V

Le lendemain, de bonne heure, Antoine, qui n’avait pu fermer l’œil, attendait, dans une sacristie de l’archevêché, que l’abbé Vécard eût terminé sa messe. Il fallait que le prêtre fût mis au courant de tout et pût intervenir. Jacques n’avait plus d’autre chance.

L’entretien fut long. L’abbé avait fait asseoir le jeune homme près de lui, comme pour une confession ; et il l’écoutait avec recueillement, le buste en arrière, la tête inclinée sur l’épaule gauche, à son habitude. Pas une fois il ne l’interrompit. Son visage incolore, au nez long, n’était guère expressif ; mais, par instants, il posait sur Antoine un regard doux et insistant qui cherchait à comprendre au-delà des paroles. Bien qu’il eût moins fréquenté Antoine que les autres membres de la famille, il lui manifestait toujours une estime particulière ; le piquant est qu’il subissait en ceci l’influence de M. Thibault, dont la vanité était fort sensible aux succès d’Antoine, et qui se plaisait à faire l’éloge de son fils.

Antoine ne chercha pas à convaincre l’abbé par une adroite argumentation ; il lui fit le récit détaillé de la journée qu’il avait passée à Crouy et qui s’était terminée par la scène avec son père : ce dont l’abbé lui fit reproche, sans mot dire, par un geste significatif des mains, qu’il tenait presque toujours levées à la hauteur de la poitrine ; deux mains de prélat, que les poignets arrondis laissaient retomber mollement, et qui, sans changer de place, s’animaient soudain, comme si la nature leur eût réservé cette faculté d’expression qu’elle avait refusée au visage.

– « Le sort de Jacques est maintenant entre vos mains, Monsieur l’abbé », conclut Antoine. « Vous seul pouvez faire entendre raison à mon père. »

L’abbé ne répondit pas. Il tourna vers Antoine un regard si morne, si distrait, que le jeune homme ne sut que penser. Il sentit alors son impuissance, et les insurmontables difficultés de ce qu’il avait entrepris.

– « Et après ? » fit doucement l’abbé.

– « Après ? »

– « Je suppose que votre père rappelle Jacques à Paris : qu’en fera-t-il, après ? »

Antoine se troubla. Il avait bien son projet, mais il ne savait comment l’exposer, tant il lui semblait difficile d’en faire admettre le principe à l’abbé : quitter l’appartement familial ; s’installer, Jacques et lui, au rez-de-chaussée de leur maison ; soustraire presque entièrement l’enfant à l’autorité paternelle ; se charger, à lui seul, de diriger l’éducation, de contrôler le travail et de surveiller la conduite de son cadet. Cette fois le prêtre ne put s’empêcher de sourire ; mais son sourire était sans ironie.

– « Vous assumeriez là une tâche bien lourde, mon ami. »

– « Ah », répliqua Antoine avec feu, « j’ai tellement la conviction que ce petit a besoin d’une très grande liberté ! Qu’il ne se développera jamais dans la contrainte ! Moquez-vous de moi, Monsieur l’abbé, mais je reste convaincu que si j’étais vraiment tout seul à m’occuper de lui… »

Il n’obtint du prêtre qu’un nouveau hochement de tête, suivi d’un de ses regards fixes et pénétrants qui semblaient venir de très loin et pénétrer fort avant. Il s’en alla désespéré : après le violent refus de son père, l’accueil nonchalant de l’abbé ne lui laissait guère d’espérance. Il eût été bien surpris de savoir que l’abbé avait résolu d’aller trouver M. Thibault ce jour même.

Il n’eut pas à se déranger.

Lorsqu’il rentra, comme il faisait chaque matin après sa messe, boire sa tasse de lait froid, dans l’appartement qu’il occupait avec sa sœur à deux pas de l’archevêché, il aperçut M. Thibault qui l’attendait dans la salle à manger. Le gros homme, affalé sur une chaise, les mains sur les cuisses, cuvait encore sa colère. L’arrivée de l’abbé le fit se lever.

– « Ah, vous voilà », grommela-t-il. « Ma visite vous surprend ? »

– « Pas tant que vous supposez », répliqua l’abbé. Par moments, un sourire furtif, ou bien une lueur malicieuse du regard, illuminaient son calme visage. « Ma police est bien faite : je suis au courant de tout. Vous permettez ? » ajouta-t-il en s’approchant du bol qui l’attendait sur la table.

– « Au courant ? Est-ce que vous auriez déjà vu… ? »

L’abbé buvait son lait, à petites gorgées :

– « J’ai su dès hier matin l’état d’Astier, par la duchesse. Mais je n’ai appris qu’hier soir le retrait de votre adversaire. »

– « L’état d’Astier ? Est-ce que… Je ne comprends pas. Je ne sais rien, moi. »

– « Pas possible ? » fit l’abbé. « C’est à moi qu’est réservé le plaisir de vous apprendre la bonne nouvelle ? » Il prit un temps. « Eh bien, le vieux père Astier vient d’avoir une quatrième attaque : cette fois, le pauvre homme est perdu. Alors, le Doyen, qui n’est pas un sot, se retire, et vous laisse seul candidat aux Sciences Morales. »

– « Le Doyen… se retire ? » balbutia M. Thibault. « Mais pourquoi ? »

– « Parce qu’il a réfléchi qu’un Doyen de la Faculté des Lettres sera mieux à sa place aux Inscriptions, et qu’il préfère attendre quelques semaines un fauteuil qui ne lui sera pas disputé, plutôt que de risquer sa chance contre vous ! »

– « En êtes-vous bien sûr ? »

– « C’est officiel. J’ai rencontré le Secrétaire perpétuel à une réunion de l’Institut catholique, hier soir. Le Doyen venait d’apporter lui-même sa lettre de désistement. Une candidature qui aura duré moins de vingt-quatre heures ! »

– « Mais alors… ! » bredouilla M. Thibault. La surprise, la joie l’essoufflaient. Il fit quelques pas au hasard, les bras derrière le dos, puis vint au prêtre et faillit le saisir aux épaules. Il lui prit seulement les mains.

– « Ah, mon cher abbé, je n’oublierai jamais. Merci. Merci. »

Tant de bonheur venait d’entrer en lui que tout le reste était submergé ; sa colère fuyait à la dérive. Au point qu’il dut faire un appel à sa mémoire pour répondre, lorsque l’abbé, l’ayant, sans qu’il y prît garde, conduit dans son cabinet de travail, lui demanda, du ton le plus naturel :

– « Et qu’est-ce donc qui vous amenait de si bonne heure, mon cher ami ? »

Alors il se souvint d’Antoine, et retrouva d’emblée son emportement. Il venait demander conseil sur la conduite à tenir vis-à-vis de son fils aîné, qui avait beaucoup changé ces derniers temps, et que l’on sentait travaillé par un esprit de doute et de révolte. Continuait-il seulement à accomplir ses pratiques religieuses ? Assistait-il même à la messe dominicale ? Il se montrait de moins en moins assidu à la table de famille, sous le prétexte de ses malades ; et lorsqu’il y paraissait, son attitude y était tout autre que jadis : il y tenait tête à son père ; il se permettait d’inconcevables libertés d’opinions : lors des récentes élections municipales, la discussion avait pris plusieurs fois si âpre tournure, qu’il avait fallu lui imposer silence, comme à un gamin. Bref, si l’on voulait maintenir Antoine dans la bonne voie, il était urgent d’adopter à son égard des dispositions nouvelles, pour lesquelles l’appui et peut-être l’intervention de l’abbé Vécard semblaient indispensables. Puis, à titre d’exemple, M. Thibault relata l’acte d’indiscipline dont Antoine s’était rendu coupable en allant à Crouy, les stupides conjectures qu’il en avait rapportées, et la scène inqualifiable qui s’en était suivie. Toutefois, la considération qu’il portait à Antoine, augmentée même à son insu par ces actes d’indépendance qu’il lui reprochait, ne cessait d’être sensible à travers ses paroles ; et l’abbé le nota.

Nonchalamment assis à son bureau, il donnait de temps à autre de petits signes approbateurs avec ses mains levées de chaque côté de son rabat. Mais dès qu’il fut question de Jacques, il dressa la tête, et son attention parut redoubler. Par une suite d’interrogations habiles, dont on ne pouvait deviner le lien, il se fit confirmer par le père tous les renseignements que venait de lui apporter le fils.

– « Mais… mais… mais ! » fit-il, comme se parlant à lui-même. Il se recueillit un moment. M. Thibault attendait, surpris. Enfin l’abbé prit la parole, avec décision : « Ce que vous me rapportez de l’attitude d’Antoine ne me préoccupe pas autant que vous, mon cher ami. Il fallait s’y attendre. Le premier effet des études scientifiques sur une intelligence curieuse et passionnée, est d’exalter l’orgueil et de faire vaciller la foi ; un peu de science éloigne de Dieu ; beaucoup y ramène. Ne vous effrayez pas. Antoine est à l’âge où l’on se précipite d’un extrême à l’autre. Vous avez bien fait de me prévenir : je ferai en sorte de le voir plus souvent, de causer avec lui. Tout cela n’est pas grave, patientez : il nous reviendra.

« Mais ce que vous m’apprenez de l’existence de Jacques m’inquiète bien davantage. J’étais loin de supposer que son isolement fût à ce point rigoureux ! C’est une vie de prisonnier qu’il mène là ! Je ne puis croire qu’elle soit sans danger. Mon cher ami, j’avoue que j’en suis très troublé. Y avez-vous bien réfléchi ? »

M. Thibault sourit.

– « En toute conscience, mon cher abbé, je vous dirai ce que j’ai répondu hier à Antoine : est-ce que vous supposez que nous n’avons pas, et mieux que personne, l’expérience de ces choses-là ? »

– « Je ne le nie pas », prononça le prêtre sans la moindre humeur. « Mais les enfants que vous avez coutume de traiter n’ont pas tous besoin des ménagements que nécessite le tempérament particulier de votre fils. Et leur régime est différent, si j’ai bien compris, puisqu’ils vivent en commun, ont des heures de récréation, s’exercent à des travaux manuels. J’étais, vous vous en souvenez, partisan d’infliger à Jacques un châtiment sévère, et ce simulacre de réclusion me semblait bien fait pour l’obliger à réfléchir, à s’amender. Mais, que diantre, je n’avais jamais songé que ce dût être une véritable incarcération ni surtout qu’elle pût lui être imposée si longtemps. Songez-y ! Depuis neuf mois, un enfant de quinze ans à peine, seul, en cellule, sous la surveillance d’un gardien sans instruction et sur l’honorabilité duquel vous n’avez que des renseignements officiels ? Il prend quelques leçons, soit ; mais ce professeur de Compiègne, qui lui consacre trois ou quatre heures en toute une semaine, que vaut-il ? Vous n’en savez rien. D’autre part vous alléguez votre expérience. Permettez-moi de rappeler que j’ai vécu douze années avec des écoliers, et que je n’ignore pas tout à fait ce qu’est un garçon de quinze ans. L’état de délabrement physique, et surtout moral, dans lequel a pu tomber ce pauvre petit, sans qu’il y paraisse à vos yeux, mais c’est à faire frémir ! »

– « Vous aussi ? » répliqua M. Thibault. « Je vous croyais l’esprit plus solide », ajouta-t-il avec un petit rire sec. « D’ailleurs, il ne s’agit pas de Jacques en ce moment… »

– « Pour moi, il ne peut s’agir d’autre chose », interrompit l’abbé sans élever la voix. « Après ce que je viens d’apprendre, j’estime que la santé physique et morale de cet enfant court les plus grands dangers » ; il parut réfléchir, puis articula, sans hâte : « – et qu’il ne doit pas demeurer un jour de plus là où il est. »

– « Quoi ? » fit l’autre.

Il y eut un silence. C’était la seconde fois en douze heures qu’on frappait M. Thibault au point sensible. La rage le gagnait ; mais il se contint.

– « Nous en reparlerons », concéda-t-il, en se redressant.

– « Pardon, pardon », fit le prêtre, avec une vivacité inattendue. « Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous avez agi avec une imprudence… bien coupable. » Il avait une manière ferme et douce de traîner la voix sur certains mots, sans que son visage s’animât, et de dresser en même temps son index devant ses lèvres, comme pour dire : Attention ! Ce qu’il fit en répétant : « Bien coupable… » Puis, après une pause : « Il s’agit de réparer le mal au plus tôt. »

– « Quoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ? » cria M. Thibault, qui, cette fois, ne se retenait plus. Il tourna vers le prêtre un nez agressif : « Vais-je interrompre sans raison un traitement qui produit déjà d’excellents effets ? Reprendre chez moi ce garnement ? Pour être de nouveau à la merci de ses incartades ? Merci bien ! » Il crispait ses poings à faire craquer les jointures, et sa mâchoire serrée lui faisait une voix rauque : « En toute conscience, je dis non, non et non ! »

D’un geste calme de ses deux mains, l’abbé sembla dire : « Comme vous voudrez. »

M. Thibault, d’un coup de reins, s’était levé. Le sort de Jacques se décidait une seconde fois.

– « Mon cher abbé », reprit-il, « je vois qu’il n’y a pas à causer sérieusement avec vous ce matin, et je m’en vais. Mais laissez-moi vous dire que vous vous montez l’imagination ni plus ni moins qu’Antoine. Est-ce que j’ai l’air d’un père dénaturé ? Est-ce que je n’ai pas tout fait pour ramener cet enfant au bien, par l’affection, l’indulgence, le bon exemple, l’influence de la vie familiale ? Est-ce que je n’ai pas supporté de lui, durant des années, tout ce qu’un père peut supporter de son fils ? Et nierez-vous que toutes mes bontés soient restées sans effet ? Par bonheur j’ai compris à temps que mon devoir était autre, et, si pénible qu’il m’ait paru, je n’ai pas hésité à sévir. Vous m’approuviez alors. Le bon Dieu m’avait du reste donné quelque expérience, et j’ai toujours pensé qu’en m’inspirant l’idée de fonder à Crouy ce pavillon spécial, la Providence m’avait permis de préparer d’avance le remède à un mal personnel. N’ai-je pas su accepter courageusement cette épreuve ? Est-ce que beaucoup de pères auraient agi comme moi ? Ai-je quelque chose à me reprocher ? Grâce à Dieu, j’ai la conscience tranquille », affirma-t-il, tandis qu’une obscure protestation assourdissait légèrement sa voix. « Je souhaite à tous les pères d’avoir la conscience aussi tranquille que moi ! Et là-dessus, je m’en vais. »

Il ouvrit la porte : un sourire suffisant parut sur son visage ; son accent prit une intonation sarcastique, qui n’était pas sans saveur et sentait le terroir normand :

– « Heureusement, j’ai la tête plus solide que vous tous », fit-il.

Il avait traversé le vestibule suivi de l’abbé silencieux.

– « Allons, à bientôt, mon cher », lança-t-il avec rondeur lorsqu’il fut sur le palier.

Il se retournait pour une poignée de main, lorsque, soudain, sans autre préambule :

– « Deux hommes montèrent au temple pour prier », commença l’abbé d’une voix songeuse. « L’un était pharisien et l’autre publicain. Le pharisien, se tenant debout, faisait cette prière en lui-même : Mon Dieu, je vous rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. Je jeûne deux fois la semaine et je distribue aux pauvres le dixième de mon bien.” Le publicain, de son côté, se tenant à l’écart, n’osait pas lever les yeux vers le ciel, mais se frappait la poitrine, disant : “Mon Dieu, ayez pitié de moi, car je ne suis qu’un pécheur”. »

M. Thibault entrouvrit les paupières : il aperçut son confesseur, debout dans l’ombre du vestibule, et qui portait son index à ses lèvres :

– « Celui-ci, je vous assure, s’en alla justifié, et non pas l’autre : car quiconque s’élève sera humilié, et quiconque s’humilie sera élevé. »

Le gros homme reçut le choc sans sourciller ; il demeurait immobile, les yeux clos. Comme le silence se prolongeait, il hasarda un second coup d’œil : l’abbé, sans bruit, avait poussé le battant : M. Thibault se trouvait seul devant la porte refermée. Il eut un haussement d’épaules, vira sur lui-même et s’en alla. Mais, à mi-étage il fit halte ; son poing serrait la rampe ; sa respiration était courte ; il tirait le menton en avant, comme un cheval qu’impatiente le caveçon.

– « Non », murmura-t-il.

Et sans hésiter davantage, il rentra chez lui.

Tout le jour, il s’efforça d’oublier ce qui s’était passé. Mais, dans l’après-midi, comme M. Chasle tardait à lui donner un dossier dont il avait besoin, il eut un brusque emportement, qu’il eut peine à réprimer. Antoine était de service à l’hôpital. Le dîner fut silencieux. Sans attendre que Gisèle eût fini son dessert, M. Thibault plia sa serviette et regagna son bureau.

Huit heures sonnaient. « J’aurais le temps d’y retourner ce soir », songea-t-il en s’asseyant, bien résolu à n’en rien faire. « Il me reparlerait de Jacques. J’ai dit non, c’est non. »

« Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire, avec son histoire de pharisien ? » se demanda-t-il pour la centième fois. Tout à coup sa lèvre inférieure se mit à trembler. M. Thibault avait toujours eu peur de la mort. Il se dressa, et par-dessus les bronzes qui encombraient la cheminée, il chercha son image dans la glace. Ses traits avaient perdu cette assurance satisfaite qui avait peu à peu modelé son visage, et dont il ne se départait jamais, fût-ce dans la solitude, fût-ce dans la prière. Un frisson le secoua. Les épaules basses, il se laissa retomber sur son siège. Il se voyait à son lit de mort et se demandait avec épouvante s’il ne s’y présenterait pas les mains vides. Il s’accrochait désespérément à l’opinion des autres sur lui : « Je suis pourtant un homme de bien ? » se répétait-il ; mais le ton restait interrogatif ; il ne pouvait plus se payer de mots, il était à une de ces rares minutes où l’introspection descend jusqu’à des bas-fonds qu’elle n’a jamais éclairés encore. Les poings crispés sur les bras de son fauteuil, il se penchait sur son existence et n’y découvrait pas un acte qui fût pur. Des souvenirs lancinants surgissaient de l’oubli. L’un d’eux, plus pénible que tous les autres ensemble, l’assaillit avec une précision si brutale qu’il prit son front entre ses mains. Pour la première fois de sa vie peut-être, M. Thibault avait honte. Il connaissait enfin ce suprême dégoût de soi, si intolérable qu’aucun sacrifice ne paraît trop cher, pourvu qu’il soit une réhabilitation, qu’il achète le pardon divin, qu’il rende à l’âme désolée la paix, l’espérance du salut éternel. Ah, retrouver Dieu… Mais retrouver d’abord l’estime du prêtre, mandataire de Dieu… Oui… Ne pas vivre une heure de plus dans cet isolement maudit, sous cette réprobation…

Le grand air l’apaisa. Il prit une voiture pour arriver plus vite. L’abbé Vécard vint lui ouvrir ; sa figure, éclairée par la lampe qu’il souleva pour reconnaître le visiteur, était impassible.

– « C’est moi », fit M. Thibault ; il tendit machinalement la main, se tut et se dirigea vers le cabinet de travail. « Je ne viens pas pour reparler de Jacques », déclara-t-il d’emblée, dès qu’il fut assis. Et comme les mains du prêtre ébauchaient un geste conciliant : « Croyez-moi, n’y revenons plus. Vous faites fausse route. D’ailleurs, si le cœur vous en dit, allez à Crouy, rendez-vous compte ; vous verrez que j’ai raison. » Puis, avec un mélange de brusquerie et de naïveté : « Pardonnez-moi ma mauvaise humeur de ce matin. Vous me connaissez, je suis vif, je ne… Mais au fond… C’est qu’aussi, pour ce pharisien, vous avez été dur, vous savez. Trop dur. J’ai le droit de protester, que diable ! Voilà tout de même trente ans que je donne aux œuvres catholiques tout mon temps, toutes mes forces ; mieux encore, la plus grosse partie de mes revenus. Est-ce pour m’entendre dire, par un prêtre, par un ami, que je… que je ne… Non, avouez, ce n’est pas juste ! »

L’abbé regarda son pénitent : il semblait dire : « L’orgueil éclate malgré vous dans la moindre de vos paroles… »

Il y eut une assez longue pause.

– « Mon cher abbé », reprit M. Thibault d’un ton mal assuré, « j’admets que je ne sois pas tout à fait… Eh bien, oui, j’en conviens : trop souvent, je… Mais c’est ma nature, pour ainsi dire… Est-ce que vous ne savez pas comme je suis ? » Il mendiait un peu d’indulgence. « Ah, le chemin du salut est difficile… Vous êtes le seul à pouvoir me relever, me diriger… »

« Je vieillis, j’ai peur… », balbutia-t-il tout à coup.

L’abbé fut remué par le changement de cette voix. Il sentit qu’il ne devait plus prolonger son silence, et approcha sa chaise.

– « C’est moi qui maintenant hésite… », dit-il. « Et d’ailleurs, cher ami, que dirais-je de plus, après que la parole sainte est entrée si avant ? » Il se recueillit un instant. « Je sais bien que Dieu vous a donné un poste difficile : en travaillant pour Lui vous acquérez de l’autorité sur les hommes, des honneurs ; et il le faut ; mais comment ne pas confondre un peu sa gloire avec la vôtre ? Et comment ne pas céder à la tentation de préférer peu à peu la vôtre à la sienne ? Je sais bien… »

M. Thibault avait ouvert les yeux et il ne les refermait plus ; son regard pâle avait une expression effrayée, et en même temps puérile, innocente.

– « Mais pourtant ! » continua l’abbé. « Ad majorem Dei gloriam. Cela seul importe, et tout le reste n’est pas bien. Vous êtes, mon cher ami, de la race des forts, c’est-à-dire des orgueilleux. Je sais combien il est malaisé de la tenir courbée dans le bon sens, cette force d’orgueil ! Combien il est difficile de ne pas vivre pour soi, de ne pas oublier Dieu, lors même que l’on est tout occupé d’œuvres pies ! De ne pas être parmi ceux dont Notre-Seigneur a si tristement dit un jour : Ce peuple m’honore des lèvres, mais le cœur est bien éloigné de moi ! »

– « Ah », dit M. Thibault avec exaltation, sans baisser la tête, « c’est terrible… Je suis même seul à savoir jusqu’à quel point c’est terrible ! »

Il éprouvait un apaisement délicieux à s’humilier ; il sentait confusément que c’était par là qu’il pourrait reconquérir le prêtre, et sans rien avoir à céder sur la question du pénitencier. Une force le poussait à faire davantage encore, à surprendre l’abbé par la profondeur de sa foi, par l’étalage d’une générosité inattendue : forcer sa considération, à n’importe quel prix.

– « L’abbé ! » fit-il soudain, et son regard eut un instant cette expression fatale que prenait fréquemment celui d’Antoine. « Si jusqu’ici je n’ai été qu’un pauvre orgueilleux, est-ce que Dieu ne m’offre pas justement aujourd’hui une occasion de… de réparer ? » Il hésita et parut lutter contre lui-même. Il luttait, en effet. L’abbé lui vit esquisser avec le gras du pouce un rapide signe de croix sur son gilet, à la place du cœur. « Je veux dire cette candidature, vous comprenez ? Il y aurait bien vraiment sacrifice, et sacrifice d’orgueil, puisque vous m’avez annoncé ce matin que l’élection était certaine. Eh bien, je… Tenez, il y a encore de la vanité là-dedans : est-ce que je ne devrais pas me taire et faire ça sans en parler, même à vous ? Mais tant pis. Eh bien, l’abbé : je fais le serment de retirer demain et pour toujours ma candidature à l’Institut. »

L’abbé fit un geste des mains que M. Thibault ne vit pas, car il s’était tourné vers le crucifix suspendu à la muraille.

– « Mon Dieu », murmura-t-il, « ayez pitié de moi car je ne suis qu’un pécheur. »

Il mit dans ce mouvement un reste de suffisance qu’il ne soupçonnait pas lui-même ; l’orgueil a de telles racines, qu’au moment du plus fervent repentir, c’était avec une prodigieuse jouissance d’orgueil qu’il savourait son humilité. L’abbé l’enveloppa d’un regard pénétrant : jusqu’à quel point cet homme pouvait-il être sincère ? Pourtant, à cette minute, la face de M. Thibault rayonnait de renoncement et de mysticité, au point que l’on n’en apercevait plus les bouffissures ni les rides, au point que cette figure de vieillard avait la candeur d’un visage d’enfant. Le prêtre en fut bouleversé. Il eut honte de la satisfaction mesquine qu’il avait prise, dans la matinée, à confondre le gros publicain. Les rôles se renversaient. Il fit un retour vers sa propre vie. Était-ce bien pour la seule gloire de Dieu qu’il avait quitté avec tant d’empressement ses élèves, qu’il avait brigué, à l’archevêché, cette place près du soleil ? Et ne tirait-il pas chaque jour un coupable plaisir personnel à exercer cette finesse de diplomate qu’il avait mise au service de l’Église ?

– « En toute conscience, est-ce que vous croyez que Dieu me pardonnera ? »

Cette voix anxieuse rappela l’abbé Vécard à sa fonction de directeur spirituel. Il joignit les mains sous son menton, inclina la tête et sourit avec effort.

– « Je vous ai laissé aller jusqu’au bout », fit-il. « Je vous ai laissé boire le calice. Et je suis bien sûr que la miséricorde divine vous tiendra compte de cette heure-ci. Mais », ajouta-t-il en levant son index, « l’intention suffit ; et votre vrai devoir n’est pas d’aller jusqu’au bout du sacrifice. Ne protestez pas. C’est moi, votre confesseur, qui vous délie de votre engagement. En vérité votre renoncement serait moins utile à la gloire de Dieu que ne sera votre élection. Votre situation de famille, de fortune, a des exigences que vous ne devez pas méconnaître. Ce titre de membre de l’Institut vous conférera parmi ces grands républicains d’extrême-droite, qui sont la sauvegarde de notre pays, une autorité nouvelle et que nous estimons nécessaire à la bonne cause. Vous avez de tout temps su mettre votre vie sous la tutelle de l’Église. Eh bien, laissez-la, une fois de plus, par mon ministère, vous indiquer le chemin. Dieu refuse votre sacrifice, mon cher ami : si dur que cela soit, inclinez-vous. Gloria in excelsis ! Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! »

L’abbé, tout en parlant, voyait les traits de M. Thibault se rassembler et reprendre peu à peu leur équilibre ancien. Lorsqu’il eut terminé, le gros homme avait rebaissé les paupières, et il n’était plus possible de lire ce qui se passait en lui. Le prêtre, en lui rendant ce fauteuil, ambition de vingt ans, lui avait rendu la vie. Mais il demeurait encore amolli par le formidable effort qu’il avait fait sur sa nature, et pénétré d’une gratitude surhumaine. Ils eurent ensemble la même pensée : le prêtre, courbant le front, commença à réciter à mi-voix une prière d’actions de grâces. Lorsqu’il releva la tête, M. Thibault s’était laissé glisser à genoux ; sa face d’aveugle, levée vers le ciel, était éclairée de joie ; un balbutiement agitait ses lèvres mouillées ; et sur le bureau, ses deux mains velues, si bouffies qu’on les eût dites piquées par des guêpes, enchevêtraient leurs doigts avec une ferveur touchante. Pourquoi cet édifiant spectacle fut-il soudain insupportable aux yeux de l’abbé ? À tel point qu’il ne put se retenir d’avancer le bras, jusqu’à heurter presque son pénitent ? Il corrigea aussitôt son geste, et mit affectueusement sa main sur l’épaule de M. Thibault, qui se releva pesamment.

– « Tout n’est pas encore dit », fit alors le prêtre, avec cette inflexible douceur qui lui était particulière. « Vous devez prendre une décision au sujet de Jacques. »

M. Thibault eut un redressement de tout le corps. L’abbé s’assit.

– « Ne soyez pas comme ceux qui se croient quittes parce qu’ils ont fait face à un devoir difficile, et négligent le devoir immédiat, celui qui est tout près d’eux. Même si l’épreuve à laquelle vous avez soumis cet enfant n’est pas aussi préjudiciable que je puis le craindre, ne la prolongez pas. Songez au serviteur qui enfouit le talent que son Maître lui a confié. Allons, mon ami, ne partez pas d’ici sans avoir pris conscience de votre responsabilité entière. »

M. Thibault restait debout et secouait la tête, mais sa physionomie n’avait plus la même obstination. L’abbé se leva.

– « Le difficile », murmura-t-il, « c’est de ne pas avoir l’air de céder à Antoine. » Il vit qu’il avait touché juste, fit quelques pas, et, tout à coup sur un ton dégagé : « Savez-vous ce que je ferais à votre place, mon cher ami ? Je lui dirais : “Tu veux que ton frère quitte le pénitencier ? Oui ? Tu y tiens toujours ? Eh bien, je te prends au mot, va le chercher : mais garde-le. Tu as voulu qu’il revienne : occupe-toi de lui !” »

M. Thibault ne bougea pas. L’abbé reprit :

– « J’irais même plus loin encore ! Je lui dirais : “Je ne veux pas de Jacques à la maison. Arrange-toi comme tu voudras. Tu as toujours l’air de penser que nous ne savons pas le prendre. Eh bien, essaye donc, toi !” Et je lui mettrais son frère sur les bras. Je les installerais quelque part, tous les deux, – à proximité de chez vous, bien entendu, pour qu’ils puissent prendre leurs repas avec vous ; mais j’abandonnerais à Antoine la direction complète de son frère. Ne vous récriez pas, mon cher ami », ajouta-t-il, bien que M. Thibault n’eût pas fait un geste, « attendez, laissez-moi finir : mon idée n’est pas aussi chimérique qu’elle paraît… »

Il revint à son bureau et s’assit, les coudes sur la table :

– « Suivez-moi bien », dit-il.

« Primo : Il y a fort à parier que Jacques supportera mieux l’autorité de son aîné que la vôtre, et je ne suis pas éloigné de croire qu’en jouissant d’une plus grande liberté, il cessera d’avoir cet esprit de résistance et d’indiscipline que nous lui avons connu autrefois.

« Secundo : Pour Antoine, son sérieux vous offre toutes les garanties. Pris au mot, je suis convaincu qu’il ne refusera pas ce moyen de délivrer son frère. Et quant à ces fâcheuses tendances que nous déplorions ce matin, une petite cause peut avoir de grands effets : j’estime qu’en lui imposant ainsi charge d’âme vous lui donneriez le meilleur des contrepoids, et vous le ramèneriez infailliblement à une conception moins… anarchiste de la société, de la morale, de la religion.

« Tertio : Votre autorité paternelle, mise ainsi à l’abri des frottements quotidiens qui l’usent et la dispersent, garderait tout son prestige pour exercer de haut, sur vos deux fils, cette direction générale, qui est son apanage, et, comment dire ? sa principale utilité.

« Enfin » – et le ton devint confidentiel – « je vous avoue qu’au moment de votre élection, il me paraît désirable que Jacques ait quitté Crouy, et qu’il ne puisse plus être question de cette affaire. La notoriété attire toutes sortes d’interviews et d’enquêtes ; vous serez en butte aux indiscrétions de la presse… Considération tout à fait secondaire, je sais ; mais enfin… »

M. Thibault laissa échapper un coup d’œil qui trahissait l’inquiétude. Sans qu’il se l’avouât à lui-même, cette levée d’écrou libérait sa conscience, et la combinaison de l’abbé n’avait que des avantages, puisqu’elle sauvegardait son amour-propre vis-à-vis d’Antoine, et rendait à Jacques une situation régulière, sans que M. Thibault eût à s’occuper de l’enfant.

– « Si j’étais sûr », finit-il par dire, « que ce garnement, une fois relâché, ne nous attirera pas de nouveaux scandales… »

La partie, cette fois, était gagnée.

L’abbé s’engagea à exercer un contrôle discret sur l’existence des deux enfants, au moins pendant les premiers mois. Puis il accepta de venir dîner le lendemain rue de l’Université, et de prendre part à l’entretien que le père voulait avoir avec son aîné.

M. Thibault se leva pour partir. Il s’en allait avec une âme légère, remise à neuf. Pourtant, lorsqu’il serra avec effusion les mains de son confesseur, un doute l’effleura de nouveau.

– « Que le bon Dieu me pardonne d’être comme je suis », fit-il piteusement.

L’autre l’enveloppa d’un regard heureux :

– « Qui d’entre vous », murmura-t-il, « ayant cent brebis, s’il en perd une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert, et ne va pas chercher celle qui s’est perdue, jusqu’à ce qu’il la trouve. » Et levant le doigt avec un sourire fugitif : « Je vous dis qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui fait pénitence… »

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