôle. Il se demanda même, avec un peu de confusion, si le directeur n’avait pas déjà démasqué la méfiance qui l’avait attiré à Crouy ; mais il était difficile de le savoir, tant la candeur de M. Faîsme semblait réelle, malgré les éclairs de malice qui fusaient par instants aux coins de ses paupières.

Le directeur cessa de rire, s’approcha d’Antoine et lui mit la main sur le bras :

– « Vous vouliez plaisanter, pas vrai ? Vous savez aussi bien que moi le résultat des sévérités excessives : la révolte, ou, ce qui est pire encore, l’hypocrisie… Monsieur le Fondateur a prononcé sur ce sujet de bien belles paroles au Congrès de Paris, l’année de l’Exposition… »

Il avait baissé la voix et regardait le jeune homme avec une sympathie particulière, comme si Antoine et lui avaient constitué une élite, seule capable de discuter ces problèmes de pédagogie sans tomber dans les erreurs du commun. Antoine se sentit flatté, et son impression favorable s’accentua.

– « Nous avons bien, dans la cour, comme dans les casernes, un petit bâtiment que l’architecte avait baptisé sur le plan Locaux disciplinaires… »

– « ? »

– « … mais nous n’y mettons que notre provision de charbon, et nos pommes de terre. À quoi bon des cachots ? » reprit-il. « On obtient tellement davantage par la persuasion ! »

– « Vraiment ? » fit Antoine.

Le directeur eut un fin sourire, et mit de nouveau la main sur l’avant-bras d’Antoine :

– « Entendons-nous », avoua-t-il. « Ce que j’appelle la persuasion, j’aime mieux vous en prévenir tout de suite, c’est la privation de certains aliments. Nos petits sont tous gourmands. C’est de leur âge, pas vrai ? Le pain sec, docteur, a des vertus persuasives absolument insoupçonnées… Mais il faut savoir l’employer : il est essentiel de ne pas isoler l’enfant que l’on veut convaincre. Vous voyez comme nous sommes loin de l’isolement du cachot ! Non ! C’est dans un coin du réfectoire qu’il faut lui faire manger sa croûte de pain rassis, à l’heure du meilleur repas, celui de midi, avec l’odeur du bon ragoût qui fume, avec la vue des autres qui se régalent. Voilà, ça c’est irrésistible ! Pas vrai ? On maigrit si vite, à cet âge-là ! Quinze jours, trois semaines, jamais plus : je suis toujours venu à bout des plus récalcitrants. La persuasion ! » conclut-il en arrondissant les yeux. « Et jamais je n’ai eu à sévir autrement ; jamais je n’ai seulement levé la main sur un de ces petits qui me sont confiés ! »

Son visage rayonnait de fierté, de tendresse. Il avait vraiment l’air de les aimer, ces garnements, même ceux qui lui donnaient du fil à retordre.

Ils redescendirent les étages. M. Faîsme tira sa montre.

– « Laissez-moi, pour terminer, vous offrir un spectacle bien édifiant. Vous raconterez cela à Monsieur le Fondateur, je suis sûr qu’il sera content. »

Ils traversèrent le jardin et pénétrèrent dans la chapelle. M. Faîsme offrit l’eau bénite. Antoine vit de dos une soixantaine de gamins en bourgerons écrus, alignés au cordeau, agenouillés sur le pavé, immobiles ; quatre surveillants moustachus, en drap bleu liséré de rouge, allaient et venaient, sans quitter les enfants de l’œil. Le prêtre, à l’autel, servi par deux pupilles, terminait son office.

– « Où est Jacques ? » souffla Antoine.

Le directeur indiqua la tribune sous laquelle ils étaient, et, sur la pointe des pieds, regagna la porte.

– « Votre frère a toujours sa place en haut », dit M. Faîsme dès qu’ils furent dehors. « Il y est seul, c’est-à-dire avec le garçon attaché à son service. À ce propos, vous pourrez annoncer à Monsieur votre père que nous avons mis auprès de Jacques le nouveau domestique dont nous lui avions parlé. Voici une huitaine de jours déjà. L’autre, le père Léon, était un peu âgé et sera mieux placé à la surveillance d’un atelier. Le nouveau est un jeune Lorrain ; ah, c’est la crème des braves gens : il sort du régiment : ordonnance du colonel ; nous avons eu sur lui des renseignements parfaits. Ce sera moins ennuyeux pour votre frère pendant les promenades, pas vrai ? Mais, sapristi, je bavarde, et les voilà qui sortent. »

Le chien se mit à aboyer furieusement. M. Faîsme le fit taire, assujettit ses lunettes, et se planta au centre de la cour d’honneur.

La porte de la chapelle s’était ouverte à deux battants, et les enfants, par trois, flanqués des surveillants, défilèrent au pas cadencé, comme pour une parade militaire. Ils étaient nu-tête et chaussés d’espadrilles qui donnaient à leur marche le pas feutré des sociétés de gymnastique ; les bourgerons étaient propres et serrés à la taille par un ceinturon de cuir dont la plaque brillait au soleil. Les plus âgés accusaient dix-sept ou dix-huit ans ; les plus jeunes dix ou onze. La plupart avaient le teint pâle, les yeux baissés, une physionomie calme, sans jeunesse. Mais Antoine, qui les examinait de toute son attention, ne surprit pas un coup d’œil équivoque, pas un mauvais sourire, pas même une expression sournoise : ces enfants-là n’avaient pas l’air d’être des terribles ; Antoine dut s’avouer à lui-même qu’ils ne semblaient pas davantage être des martyrs.

Lorsque la petite colonne eut disparu dans le casernement, dont l’escalier de bois résonna longtemps, il se tourna vers M. Faîsme qui semblait l’interroger :

– « Tenue excellente », constata-t-il.

Le petit homme ne répondit pas ; mais il roulait doucement l’une dans l’autre ses mains grassouillettes, comme s’il les eût savonnées, et, derrière ses lunettes, ses yeux, brillant d’orgueil, disaient merci.

Alors seulement, la cour étant déserte, sur les marches ensoleillées de la chapelle, Jacques parut.

Était-ce lui ? Il avait tellement changé, tellement grandi, qu’Antoine le regardait, presque sans le reconnaître. Il ne portait pas l’uniforme, mais un complet de drap, un chapeau de feutre, un manteau jeté sur les épaules ; et il était suivi par un garçon d’une vingtaine d’années, trapu, blond, qui n’avait pas la livrée des surveillants. Ils descendirent le perron. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient avoir aperçu le groupe formé par Antoine et le directeur. Jacques marchait tranquillement, les yeux à terre, et ce fut seulement à quelques mètres de M. Faîsme, que, levant la tête, il s’arrêta, prit un air étonné, et se découvrit aussitôt. Son geste était parfaitement naturel ; cependant Antoine eut le soupçon que cet étonnement était joué. D’ailleurs le visage de Jacques restait calme, et, bien qu’il fût souriant, ne témoignait aucune joie véritable. Antoine s’avança la main tendue ; lui aussi feignait sa joie.

– « Voilà une heureuse surprise, Jacques, n’est-ce pas ? » s’écria le directeur. « Mais je vais vous gronder : il faut mettre votre pardessus et le boutonner, quand vous êtes à la chapelle ; la tribune est froide, vous attraperiez du mal ! »

Jacques s’était détourné de son frère dès qu’il avait entendu M. Faîsme s’adresser à lui, et il regardait le directeur au visage, avec une expression respectueuse mais surtout inquiète, comme s’il eût cherché à comprendre tout le sens que ses paroles pouvaient receler. Puis, immédiatement, sans répondre, il enfila son paletot.

– « Tu as rudement grandi, tu sais… » balbutia Antoine. Il examinait son frère avec stupéfaction, s’efforçant d’analyser ce changement complet d’aspect, d’allure, de physionomie, qui paralysait son élan.

– « Voulez-vous rester un peu dehors, il fait si doux ? » proposa le directeur. « Jacques vous mènera chez lui quand vous aurez fait ensemble quelques tours de jardin ? »

Antoine hésitait. Il interrogea son frère dans les yeux :

– « Veux-tu ? »

Jacques n’eut pas l’air d’entendre. Antoine supposa qu’il ne se souciait guère de rester là, sous les fenêtres du pénitencier.

– « Non », fit-il ; « nous serons mieux dans ta… chambre, n’est-ce pas ? »

– « À votre guise », s’écria le directeur. « Mais auparavant, je veux encore vous montrer quelque chose : il faut que vous ayez vu tous nos pensionnaires. Venez avec nous, Jacques. »

Jacques suivit M. Faîsme, qui, les bras écartés, riant comme un écolier farceur, poussait Antoine vers un appentis accoté au mur de l’entrée. Il s’agissait d’une douzaine de clapiers. M. Faîsme adorait l’élevage.

– « Cette portée-là est née lundi », expliquait-il avec ravissement, « et déjà, voyez, ils ouvrent les yeux, ces amours ! Par ici, ce sont mes mâles. Tenez, celui-là, docteur », fit-il, plongeant son bras dans une cage et soulevant par les oreilles un gros argenté de Champagne qui se détendait à brusques coups de reins, « celui-là, voyez-vous, c’est un terrible ! »

Il n’y mettait pas malice et riait de son rire candide. Antoine songea au dortoir de là-haut, avec ses clapiers barrés de fer.

M. Faîsme se retourna ; il eut un sourire d’incompris :

– « Sapristi, je bavarde, et je vois bien que vous m’écoutez par pure politesse, pas vrai ? Je vous conduis jusque chez Jacques, et je vous laisse. Passez, Jacques, montrez-nous le chemin. »

Jacques partit en avant. Antoine le rejoignit et mit une main sur son épaule. Il faisait un effort pour se représenter le petit être malingre, nerveux, bas sur pattes, qu’il avait été cueillir à Marseille l’an dernier.

– « Tu es aussi grand que moi, maintenant. »

De l’épaule, sa main remonta jusqu’à la nuque, pareille au maigre cou d’un oiseau. Tous les membres paraissaient étirés jusqu’à la fragilité : les poignets allongés dépassaient les manches ; le pantalon découvrait presque les chevilles ; la démarche avait une raideur, une gaucherie, et en même temps une élasticité, une jeunesse, tout à fait nouvelles.

Le pavillon aménagé pour les pupilles spéciaux formait une dépendance du bâtiment directorial ; l’on n’y avait accès que par les bureaux. Cinq chambres identiques donnaient sur un couloir peint en ocre. M. Faîsme expliqua que Jacques étant le seul spécial, et les autres chambres étant sans emploi, le garçon affecté au service de Jacques couchait dans l’une, tandis que les autres servaient de fourre-tout.

– « Et voici la cellule de notre prisonnier », fit le directeur, en donnant de son doigt potelé une chiquenaude à Jacques, qui le regarda d’un air hébété, puis s’effaça pour le laisser entrer.

Antoine fit avidement l’inspection de la pièce. On eût dit une chambre d’hôtel, modeste mais bien tenue. Elle était tapissée d’un papier à fleurettes, et assez éclairée, quoique ce fût de haut, par deux impostes à vitres dépolies, garnies de grillage et de barreaux ; ces fenêtres étaient situées sous le plafond, et, la pièce étant élevée, elles étaient à plus de trois mètres de terre. Le soleil n’y donnait pas, mais la chambre était chauffée, surchauffée même, par le calorifère de l’administration. Le mobilier se composait d’une armoire de pitchpin, de deux chaises cannées et d’une table noire où les livres et les dictionnaires étaient rangés en bataille. Le petit lit, carré, uni comme un billard, laissait voir des draps qui n’avaient pas encore servi. La cuvette posait sur un linge propre, et plusieurs serviettes immaculées pendaient à l’essuie-main.

Ce coup d’œil minutieux acheva de jeter le trouble dans les dispositions d’Antoine. Tout ce qu’il voyait depuis une heure était exactement l’opposé de ce qu’il avait prévu. Jacques vivait très isolé des autres pupilles ; on le traitait avec d’affectueux égards ; le directeur était un brave garçon, aussi peu garde-chiourme que possible ; tous les renseignements donnés par M. Thibault étaient exacts. Si opiniâtre que fût Antoine, il était bien obligé d’abandonner un à un ses soupçons.

Il surprit le regard du directeur posé sur lui.

– « Tu es vraiment bien installé », fit-il aussitôt, en se tournant vers Jacques.

Celui-ci ne répondit pas. Il retirait son pardessus et son chapeau, que le domestique lui prit des mains et alla suspendre au portemanteau.

– « Votre frère vous dit que vous êtes bien installé », répéta le directeur.

Jacques fit rapidement volte-face. Il avait un air poli, bien élevé, que son frère ne lui avait jamais vu.

– « Oui, Monsieur le Directeur, très bien. »

– « N’exagérons pas », reprit l’autre en souriant. « C’est très simple, nous veillons seulement à ce que ce soit propre. D’ailleurs, c’est Arthur qu’il faut complimenter », ajouta-t-il en s’adressant au garçon. « Voilà un lit fait comme pour une revue… »

Le visage d’Arthur s’illumina. Antoine, qui le regardait, ne put s’empêcher de lui faire un signe amical. Il avait une tête ronde, des traits mous, des yeux pâles, quelque chose de loyal et d’avenant dans le sourire, dans le regard. Il était resté près de la porte, et tortillait sa moustache, qui semblait presque incolore tant son teint était hâlé.

« Voilà ce geôlier que j’imaginais déjà dans l’ombre d’un caveau, muni d’une lanterne sourde et d’un trousseau de clefs », se disait Antoine ; et, riant malgré lui de lui-même, il s’approcha des livres et les examina gaiement.

– « Salluste ? Tu fais des progrès en latin ? » demanda-t-il, tandis qu’un sourire moqueur s’attardait sur son visage.

Ce fut M. Faîsme qui répondit.

– « J’ai peut-être tort de le dire devant lui », fit-il, en feignant d’hésiter et en clignant des yeux vers Jacques. « Cependant, il faut reconnaître que son professeur est satisfait de son application. Nous travaillons nos huit heures par jour », continua-t-il plus sérieusement. Il alla vers le tableau noir accroché au mur, et, tout en parlant, le redressa. « Mais cela ne nous empêche pas de faire chaque jour, quel que soit le temps, – Monsieur votre père y tient beaucoup – une grande marche de deux heures, avec Arthur. Ils ont de bonnes jambes l’un et l’autre, je les laisse libres de varier les itinéraires. Avec le vieux Léon, c’était autre chose ; je crois qu’ils ne faisaient pas beaucoup de chemin ; en revanche, ils faisaient la cueillette des simples, le long des haies. Pas vrai ? Il faut vous dire que le père Léon a été garçon pharmacien dans son jeune temps et qu’il connaît un tas de plantes avec leurs noms latins. C’était très instructif. Mais je préfère leur voir faire de longues randonnées dans la campagne, c’est meilleur pour la santé. »

Antoine s’était plusieurs fois tourné vers son frère pendant que M. Faîsme parlait. On eût dit que Jacques écoutait dans un rêve, et que, par instants, il dût faire effort pour être attentif ; alors une expression d’angoisse vague entrouvrait ses lèvres et ses cils tremblaient.

– « Sapristi, je bavarde, je bavarde, et voilà si longtemps que Jacques n’a pas vu son grand frère ! » s’écria M. Faîsme, en reculant vers la porte avec de petits gestes familiers. « Vous reprenez le train de onze heures ? » demanda-t-il.

Antoine n’y avait pas songé. Mais le ton de M. Faîsme impliquait que cela ne faisait pas de doute, et Antoine fut incapable de résister à cette offre d’évasion ; malgré tout, la tristesse du lieu, l’indifférence de Jacques, le rebutaient ; n’était-il pas fixé dès maintenant ? Il n’avait plus rien à faire ici.

– « Oui », fit-il ; « je dois malheureusement rentrer de bonne heure, pour la contre-visite… »

– « Ne le regrettez pas : c’est le seul train avant celui du soir. À tout à l’heure ! »

Les deux frères restèrent seuls. Il y eut un court moment de gêne.

– « Prends la chaise », dit Jacques, s’apprêtant à s’asseoir sur le lit. Mais apercevant la seconde chaise, il se ravisa et l’offrit à Antoine, en répétant sur un ton naturel : « Prends la chaise », comme il eût dit : « Assieds-toi. » Et lui-même s’assit.

Rien n’avait échappé à Antoine, qui, aussitôt soupçonneux, demanda :

– « Tu n’as qu’une chaise, d’habitude ? »

– « Oui. Mais Arthur nous a prêté la sienne, comme les jours où j’ai leçon. »

Antoine n’insista pas.

– « Tu n’es vraiment pas mal logé », remarqua-t-il, jetant un nouveau coup d’œil autour de lui. Puis, montrant les draps propres, les serviettes :

– « On change souvent le linge ? »

– « Le dimanche. »

Antoine parlait de ce ton bref et gai qui lui était habituel, mais qui, dans cette pièce sonore et devant l’attitude passive de Jacques, semblait mordante, presque agressive.

– « Figure-toi », dit-il, « je craignais, je ne sais pourquoi, que tu ne sois pas bien traité ici… »

Jacques le considéra avec surprise, et sourit. Antoine ne quittait pas son frère des yeux :

– « Alors, vrai, entre nous, tu ne te plains de rien ? »

– « De rien. »

– « Tu ne veux pas que je profite de ma visite pour obtenir quelque chose du directeur ? »

– « Quoi donc ? »

– « Je ne sais pas, moi. Cherche. »

Jacques parut réfléchir, sourit à nouveau et secoua la tête :

– « Mais non. Tu vois, tout est très bien. »

Sa voix n’était pas moins transformée que le reste : une voix d’homme, chaude et grave, bien timbrée, quoique sourde, et assez inattendue dans ce corps d’adolescent.

Antoine le regardait.

– « Comme tu es changé… On ne peut même pas dire que tu aies changé : tu n’es plus le même, plus du tout, en rien… »

Il ne détachait pas son regard de Jacques, cherchant à retrouver, dans cette physionomie nouvelle, les traits d’autrefois. C’étaient bien les mêmes cheveux roux, plus foncés un peu et tirant sur le brun, mais toujours rudes et plantés bas ; c’était le même nez mince et mal formé, les mêmes lèvres gercées, qu’ombrait maintenant un impalpable duvet blond ; c’était la même mâchoire, massive, encore élargie ; et c’étaient les mêmes oreilles décollées qui semblaient tirer sur la bouche et la tenir allongée. Mais rien de tout cela ne ressemblait plus à l’enfant d’hier. « On dirait que le tempérament même a changé », songeait-il ; « lui, si mobile, toujours tourmenté : et maintenant ce visage plat, dormant… Lui, si nerveux, c’est maintenant un lymphatique… »

– « Lève-toi un peu ! »

Jacques se prêtait à l’examen avec un sourire complaisant qui n’éclairait pas le regard. Il y avait comme une buée sur ses prunelles.

Antoine lui palpait les bras, les jambes.

– « Ce que tu as grandi ! Tu ne te sens pas fatigué par cette croissance rapide ? »

L’autre secoua la tête. Antoine le tenait devant lui, par les poignets. Il remarquait la pâleur de la peau, sur laquelle les taches de rousseur faisaient un semis foncé ; et aussi le léger cerne qui se creusait sous les paupières inférieures.

– « Pas fameux, le teint », reprit-il avec une nuance de sérieux ; il fronça les sourcils, fut sur le point de dire autre chose, et se tut.

Tout à coup, la physionomie soumise, inexpressive de Jacques, lui rappela le soupçon qui l’avait effleuré lorsque Jacques avait paru dans la cour.

– « On t’avait prévenu que je t’attendais après la messe ? » lança-t-il sans préambule.

Jacques le considérait sans comprendre.

– « Quand tu es sorti de la chapelle », insista Antoine, « tu savais que j’étais là ? »

– « Mais non. Comment ? » Il souriait avec un étonnement naïf.

Antoine battit en retraite ; il murmura :

– « Je l’avais cru… On peut fumer ? » reprit-il pour changer la conversation.

Jacques le regarda avec inquiétude ; et comme Antoine lui présentait son étui :

– « Non. Pas moi », répondit-il. Et sa figure se rembrunit.

Antoine ne savait plus que dire. Comme toujours lorsque l’on désire prolonger l’entretien avec un interlocuteur qui répond à peine, il s’épuisait à poser des questions :

– « Alors, vraiment », recommença-t-il, « tu n’as besoin de rien ? Tu as tout ce qu’il te faut ? »

– « Mais oui. »

– « Es-tu bien couché ? As-tu assez de couvertures ? »

– « Oh oui, j’ai même trop chaud. »

– « Ton professeur ? Il est gentil avec toi ? »

– « Très. »

– « Ça ne t’ennuie pas trop de travailler comme ça, toujours seul ? »

– « Non. »

– « Les soirées ? »

– « Je me couche après mon dîner, à huit heures. »

– « Et tu te lèves ? »

– « À six heures et demie, à la cloche. »

– « L’aumônier vient te voir quelquefois ? »

– « Oui. »

– « Il est bien ? »

Jacques leva sur Antoine son regard voilé. Il ne comprenait pas la question, et ne répondit pas.

– « Et le directeur, il vient aussi ? »

– « Oui, souvent. »

– « Il a l’air agréable. Il est aimé ? »

– « Je ne sais pas. Oui, sûrement. »

– « Tu ne rencontres jamais les… autres ? »

– « Jamais. »

À chaque question, Jacques, qui gardait les yeux baissés, avait un léger tressaillement, comme s’il eût eu un effort à faire pour sauter ainsi d’un sujet à un autre.

– « Et la poésie ? Est-ce que tu fais encore des vers ? » demanda Antoine sur un ton enjoué.

– « Oh non. »

– « Pourquoi ? »

Jacques eut un hochement de tête, puis un sourire placide qui ne s’effaça pas tout de suite. Il n’eût pas différemment souri si Antoine lui eût demandé : « Est-ce que tu joues encore au cerceau ? »

Alors, Antoine, à bout de ressources, se décida à parler de Daniel. Jacques ne s’y attendait pas : un peu de rougeur lui vint aux joues.

– « Comment veux-tu que j’aie de ses nouvelles ? » répondit-il, « on ne reçoit pas de lettres, ici. »

– « Mais toi », poursuivit Antoine, « tu ne lui écris pas ? »

Il tenait son frère sous son regard. L’autre eut le même sourire que tout à l’heure, lorsque Antoine avait parlé de poésie. Il haussa doucement les épaules :

– « C’est de la vieille histoire, tout ça… Ne m’en parle plus. »

Qu’entendait-il par là ? S’il eût répondu : « Non, je ne lui ai jamais écrit », Antoine l’eût brusqué, l’eût confondu ; et avec un secret plaisir, car la passivité de son frère commençait à l’agacer. Mais Jacques éludait la question, sur un ton ferme et triste qui paralysa Antoine. Au même moment, il crut remarquer que le regard de Jacques se fixait tout à coup derrière lui, du côté de la porte ; et, dans l’état d’animosité réflexe où il se trouvait, tous ses soupçons l’envahirent de nouveau. Cette porte était vitrée, afin sans doute que l’on pût surveiller du dehors ce qui se passait dans la chambre ; et, au-dessus de la porte, il y avait un judas grillagé sans carreau, qui permettait aussi d’entendre ce que l’on disait à l’intérieur.

– « Il y a quelqu’un dans le couloir ? » fit Antoine brutalement, mais en baissant la voix.

Jacques le regarda comme s’il était devenu fou.

– « Comment, dans le couloir ? Oui, quelquefois… Pourquoi ? Je viens justement de voir passer le père Léon. »

À ce moment, on frappa : le père Léon venait faire la connaissance du grand frère. Il s’assit familièrement sur le coin de la table.

– « Eh bien, vous lui trouvez bonne mine, j’espère ? A-t-il forci, hein, depuis l’automne ? »

Il riait. Il avait une face de vieux grognard à moustaches tombantes, et son rire de bon vivant congestionnait ses pommettes, les couvrait de petits vermicelles rouges, qui se ramifiaient jusque dans le blanc de ses yeux, et troublaient son regard, dont l’expression, le plus souvent, était paternelle, mais malicieuse.

– « Ils m’ont remis aux ateliers », expliqua-t-il en balançant les épaules. « Moi qui étais si bien habitué avec M. Jacques ! Enfin », fit-il en s’en allant, « faut pas bouder sa vie… Mes salutations à M. Thibault, sans vous commander : de la part du père Léon, il me connaît bien, allez ! »

– « Quel vieux brave homme », dit Antoine lorsqu’il fut sorti.

Il voulut renouer l’entretien :

– « Je peux lui faire parvenir une lettre de toi, si tu veux », reprit-il. Et comme Jacques ne comprenait pas : « Tu n’as pas envie d’écrire un mot à Fontanin ? »

Il s’obstinait à guetter sur ces traits tranquilles un indice d’émotion, un rappel du passé ; en vain. Le jeune homme secouait la tête, sans sourire cette fois :

– « Non, merci. Je n’ai rien à lui dire. C’est de l’histoire ancienne. »

Antoine s’en tint là. Il était excédé. D’ailleurs le temps passait ; il tira sa montre :

– « Dix heures et demie : dans cinq minutes, il faudra que je parte. »

Jacques sembla troublé tout à coup, désireux de dire quelque chose. Il interrogea son frère sur sa santé, sur l’heure du train, sur ses examens. Et lorsque Antoine se leva, il fut frappé de l’accent avec lequel Jacques soupira :

– « Déjà ? Attends encore un peu… »

Antoine eut l’idée que l’enfant avait été déçu par sa froideur, et que peut-être cette visite lui avait causé plus de plaisir qu’il n’en avait laissé voir.

– « Tu es content que je sois venu ? » murmura-t-il gauchement.

Jacques semblait absent, préoccupé ; il tressaillit, s’étonna, et répondit, avec un sourire poli :

– « Mais oui, très content, je te remercie. »

– « Eh bien, je tâcherai de revenir ; au revoir », fit Antoine, vexé. Il regardait encore une fois son cadet, bien en face ; toute sa perspicacité était en éveil ; sa tendresse aussi s’émut :

– « Je pense souvent à toi, mon petit », hasarda-t-il. « Je crains toujours que tu ne sois pas heureux ici ?… » Ils étaient près de la porte. Antoine saisit sa main : « Tu me le dirais, n’est-ce pas ? »

Jacques prit un air gêné. Il se penchait, comme s’il eût voulu faire une confidence. Il se décida enfin, très vite :

– « Tu devrais donner quelque chose à Arthur, au garçon… Il est si complaisant… » Et comme Antoine hésitait, interdit : « Tu veux bien ? »

– « Mais », fit Antoine, « ça ne va pas faire d’histoires ? »

– « Non, non. En t’en allant, dis-lui au revoir, gentiment, et glisse-lui un petit pourboire… Tu veux ? » Son attitude était presque suppliante.

– « Bien sûr. Et toi, vraiment, réponds, tu n’as envie de rien ? Réponds… tu n’es pas malheureux ? »

– « Mais non ! » répliqua Jacques avec une imperceptible nuance d’humeur. Puis, baissant encore la voix : « Combien lui donneras-tu ? »

– « Je ne sais pas. Combien ? Dix francs, est-ce bien ? Veux-tu vingt francs ? »

– « Oh, oui, vingt francs ! » fit Jacques, avec une sorte de joie confuse. « Merci, Antoine. » Et il serra très fort la main que son frère lui tendait.

Le garçon passait dans le couloir, comme Antoine sortait de la chambre. Il accepta le pourboire sans hésiter, et sa figure franche, un peu enfantine encore, rougit de plaisir. Il conduisit Antoine au bureau du directeur.

– « Onze heures moins le quart », constata M. Faîsme. « Vous avez tout votre temps, mais il faut partir. »

Ils traversèrent le vestibule où trônait le buste de M. Thibault. Antoine le considérait maintenant sans ironie. Il comprenait ce qu’il y avait de légitime dans l’orgueil que son père tirait de cette Œuvre, entièrement créée par lui ; il ressentit quelque fierté d’être son fils.

M. Faîsme l’accompagna jusqu’au portail, le chargeant de tous ses respects pour Monsieur le Fondateur ; il ne cessait de rire tout en parlant, plissant les yeux derrière ses lunettes d’or, et il tenait la main d’Antoine familièrement enfermée entre les siennes, qui étaient douces et potelées comme des mains de femme. Enfin Antoine se dégagea. Le petit bonhomme restait sur la route, nu-tête au soleil, les bras soulevés, riant toujours et dodelinant la tête en signe d’amitié.

« Je me suis monté la tête comme une midinette », se disait Antoine en marchant. « Cette boîte est bien tenue et, somme toute, Jacques n’y est pas malheureux. »

« Le plus bête », songea-t-il tout à coup, « c’est d’avoir perdu mon temps à jouer au juge d’instruction, au lieu de causer avec Jacques, en ami. » Il n’était pas loin de croire que son frère l’avait vu partir sans regret. « C’est un peu sa faute », pensa-t-il avec humeur ; « il s’est montré si indifférent ! » Malgré tout il regrettait de ne pas avoir mis plus de chaleur à faire les premières avances.

Antoine vivait sans maîtresse, et se contentait des rencontres que lui offrait le hasard ; mais son cœur de vingt-quatre ans lui pesait quelquefois : il eût aimé prendre en pitié un être faible, prêter à quelqu’un l’appui de sa force. Son affection pour le petit augmentait à mesure qu’il s’éloignait de lui. Quand le reverrait-il maintenant ? Pour un rien il fût revenu en arrière.

Il marchait le front baissé, à cause du soleil. Lorsqu’il releva la tête, il vit qu’il s’était trompé de chemin. Des enfants lui indiquèrent un raccourci à travers champs. Il hâta le pas. « Si je manquais mon train », se dit-il par jeu, « qu’est-ce que je ferais ? » Il imagina son retour au pénitencier. Il passerait la journée auprès de Jacques ; il lui raconterait ses craintes chimériques, son voyage en cachette du père ; il se montrerait confiant, camarade ; il rappellerait au petit la scène du fiacre, au retour de Marseille, et comme il avait cru sentir ce soir-là qu’ils pourraient devenir de vrais amis. Le désir de manquer son train devint si impérieux qu’il ralentit sa marche, ne sachant que décider. Tout à coup il entendit le sifflet de la locomotive ; un panache de fumée s’élevait, à sa gauche, au-dessus d’un bouquet d’arbres ; et, sans plus réfléchir, il prit sa course. Il apercevait la gare. Il avait son billet en poche, n’avait qu’à sauter dans un wagon, fût-ce à contre-voie. Les coudes au corps, la tête en arrière, la barbe au vent, il aspirait l’air à pleins poumons ; il était fier de ses muscles ; il était sûr d’arriver.

Mais il avait compté sans le talus de la voie. Pour atteindre la station, la route faisait un crochet, passait sous un petit pont. Il eut beau accélérer l’allure, donner son maximum, il déboucha hors du pont lorsque le train, qui était en gare, s’ébranlait déjà. Il le manquait à cent mètres près.

Son orgueil était tel qu’il ne consentit pas à sa défaite. Il voulut l’avoir préférée : « Je pourrais encore sauter dans le fourgon, si je voulais », se dit-il en l’espace d’une seconde ; « mais alors, je ne pourrais plus choisir, je serais parti sans avoir revu Jacques. » Il s’arrêta, satisfait de lui.

Et aussitôt, ce qu’il avait imaginé tout à l’heure prit corps : déjeuner à l’auberge, retourner au pénitencier, consacrer la journée à son frère.

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