III

Il était moins d’une heure, lorsque Antoine se retrouva devant la Fondation Thibault. M. Faîsme sortait. Il fut si surpris qu’il demeura quelques secondes pétrifié, les yeux dansant derrière ses lunettes. Antoine conta sa mésaventure. Alors seulement M. Faîsme éclata de rire et redevint loquace.

Antoine s’offrit à promener Jacques tout l’après-midi.

– « Sapristi… », fit le directeur perplexe. « Notre règlement… »

Mais Antoine insista si bien qu’il obtint gain de cause.

– « Vous expliquerez le cas à Monsieur le Fondateur… Je vais vous chercher Jacques. »

– « Je vous accompagne », dit Antoine.

Il s’en repentit : ils arrivaient mal à propos. À peine eut-il pénétré dans le couloir, qu’Antoine aperçut son frère, accroupi en belle vue dans le réduit que l’administration nommait les vatères, et dont la porte était maintenue grande ouverte par Arthur, qui fumait sa pipe, adossé au battant.

Antoine se hâta d’entrer dans la chambre. Le directeur se frottait les mains et semblait jubiler :

– « Vous voyez ? » s’écria-t-il ; « les enfants dont nous avons la garde sont gardés, même là. »

Jacques revint. Antoine s’attendait à ce qu’il parût gêné ; mais il se boutonnait tranquillement, et ses traits n’exprimaient rien, pas même l’étonnement de revoir Antoine. M. Faîsme expliqua qu’il autorisait Jacques à sortir avec son frère jusqu’à six heures. Jacques le regardait au visage, comme s’il cherchait à bien comprendre ; mais il ne souffla mot.

– « Là-dessus je me sauve, excusez-moi », reprit M. Faîsme, de sa voix flûtée. « Réunion de mon conseil municipal. Car je suis maire ! » cria-t-il de la porte, en pouffant de rire, comme si c’eût été du dernier comique ; et Antoine sourit, en effet.

Jacques s’habillait sans se presser. Avec une prévenance qu’Antoine remarqua, Arthur lui passait ses vêtements ; il voulut même lustrer les bottines ; Jacques se laissait faire.

La chambre avait perdu cet aspect très soigné, qui, le matin, avait agréablement surpris Antoine. Il en chercha la cause. Le plateau du déjeuner était resté sur la table : une assiette sale, un gobelet vide, des miettes de pain. Le linge propre avait disparu : un torchon, rude et taché, pendait au porte-serviettes ; sous la cuvette, un bout de toile cirée, usé et sale ; les draps blancs étaient remplacés par de gros draps écrus, fripés. Ses soupçons se réveillèrent soudain. Mais il ne posa aucune question.

Lorsqu’ils furent tous deux sur la route :

– « Où allons-nous ? » fit Antoine gaiement. « Tu ne connais pas Compiègne ? Il y a un peu plus de trois kilomètres, par le bord de l’Oise. Ça te va ? »

Jacques accepta. Il semblait s’appliquer à ne contrarier son frère en rien.

Antoine passa son bras sous celui du cadet et prit son pas.

– « Qu’est-ce que tu dis du coup des serviettes ? » fit-il. Il regardait Jacques en riant.

– « Le coup des serviettes ? » répéta l’autre, qui ne comprenait pas.

– « Oui : ce matin, pendant qu’on me promenait dans tout l’établissement, on a eu le temps de mettre chez toi de beaux draps blancs, de belles serviettes neuves. Mais la malchance a voulu que je revienne quand on ne m’attendait plus, et… »

Jacques s’arrêta, avec un demi-sourire contraint :

– « On dirait que tu veux à toutes forces trouver mal ce qui se fait à la Fondation », finit-il par dire, de sa voix grave qui tremblait un peu. Il se tut, se remit à marcher, et reprit, presque aussitôt, avec effort, comme s’il éprouvait un ennui sans bornes à s’étendre sur un sujet aussi vain : « C’est bien plus simple que tu ne supposes. On change le linge les premier et troisième dimanches du mois. Arthur, qui s’occupe de moi depuis une dizaine de jours seulement, avait changé les draps et les serviettes dimanche dernier ; et il a cru bien faire en recommençant ce matin, parce que c’était dimanche. Mais, à la lingerie, on a dû lui dire qu’il s’était trompé, et on lui a fait rapporter le linge propre. Je n’y ai pas droit avant la semaine prochaine. » Il se tut de nouveau et regarda la campagne.

La promenade débutait mal. Antoine s’employa aussitôt à changer le tour de la conversation ; mais le regret de sa maladresse l’obsédait et ne lui permettait pas de prendre le ton simple et enjoué qu’il eût voulu. Jacques répondait par oui ou non, lorsque la phrase d’Antoine était interrogative ; mais sans le moindre intérêt. Il dit enfin à l’improviste :

– « Je t’en prie, Antoine, ne parle pas de cette histoire de linge au directeur : ça ferait gronder Arthur pour rien. »

– « Bien entendu. »

– « Ni à papa ? » ajouta Jacques.

– « Mais à personne, sois tranquille ! Je n’y pensais même plus. Écoute », reprit-il, « je vais te dire la vérité : figure-toi que je m’étais mis en tête, je ne sais pourquoi, que tout allait mal ici, et que tu n’étais pas heureux… »

Jacques se tourna légèrement et examina son frère avec une expression sérieuse.

– « J’ai passé la matinée à fureter », continua Antoine. « J’ai compris enfin que je m’étais trompé. Alors j’ai fait semblant de manquer mon train. Je ne voulais pas partir sans avoir eu le temps de causer un peu avec toi, tu comprends ? »

Jacques ne répondit rien. La perspective de cette causerie lui était-elle agréable ? Antoine n’en était pas sûr ; il craignit de faire fausse route, et se tut.

La pente du chemin, qui descendait vers la berge, rendait leur marche plus allègre. Ils atteignirent un bras de la rivière, qui était canalisé. Un petit pont en fer enjambait une écluse. Trois grosses péniches vides flottaient de toute la hauteur de leur coque brune sur l’eau presque immobile.

– « Tu aimerais faire un voyage en péniche ? » demanda gaiement Antoine. « Glisser en douce sur les canaux, entre les peupliers, avec les arrêts aux écluses, et les brouillards du matin, et, le soir, au soleil couchant, fumer sa cigarette à l’avant, sans penser à rien, les pieds ballants au-dessus de l’eau… Est-ce que tu dessines toujours ? »

Cette fois Jacques eut un tressaillement très net et Antoine fut certain de le voir rougir.

– « Pourquoi ? » demanda-t-il d’une voix mal assurée.

– « Pour rien », reprit Antoine, intrigué. « Parce qu’il y aurait un croquis amusant à prendre, ces trois péniches, l’écluse, la passerelle… »

Le chemin de halage s’élargissait, devenait une route. Ils arrivaient au grand bras de l’Oise, dont le cours gonflé roulait vers eux.

– « Voilà Compiègne », dit Antoine.

Il s’était arrêté, et pour s’abriter du soleil, il avait mis la main au front. Il reconnut dans le ciel lointain, par-dessus des frondaisons vertes, les pointes en faisceau du beffroi, le clocheton arrondi de l’église ; il s’apprêtait à les nommer, lorsqu’en jetant les yeux sur son frère, qui, à côté de lui, la main en visière, semblait comme lui inspecter l’horizon, il s’aperçut que Jacques regardait le sol à ses pieds ; il avait l’air d’attendre qu’Antoine se remît en marche ; ce qu’Antoine fit, sans rien dire.

Tout Compiègne, ce dimanche, semblait être dehors. Antoine et Jacques se mêlèrent à la foule. Il avait dû y avoir conseil de révision, car des grappes de gars endimanchés achetaient aux marchands ambulants des flots de rubans tricolores, et, se tenant par le bras, barrant les trottoirs, titubaient en chantant des refrains de caserne. Sur le Cours, parmi les filles en robes claires et les dragons échappés du quartier, des familles se croisaient en saluant.

Jacques, désorienté, assourdi, contemplait tous ces gens avec un malaise grandissant.

– « Allons ailleurs, Antoine… », supplia-t-il.

Ils prirent, au milieu du Cours, une rue encaissée qui montait, sombre et silencieuse. L’arrivée sur la place du Palais fut un éblouissement. Jacques clignait des yeux. Ils s’arrêtèrent et s’assirent sous les quinconces qui ne donnaient pas encore d’ombre.

– « Écoute », dit Jacques en posant la main sur les genoux d’Antoine. Les cloches de Saint-Jacques s’ébranlaient pour les vêpres ; leurs vibrations semblaient ne faire qu’un avec la lumière du soleil.

Antoine s’imagina que l’enfant subissait à son insu l’ivresse de ce premier dimanche de printemps. Il hasarda :

– « À quoi penses-tu, mon vieux ? »

Mais, au lieu de répondre, Jacques se leva. Ils se dirigèrent en silence vers le parc.

Jacques ne prêtait aucune attention à la somptuosité du paysage. Il paraissait surtout préoccupé de fuir les endroits où il y avait du monde. Le calme qui régnait autour du château, sur les terrasses à balustres, l’attira. Antoine le suivait, parlant de ce qu’il voyait, des buis taillés tranchant sur le vert des pelouses, des ramiers qui se posaient sur l’épaule des statues. Mais il n’obtenait que des réponses évasives.

Jacques questionna, tout à coup :

– « Tu lui as parlé ? »

– « À qui ? »

– « À Fontanin. »

– « Mais oui : je l’ai rencontré au quartier Latin. Tu sais qu’il est maintenant externe à Louis-le-Grand ? »

– « Ah ? » fit l’autre. Mais il ajouta, avec un tremblement de la voix, qui, pour la première fois, rappelait un peu le ton de menace qu’il prenait si souvent autrefois : « Tu ne lui as pas dit où j’étais ? »

– « Il ne m’a rien demandé. Pourquoi ? Tu ne veux pas qu’il le sache ? »

– « Non. »

– « Pourquoi ? »

– « Parce que. »

– « Excellente raison. Mais tu en as bien une autre ? » Jacques le considéra stupidement ; il n’avait pas compris qu’Antoine plaisantait. Il ne se dérida pas, et se remit à marcher. Il ajouta, tout à coup :

– « Et Gise ? Est-ce qu’elle sait ? »

– « Où tu es ? Non, je ne crois pas. Mais avec les enfants on ne peut être sûr de rien… » Et s’accrochant à ce sujet que Jacques lui-même avait amorcé, il continua : « Certains jours, elle a déjà l’air d’une grande fille, elle écoute tout ce qui se dit avec ses beaux yeux bien ouverts. Et puis, d’autres jours, ce n’est qu’un bébé. Crois-tu qu’hier soir Mademoiselle la cherchait partout, elle jouait à la poupée sous la table du vestibule ? À onze ans bientôt ! »

Ils descendaient vers le berceau de glycines, et Jacques s’était arrêté au bas de l’escalier, près d’un sphinx en marbre rose moucheté, dont il caressait le front poli qui luisait au soleil. Songeait-il à Gise, à Mademoiselle ? Revoyait-il tout à coup la vieille table du vestibule, avec son tapis à franges et le plateau d’argent où traînaient des cartes ? Antoine le crut. Il poursuivit gaiement :

– « Je ne sais fichtre pas où elle prend toutes les idées qu’elle a ! La maison n’est pas gaie pour une enfant ! Mademoiselle l’adore, mais tu sais comment elle est : elle s’effraye de tout, lui défend tout, ne la quitte jamais une seconde… »

Il s’était mis à rire et regardait son frère avec une complicité joyeuse, tant il sentait que ces détails de vie familiale étaient leur trésor fraternel, n’avaient de sens que pour eux, ne cesseraient jamais de constituer pour eux quelque chose d’unique, d’irremplaçable : les souvenirs d’enfance. Mais Jacques n’eut qu’un bref sourire forcé.

Antoine continua cependant :

– « Les repas ne sont pas drôles non plus, je t’assure. Père ne dit rien ; ou bien il refait pour Mademoiselle les discours de ses Commissions et raconte par le menu l’emploi de sa journée. À propos, tu sais, ça marche très bien, la candidature à l’Institut ! »

– « Ah ? » Un peu de tendresse adoucit les traits de Jacques. Il réfléchit un instant et sourit : « Tant mieux ! »

– « Tous les amis s’agitent », reprit Antoine. « L’abbé est prodigieux, il a des relations dans les quatre Académies… L’élection a lieu dans trois semaines. » Il ne riait plus ; il murmura : « Ça ne fait rien, membre de l’Institut, c’est quelque chose tout de même. Et père l’a bien gagné, tu ne trouves pas ? »

– « Oh, si ! » Et, spontanément : « Papa est bon, tu sais, dans le fond… » Il s’arrêta, rougit, voulut ajouter quelque chose, et ne s’y décida pas.

– « J’attends que père soit confortablement assis sous sa coupole, pour faire un coup d’État », reprit Antoine avec animation. « Je suis vraiment à l’étroit dans la chambre du bout ; je ne sais plus où mettre mes livres. Tu sais qu’on a installé Gise dans ton ancienne chambre ? Je voudrais décider père à louer le petit logement du rez-de-chaussée, celui du vieux beau ; il déménage le 15. Trois pièces ; j’aurais un vrai cabinet de travail où je pourrais recevoir des clients, et même une espèce de laboratoire que j’installerais dans la cuisine… » Il eut honte tout à coup d’exposer ainsi au reclus sa vie libre, ses désirs de confort ; il s’aperçut qu’il venait de parler de la chambre de Jacques, comme si celui-ci ne dût jamais y revenir. Il se tut. Jacques avait repris son air indifférent.

– « Et maintenant », dit Antoine pour faire diversion, « si nous allions goûter, veux-tu ? Tu dois avoir faim ? »

Il avait perdu tout espoir de rétablir entre Jacques et lui un contact fraternel.

Ils rentrèrent en ville. Les rues, pleines de monde, bourdonnaient comme des ruches. Les pâtisseries étaient prises d’assaut. Jacques, arrêté sur le trottoir, s’immobilisait devant les cinq étages de gâteaux vernissés de sucre, bavant de crème ; cette vue semblait l’étouffer.

– « Eh bien, entre ! » fit Antoine en souriant.

Les deux mains de Jacques tremblaient en prenant l’assiette qu’Antoine lui tendit. Ils s’installèrent au fond de la boutique, devant une pyramide de gâteaux choisis. Des bouffées de vanille, de pâte chaude, venaient d’une porte de service entrouverte. Jacques, sans un mot, tassé sur sa chaise, les yeux congestionnés comme s’il allait pleurer, mangeait vite, s’arrêtant après chaque gâteau, attendant qu’Antoine le servît, et aussitôt se remettant à manger. Antoine fit verser deux portos. Jacques prit le verre entre ses doigts qui tremblaient toujours ; il y trempa les lèvres, se brûla au vin alcoolisé, et toussa. Antoine buvait à petits coups, sans paraître faire attention à son frère. Jacques s’enhardit, reprit une gorgée, la laissa descendre en lui comme une boule de feu, puis une autre, puis tout le contenu du verre, jusqu’au fond. Et lorsque Antoine lui remplit une seconde fois son verre, il feignit de ne pas s’en apercevoir, et fit, trop tard, un geste pour l’en empêcher.

Lorsqu’ils sortirent de la boutique, le soleil déclinait, la température avait baissé. Mais Jacques ne sentait pas la fraîcheur. Il avait les joues brûlantes, et, dans tout le corps, une sensation de bien-être factice, presque douloureuse.

– « Nous avons encore nos trois kilomètres à faire », dit Antoine ; « il faut revenir. »

Jacques fut sur le point de pleurer. Il ferma les poings au fond de ses poches, serra les mâchoires, et baissa la tête. Antoine, le regardant à la dérobée, remarqua un tel changement sur ses traits, qu’il eut peur :

– « Cette longue promenade t’a fatigué ? » demanda-t-il.

Le ton de cette voix parut à Jacques d’une tendresse nouvelle ; incapable de prononcer un mot, il tourna vers son frère son visage crispé ; et cette fois ses yeux s’emplirent de larmes.

Antoine, stupéfait, le suivit en silence. Lorsqu’ils eurent redescendu la ville, traversé le pont, et qu’ils se trouvèrent sur le chemin de halage, il se rapprocha de son frère et prit son bras.

– « Tu ne regrettes pas ta promenade habituelle ? » fit-il en souriant.

Jacques ne répondit rien. Mais, tout à coup, ces attentions, et cette voix affectueuse, et ces bouffées de liberté qui le grisaient depuis des heures, et ce porto, et cette fin d’après-midi si douce, si triste… L’émotion excédait ses forces : il éclata en sanglots. Antoine l’entoura de son bras, le soutint, l’assit contre lui sur le talus. Il ne songeait plus à découvrir dans la vie de Jacques de ténébreux secrets ; mais il éprouvait une délivrance à voir fondre enfin cette indifférence contre laquelle il se heurtait, depuis le matin.

Ils étaient seuls sur la rive déserte, seuls avec l’eau fuyante, sous un ciel brumeux où s’éteignait le couchant ; devant eux, un bachot que le courant berçait au bout de sa chaîne, froissait les roseaux secs.

Ils avaient du chemin à faire, ils ne pouvaient s’éterniser là. Antoine voulut forcer l’enfant à relever la tête :

– « À quoi penses-tu ? Qu’est-ce qui te fait pleurer ? »

Jacques se serra davantage contre lui.

Antoine chercha à se souvenir des mots qui avaient déclenché cet accès de larmes.

– « C’est de penser à ta promenade habituelle, qui te fait pleurer ? »

– « Oui », avoua le petit, pour répondre quelque chose.

– « Pourquoi ? » insista l’autre. « Où donc te promènes-tu le dimanche ? »

Pas de réponse.

– « Tu n’aimes pas sortir avec Arthur ? »

– « Non. »

– « Pourquoi ne le dis-tu pas ? Si tu regrettes ton vieux père Léon, c’est bien facile d’obtenir… »

– « Oh, non ! » interrompit Jacques, avec une violence imprévue. Il s’était redressé et montrait un visage de rancune si expressif et si inattendu, qu’Antoine en fut saisi.

Jacques, comme s’il fût incapable de rester immobile, s’était levé et entraînait son frère à grands pas. Il ne disait rien ; et Antoine, après quelques minutes d’attente, au risque d’être maladroit, désireux avant tout de débrider cette plaie, comme il pensait, reprit résolument :

– « Alors, tu n’aimais pas non plus sortir avec le père Léon ? »

Jacques continuait à marcher, les yeux grands ouverts, les dents serrées, sans prononcer une parole.

– « Il a pourtant l’air d’être gentil avec toi, le père Léon ? » hasarda Antoine.

Pas de réponse. Il eut peur que Jacques ne se repliât de nouveau ; il voulut reprendre son bras ; mais l’enfant se dégagea, et hâta le pas. Antoine le suivait, perplexe, ne sachant comment ressaisir sa confiance, lorsque, tout à coup, Jacques eut un brusque sanglot, et, cessant de forcer l’allure, se mit à pleurer, sans tourner la tête :

– « Ne le dis pas, Antoine, ne le dis jamais à personne… Avec le père Léon, je ne me promenais pas, presque pas… »

Il se tut. Antoine ouvrait la bouche pour questionner : un instinct l’avertit qu’il ne fallait pas proférer un son. En effet, la voix de Jacques, un peu hésitante et rauque, reprit :

– « Les premiers jours, oui… C’est même en promenade qu’il a commencé à… à me raconter des choses. Et il me prêtait des livres – je ne croyais pas que ça existait ! Et après, il m’a proposé de faire partir des lettres, si je voulais… et c’est à ce moment-là que j’ai écrit à Daniel. Car je t’ai menti : j’ai écrit… Mais je n’avais pas d’argent pour les timbres. Alors, tu ne sais pas… Il avait vu que je savais un peu dessiner. Tu devines… C’est lui qui me disait comment il fallait faire… En échange, il a payé le timbre pour Daniel. Mais il montrait les dessins le soir aux surveillants, et tous en voulaient d’autres, de plus en plus compliqués… Alors, à partir de ce moment-là, le père Léon ne s’est plus gêné, il a cessé de me promener. Au lieu d’aller dans les champs, il me faisait tourner derrière la Fondation pour traverser le village… Les gamins nous couraient après… On prenait la ruelle, pour entrer dans l’auberge par la cour du fond. Lui, il allait boire, jouer aux cartes, faire je ne sais quoi ; et pendant tout le temps qu’il restait là, on me cachait… dans une buanderie… avec une vieille couverture… »

– « On te cachait ? »

– « Oui… dans une buanderie vide… fermée à clef… pendant deux heures… »

– « Mais pourquoi ? »

– « Je ne sais pas. Tu comprends, les aubergistes avaient peur. Un jour, il y avait du linge à sécher dans la buanderie, alors on m’a mis dans un couloir. La femme a dit… a dit… » Il sanglotait.

– « Qu’est-ce qu’elle a dit ? »

– « Elle a dit : “On ne sait jamais avec ces graines…” » Il sanglotait si fort qu’il ne put continuer.

– « … ces graines ? » répéta Antoine, en se penchant.

– « … ces graines… d’escrocs… », acheva enfin le petit, et il se mit à sangloter de plus belle.

Antoine écoutait ; la curiosité d’en apprendre davantage était pour l’instant plus forte que sa pitié.

– « Et alors ? » fit-il. « Raconte donc ! »

Jacques s’arrêta net, et vint s’accrocher au bras de son aîné :

– « Antoine, Antoine », cria-t-il, « jure-moi que tu ne diras rien, dis ? Jure-le-moi ! Si jamais papa se doutait de quelque chose, il… Papa m’aime, au fond, il serait malheureux. Ce n’est pas de sa faute s’il ne comprend pas les choses comme nous… » Et, tout à coup : « Ah, toi, Antoine, tu… Ne me quitte pas, Antoine, ne me quitte pas ! »

– « Mais non, mon petit, mais non, aie confiance, je suis là… Je ne dirai rien, je ferai tout ce que tu voudras. Mais dis-moi la vérité. » Et comme Jacques ne se décidait pas à continuer : « Il te battait ? »

– « Qui ? »

– « Le père Léon. »

– « Oh non ! » Il était si surpris, qu’il ne put s’empêcher de sourire dans ses larmes.

– « On ne te bat pas ? »

– « Oh non ! »

– « Bien vrai ? Jamais personne ? »

– « Mais non, personne ! »

– « Alors ? »

Silence.

– « Et le nouveau, Arthur ? Il n’est pas bien ? »

Jacques secouait la tête.

– « Mais quoi ? Il va aussi au café, lui ? »

– « Non. »

– « Ah ! Avec lui, tu te promènes ? »

– « Oui. »

– « Alors, qu’est-ce que tu lui reproches ? Il est dur avec toi ? »

– « Non. »

– « Alors quoi ? Il ne te plaît pas ? »

– « Non. »

– « Pour quelle raison ? »

– « Parce que. »

Antoine hésitait :

– « Mais pourquoi diable ne te plains-tu pas ? » reprit-il enfin. « Pourquoi ne vas-tu pas expliquer tout ça au directeur ? »

Jacques pressait son corps fébrile contre celui d’Antoine, et suppliait :

– « Non, non… Antoine, tu m’as juré, tu sais, tu m’as juré que tu ne dirais rien ! Rien, rien, à personne ! »

– « Mais oui, je ferai comme tu voudras. Je te demande seulement : Pourquoi ne t’es-tu pas plaint du père Léon au directeur ? »

Jacques secouait la tête, sans desserrer les dents.

– « Tu supposes peut-être que le directeur sait tout ça, et qu’il le tolère ? » suggéra Antoine.

– « Oh ! non. »

– « Qu’est-ce que tu penses du directeur ? »

– « Rien. »

– « Crois-tu qu’il rende les autres enfants malheureux ? »

– « Non, pourquoi ? »

– « Il a l’air gentil ; mais je ne sais plus, moi : le père Léon aussi avait l’air d’un brave bonhomme ! Est-ce que tu as entendu dire des choses contre le directeur ? »

– « Non. »

– « Les surveillants, en ont-ils peur ? Le père Léon, Arthur, est-ce qu’ils ont peur de lui ? »

– « Oui, un peu. »

– « Pourquoi ? »

– « Je ne sais pas. Parce que c’est le directeur. »

– « Mais toi ? Avec toi, est-ce que tu as remarqué des choses ? »

– « Quelles choses ? »

– « Quand il vient te voir, comment est-il avec toi ? »

– « Je ne sais pas. »

– « Tu n’oses pas lui parler librement ? »

– « Non. »

– « Mais si tu lui avais dit que le père Léon allait au café au lieu de te promener, et qu’on t’enfermait dans la buanderie, qu’est-ce que tu crois qu’il aurait fait ? »

– « Il aurait mis le père Léon à la porte ! » répondit Jacques avec effroi.

– « Alors, qu’est-ce qui te retenait de lui parler ? »

– « Mais ça, Antoine ! »

Antoine s’épuisait à démêler cet écheveau de complicités, dans lequel il sentait son frère prisonnier.

– « Est-ce que tu ne veux pas me dire ce qui te retenait ? Ou bien, vraiment, est-ce que tu n’en sais rien toi-même ? » demanda-t-il.

– « Il y a des… dessins… qu’ils m’ont forcé à… signer », murmura Jacques, en baissant la tête. Il hésita, se tut, puis tout à coup : « Mais ce n’est pas seulement ça… On ne peut rien dire à M. Faîsme parce que c’est le directeur. Tu comprends ? »

L’accent était las, mais sincère. Antoine n’insista pas ; il se méfiait de lui-même : il savait qu’il avait une tendance à toujours deviner trop, et trop vite.

– « Au moins », reprit-il, « travailles-tu bien ? »

Ils arrivaient en vue de l’écluse, près des péniches, dont les petites fenêtres étaient éclairées déjà. Jacques continuait à marcher, les yeux à terre.

Antoine répéta :

– « Alors, le travail non plus, ça ne va pas ? » Jacques fit signe que non, sans lever la tête.

– « Pourtant le directeur affirme que ton professeur est content de toi ? »

– « Parce que le professeur le lui dit. »

– « Mais pourquoi le dirait-il, si ce n’était pas vrai ? »

Jacques semblait suivre ce questionnaire avec effort.

– « Tu comprends », fit-il mollement, « lui, le professeur, il est vieux, il ne demande pas que je travaille ; il vient là parce qu’on lui a dit qu’il vienne, voilà tout. Il sait bien que personne ne vérifiera. Lui aussi, il aime mieux n’avoir pas de devoirs à corriger. Il reste une heure, on cause, il est très copain avec moi, il me raconte Compiègne, ses élèves, et tout… Ça n’est pas un type heureux, lui non plus… Il me raconte sa fille, qui a des maladies dans le ventre et qui se dispute avec sa femme… Parce qu’il est remarié. Et son fils, qui est adjudant, qui a été cassé parce qu’il a fait des dettes pour une caissière… On fait semblant, avec les cahiers, les leçons ; mais on ne fait rien pour de vrai… »

Il se tut. Antoine ne trouvait rien à répondre. Il se sentait presque intimidé devant ce gamin qui avait déjà subi cette expérience de la vie… D’ailleurs il n’eut rien à demander. De lui-même l’enfant s’était remis à parler, d’une voix monotone et basse, sans que l’on pût, dans ce chaos, comprendre l’association de ses idées, ni même ce qui, après une si obstinée réserve, le poussait tout à coup à ce débordement :

– « … C’est comme pour l’abondance, tu sais, l’eau rougie… Je la leur laisse, tu comprends ? Le père Léon me l’avait demandé, au début ; moi je n’y tiens pas, j’aime autant l’eau du broc… Mais ce qui m’ennuie c’est qu’ils rôdent tout le temps dans le couloir. Avec leurs chaussons, on ne les entend pas. Quelquefois même ils me font peur. Non, ce n’est pas que j’aie peur, c’est surtout que je ne peux pas faire un mouvement sans qu’ils me voient, sans qu’ils m’entendent… Toujours seul et jamais vraiment seul, tu comprends, ni en promenade, ni nulle part ! Ça n’est rien, je sais bien, mais à la longue, tu sais, tu n’as pas idée de l’effet que ça fait, c’est comme si on était sur le point de se trouver mal… Il y a des jours où je voudrais me cacher sous le lit pour pleurer… Non, pas pour pleurer, mais pour pleurer sans qu’on me voie, tu comprends ?… C’est comme ton arrivée, ce matin : ils m’avaient prévenu, à la chapelle. Le directeur avait envoyé le secrétaire inspecter ma tenue, et on m’avait apporté mon pardessus, et aussi mon chapeau, parce que j’étais nu-tête… Oh, ne crois pas qu’ils ont fait ça pour te tromper, Antoine… Non, pas du tout : c’est l’habitude. Ainsi, le lundi, le premier lundi du mois, quand papa vient pour le Conseil, on fait toujours des choses comme ça, des riens, pour que papa soit content… C’est comme le linge : ce que tu as vu ce matin, c’est du linge blanc qui est toujours dans mon armoire pour arranger la chambre, si jamais il venait quelqu’un… Oh, ce n’est pas qu’ils me laissent avec du linge sale, non, ils le changent bien assez souvent, et même si je demande une serviette propre en plus, on me la donne. Mais c’est l’habitude, tu comprends, pour que ça ait plus d’œil quand on entre…

« J’ai tort de te raconter tout ça, Antoine, tu vas encore croire des choses qui ne sont pas. Je t’assure que je n’ai à me plaindre de rien, que le régime est très doux pour moi, qu’on ne fait rien pour m’être désagréable, au contraire. Mais c’est justement cette douceur, tu comprends ?… Et puis, rien à faire ! Toute la journée, attaché là, et rien, absolument rien à faire ! Au début les heures me paraissaient longues, longues, tu n’as pas idée ; et puis j’ai cassé le remontoir de ma montre, et à partir de ce jour-là ça a été mieux, et peu à peu je m’y suis fait. Mais je ne sais pas comment dire, c’est comme si on s’endormait dans le fond de soi, tout au fond… On ne souffre pas vraiment, puisque c’est comme si on dormait… C’est pénible tout de même, tu comprends ? »

Il se tut un moment, et reprit, d’une voix saccadée, en hésitant davantage :

– « Et puis, Antoine, je ne peux pas tout te dire… Mais tu sais bien… Seul comme ça, on finit par avoir un tas d’idées qu’on ne devrait pas… Surtout que… Ainsi, les histoires du père Léon, tu sais… et les dessins… Eh bien, au fond, c’est un peu une distraction, tu comprends ? J’en fais d’avance… Et la nuit, j’y repense… Je sais bien qu’il ne faudrait pas… Mais, tout seul, tu comprends ? Toujours tout seul… Oh, j’ai tort de raconter tout ça… Je sens que je le regretterai… Mais je suis si fatigué ce soir… Je ne peux pas me retenir… » Et il se mit tout à coup à pleurer plus fort.

Il éprouvait un malaise étrange : il lui semblait mentir malgré lui, et que, plus il cherchait à dire la vérité, moins il y parvenait. Pourtant, rien de ce qu’il racontait n’était inexact ; mais, par le ton, par l’exagération de son trouble, par le choix des aveux, il avait conscience qu’il présentait de sa vie une image un peu falsifiée – et qu’il ne pouvait pas faire autrement.

Ils n’avançaient guère ; la moitié du trajet restait à parcourir. Cinq heures et demie. Le jour était encore clair ; une buée montait de la rivière, débordait sur la campagne, les ensevelissait.

Antoine, soutenant le petit qui trébuchait, réfléchissait de toutes ses forces. Non à ce qu’il devait faire : il était bien résolu : arracher l’enfant de là ! Mais il cherchait le moyen d’obtenir son consentement. Ce n’était pas facile. Aux premiers mots, Jacques se suspendit à son bras, sanglotant, lui rappelant qu’il avait fait le serment de ne rien dire, de ne rien faire.

– « Mais non, mon petit, c’est juré, je ne ferai rien contre ta volonté. Seulement, écoute-moi. Cette solitude morale, cette paresse, cette promiscuité ! Moi qui, ce matin, avais cru que tu étais heureux ! »

– « Mais je le suis ! » En un instant, tout ce dont il venait de se plaindre s’effaça : il ne vit plus que les bons côtés de sa réclusion, l’oisiveté, l’absence de contrôle, l’éloignement des siens.

– « Heureux ? Si tu l’étais, ce serait une honte ! Toi ! Non, mon petit, non, je ne peux pas croire que tu te plaises à croupir là-dedans. Tu te dégrades, tu t’abêtis ; ça n’a que trop duré. Je t’ai promis de n’agir qu’avec ton assentiment, je tiendrai ma parole, sois tranquille ; mais, réfléchis, regardons froidement les choses en face, toi et moi, comme deux amis… Est-ce que nous ne sommes pas deux amis maintenant ? »

– « Oui. »

– « Tu as confiance en moi ? »

– « Oui. »

– « Alors ? Qu’est-ce que tu crains ? »

– « Je ne veux pas retourner à Paris ! »

– « Mais voyons, mon petit, après le tableau que tu m’as fait de ton existence ici, la vie de famille ne peut pas être pire ! »

– « Oh si ! »

Devant ce cri, Antoine se tut, atterré.

Sa perplexité augmentait. « Nom de Dieu », se répétait-il, sans pouvoir penser à rien. Le temps pressait. Il lui semblait marcher dans les ténèbres. Tout à coup le voile se déchira. Il tenait la solution ! En une seconde tout un plan s’échafauda dans sa tête. Il riait.

– « Jacques ! » s’écria-t-il, « écoute-moi, ne m’interromps pas ! Ou plutôt, réponds : si nous nous trouvions tout à coup, toi et moi, seuls au monde, est-ce que tu ne voudrais pas venir auprès de moi, vivre avec moi ? »

L’enfant ne comprit pas tout de suite.

– « Ah, Antoine », fit-il enfin, « comment veux-tu ? Il y a papa… »

Le père se dressait en travers de l’avenir. Une même idée les effleura : « Comme tout s’arrangerait, si subitement… » Antoine eut honte de sa propre pensée, dès qu’il en eut surpris le reflet dans le regard de son frère ; il détourna les yeux.

– « Ah, bien sûr », disait Jacques, « si j’avais pu être avec toi, rien qu’avec toi, je serais devenu tout autre ! J’aurais travaillé… Je travaillerais, je deviendrais peut-être un poète… un vrai… »

Antoine l’arrêta d’un geste :

– « Eh bien, écoute : si je te donnais ma parole que personne d’autre que moi ne s’occupera de toi, est-ce que tu accepterais de sortir d’ici ? »

– « Ou… i… » C’était par besoin d’affection et pour ne pas contrarier son frère, qu’il acquiesçait.

– « Mais t’engagerais-tu à me laisser organiser ta vie, tes études, et te surveiller en tout, comme si tu étais mon fils ? »

– « Oui. »

– « Bon », fit Antoine, et il se tut. Il réfléchissait. Ses désirs étaient toujours si impérieux qu’il ne doutait jamais de leur exécution ; et, en fait, il avait jusqu’à présent mené à bout tout ce qu’il avait ainsi voulu avec opiniâtreté. Il se tourna vers son cadet, et sourit :

– « Je ne rêve pas », reprit-il, sans cesser de sourire, mais d’une voix résolue. « Je sais à quoi je m’engage. Avant quinze jours, tu m’entends, avant quinze jours… Aie confiance ! Tu vas rentrer dans ta boîte, courageusement, sans avoir l’air de rien. Et avant quinze jours, je te le jure, tu seras libre ! »

Jacques, sans bien entendre, se serrait contre Antoine, avec un appétit soudain de tendresse ; il eût voulu se blottir près de lui, et rester là, longtemps, sans bouger, dans la tiédeur fraternelle de son corps.

– « Confiance ! » répéta Antoine.

Il se sentait lui-même réconforté, et comme ennobli ; il avait plaisir à se trouver maintenant si joyeux et si fort. Il comparait sa vie à celle de Jacques : « Pauvre bougre, il lui arrive toujours des choses qui n’arrivent à personne ! » Il voulait dire : « des choses comme il ne m’en est jamais arrivé ». Il le plaignait ; mais il éprouvait surtout une jouissance très vive à être Antoine, cet Antoine équilibré, si bien organisé pour être heureux, pour devenir un grand homme, un grand médecin ! Il eut envie d’accélérer l’allure, de siffler gaiement. Mais Jacques traînait la jambe et semblait épuisé. D’ailleurs ils arrivaient à Crouy.

– « Confiance ! » murmura-t-il encore une fois, en pressant le bras de Jacques sous le sien.

M. Faîsme fumait son cigare devant le portail. Du plus loin qu’il les vit, il sautilla vers eux.

– « Eh bien, j’espère ! Quelle promenade ! Vous avez été voir Compiègne, je parie ! » Il riait d’aise, et levait les bras. « Par le bord de l’eau ? Ah, la jolie route ! Quel beau pays que le nôtre, pas vrai ? » Il tira sa montre : « Ce n’est pas pour vous commander, docteur, mais si vous voulez ne pas manquer de nouveau votre train… »

– « Je me sauve », dit Antoine. Il se tourna vers son frère et sa voix s’émut : « Au revoir, Jacques. »

La nuit tombait. Il aperçut à contre-jour un visage soumis, des paupières battues, un regard rivé au sol. Il répéta :

– « Au revoir ! »

Arthur attendait dans la cour. Jacques eût voulu prendre congé du directeur ; mais M. Faîsme lui tournait le dos : il poussait lui-même, ainsi que chaque soir, les verrous du portail. Au milieu des aboiements du chien, Jacques entendit la voix d’Arthur :

– « Eh bien, vous venez ? »

Il le suivit.

Il retrouva sa cellule avec une impression de soulagement. La chaise d’Antoine était là, près de la table. L’affection du frère aîné l’enveloppait encore. Il endossa ses vêtements de travail. Le corps était las, mais le cerveau alerte ; il y avait en lui, outre le Jacques de tous les jours, un autre être, immatériel, né d’aujourd’hui, qui regardait agir le premier, qui le dominait.

Il ne put demeurer assis, et se mit à tourner en rond dans la chambre. Un sentiment neuf et puissant le tenait debout : la conscience d’une force. Il s’était approché de la porte, et il restait là, le front au carreau, l’œil fixé sur la lampe du couloir désert. L’atmosphère suffocante du calorifère augmentait sa fatigue. Il dormait presque. Tout à coup, de l’autre côté de la vitre, une ombre se dressa. La porte, fermée à double tour, s’ouvrit : Arthur apportait le dîner.

– « Allons, dépêche, petite crapule ! »

Avant d’entamer les lentilles, Jacques retira du plateau le morceau de gruyère et le gobelet d’eau rougie.

– « Pour moi ? » dit le garçon. Il sourit, prit le bout de fromage et s’en fut le manger près de l’armoire, afin de n’être pas vu de la porte. C’était l’heure où, avant son dîner, M. Faîsme venait, en pantoufles, faire un tour dans le couloir ; et le plus souvent on ne s’apercevait de sa visite qu’après son passage, à l’odeur écœurante du cigare qui pénétrait par le treillage de l’imposte.

Jacques achevait son pain en trempant de grosses mies dans l’eau noire des lentilles. Lorsqu’il eut terminé :

– « Maintenant, au plumard », dit Arthur.

– « Mais il n’est pas huit heures. »

– « Allons, dépêche ! C’est dimanche. Les copains m’attendent. »

Jacques ne répondit rien et commença à se déshabiller. Arthur, les mains dans les poches, le regardait. Il y avait, sur cette face un peu bestiale et dans ce corps trapu de blond déménageur, quelque chose d’assez doux.

– « Le frangin », fit-il sentencieusement, « voilà un bonhomme qui sait vivre. » Il fit le geste de glisser une pièce dans son gousset, sourit, prit le plateau vide, et sortit.

Lorsqu’il revint, Jacques était au lit.

– « Ça y est déjà ? » Du bout des pieds le garçon poussa les bottines sous la toilette. « Dis donc, tu ne pourrais pas ranger un peu tes affaires avant de te coucher ? » Il s’approcha du lit. « Tu entends, petite crapule ?… » Il appuyait ses deux mains sur les épaules de Jacques et riait bizarrement. Un sourire de plus en plus pénible déformait le visage de l’enfant. « Tu ne caches rien sous le polochon, au moins ? Pas de bougie ? Pas de bouquin ? »

Il avançait la main sous les draps. Mais, d’un mouvement qu’Arthur ne put ni prévoir ni retenir, le petit se dégagea et se jeta en arrière, le dos au mur. Ses yeux étaient pleins de haine.

– « Oh, oh », fit l’autre, « on est chatouilleux ce soir ! » Il ajouta : « Je pourrais causer, moi, tu sais… »

Il parlait bas et surveillait de l’œil la porte du couloir. Puis, sans plus faire attention à Jacques, il alluma le quinquet qui restait toute la nuit en veilleuse pour la surveillance, ferma le commutateur avec son passe-partout, et sortit en sifflotant.

Jacques entendit la clef tourner deux fois dans la serrure, et l’homme s’éloigner en traînant sur le carreau ses semelles de corde. Alors il revint au milieu du lit, allongea les jambes, et resta étendu sur le dos. Ses dents claquaient. Toute confiance l’abandonna. Se rappelant sa journée, ses aveux, il eut un sursaut de rage, suivi d’un découragement qui le déchira : il entrevit Paris, Antoine, la maison, les disputes, le travail, le contrôle familial… Ah, il avait commis la faute irréparable, il s’était livré à ses ennemis ! « Mais qu’est-ce qu’ils me veulent, qu’est-ce qu’ils me veulent tous ? » Ses larmes coulaient. Il se cramponna à cette pensée que le mystérieux projet d’Antoine était irréalisable, que M. Thibault s’y opposerait. Son père lui apparut comme un sauveur. Oui, tout cela échouerait, et on finirait bien par le laisser en repos, par le laisser ici. Ici, c’était la solitude, l’engourdissement, le bonheur dans la paix.

Sur le plafond, le reflet de la veilleuse tournoyait, tournoyait au-dessus de sa tête.

Ici, c’était la paix, le bonheur.

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