IV

Dans la pénombrede l’escalier, Antoine croisa le secrétaire de son père, M. Chasle, qui glissait le long du mur comme un rat, et, le voyant, s’arrêta, l’œil effaré :

– « Ah, c’est vous ? » Il avait pris à son patron cette manie d’apostrophe. « Mauvaise nouvelle ! » chuchota-t-il. « Le clan des universitaires a mis en avant la candidature du Doyen de la Faculté des Lettres : quinze voix de perdues, pour le moins ; avec celles des juristes, cela fera vingt-cinq. Quoi ! C’est ce qu’on appelle la déveine. Le patron vous expliquera. » Il toussotait sans cesse par timidité, et, se croyant victime d’un catarrhe chronique, tout le long du jour, suçait des pastilles de gomme. « Je me sauve, maman doit s’inquiéter », reprit-il, voyant qu’Antoine ne répondait pas. Il tira sa montre, l’écouta avant de regarder l’heure, releva son col et disparut.

Depuis sept ans, ce petit homme à lunettes était le collaborateur quotidien de M. Thibault, et Antoine ne le connaissait guère mieux qu’au premier jour. Il parlait peu, à voix basse, et n’exprimait que des idées répandues, en accumulant des synonymes. Il se montrait ponctuel, occupé de minimes habitudes. Il vivait avec sa mère, pour laquelle il semblait avoir de touchantes prévenances. Ses bottines crissaient toujours. Son prénom était Jules ; mais M. Thibault, par considération pour lui-même, appelait son secrétaire « Monsieur Chasle ». Antoine et Jacques l’avaient surnommé « Boule de gomme » ou « l’Ennuyeux ».

Antoine entra tout droit dans le cabinet de son père, qui mettait en ordre son bureau avant d’aller au lit.

– « Ah, c’est toi ! Mauvaises nouvelles ! »

– « Oui », interrompit Antoine, « M. Chasle m’a raconté. »

M. Thibault tira d’un coup sec le menton hors de son col ; il n’aimait pas qu’on sût ce qu’il s’apprêtait à dire. Antoine, pour l’instant, ne s’en souciait point ; il songeait à ce qu’il venait faire, et sentait déjà la paralysie le gagner. Il en eut conscience à temps, et fonça :

– « Moi aussi, je t’apporte de très mauvaises nouvelles : Jacques ne peut pas rester à Crouy. » Il reprit haleine, et continua d’un trait : « J’en arrive. Je l’ai vu. Je l’ai confessé. J’ai découvert des choses lamentables. Je viens en causer avec toi. Il est urgent de le sortir au plus tôt de là. »

M. Thibault demeura quelques secondes immobile. Sa stupeur ne fut perceptible que dans sa voix :

– « Tu… ? À Crouy ? Toi ? Quand ? Pour quoi faire ? Sans me prévenir ? Es-tu fou ? Explique-toi. »

Quoique soulagé d’avoir du premier bond franchi l’obstacle, Antoine était fort mal à l’aise et bien incapable de parler. Il y eut un silence étouffant. M. Thibault avait ouvert les yeux ; ils se refermèrent lentement, comme malgré lui. Alors il s’assit et posa ses poings sur le bureau.

– « Explique-toi, mon cher », reprit-il. Il martelait avec solennité chaque syllabe : « Tu dis que tu as été à Crouy ? Quand ? »

– « Aujourd’hui. »

– « Comment ? Avec qui ? »

– « Seul. »

– « Est-ce que… on t’a reçu ? »

– « Naturellement. »

– « Est-ce que… on t’a laissé voir ton frère ? »

– « J’ai passé toute la journée auprès de lui. Seul avec lui. »

Antoine avait une façon provocante de faire sonner la fin de ses phrases, qui fouetta la colère de M. Thibault, mais l’avertit qu’il y avait lieu d’être circonspect.

– « Tu n’es plus un enfant », proclama-t-il, comme s’il eût constaté l’âge d’Antoine au son de sa voix. « Tu dois comprendre l’inconvenance d’une pareille démarche, à mon insu. Est-ce que tu avais une raison particulière pour aller à Crouy sans me le dire ? Est-ce que ton frère t’avait écrit, t’avait appelé ? »

– « Non. J’ai été pris de doutes, tout à coup. »

– « De doutes ? Sur quoi ? »

– « Mais sur tout… Sur le régime… Sur les effets du régime auquel Jacques est soumis depuis neuf mois. »

– « Vraiment, mon cher, tu… tu me surprends ! » Il hésitait, choisissant des termes mesurés, que démentaient ses grosses mains fermées et ses coups de tête en avant. « Cette… méfiance, à l’égard de ton père… »

– « Tout le monde peut se tromper. La preuve ! »

– « La preuve ? »

– « Écoute, père, inutile de se fâcher. Je pense que nous voulons l’un et l’autre la même chose : le bien de Jacques. Quand tu sauras dans quel état de déchéance je l’ai trouvé, tu décideras, tout le premier, que Jacques doit quitter le pénitencier au plus tôt. »

– « Ça, non ! »

Antoine s’efforça de ne pas entendre le ricanement de M. Thibault.

– « Si, père. »

– « Je te dis : non ! »

– « Père, quand tu sauras… »

– « Est-ce que tu me prendrais pour un imbécile, par hasard ? Est-ce que tu supposes que j’ai attendu tes renseignements pour savoir ce qui se fait à Crouy, où, depuis plus de dix ans, je passe tous les mois une inspection générale, suivie d’un rapport ? Où rien ne se décide sans avoir d’abord été discuté en séance d’un Conseil dont je suis le président ? Voyons ? »

– « Père, ce que j’ai vu là-bas… »

– « Assez là-dessus. Ton frère a pu te débiter tous les mensonges qu’il a voulu ; avec toi, il avait beau jeu ! Mais avec moi, ce sera une autre affaire. »

– « Jacques ne s’est plaint de rien. » M. Thibault parut interloqué.

– « Eh bien, alors ? » lança-t-il.

– « Au contraire, et c’est le plus grave : il dit qu’il est tranquille, il dit même qu’il est heureux, qu’il se plaît là-bas ! » Et comme M. Thibault faisait entendre un petit rire satisfait, Antoine lâcha sur un ton blessant : « Le pauvre gosse a de tels souvenirs de la vie de famille, qu’il préfère encore sa prison ! »

L’offense manqua son but :

– « Eh bien, c’est parfait, nous sommes donc tous d’accord. Que veux-tu d’autre ? »

Antoine n’était plus assez certain d’obtenir la liberté de Jacques pour dévoiler à M. Thibault tout ce que les aveux de l’enfant lui avaient appris ; il résolut de s’en tenir à des griefs généraux et de dissimuler le reste.

– « Je vais te dire la vérité, père », commença-t-il, en fixant sur M. Thibault un regard attentif. « J’avais soupçonné des privations, des mauvais traitements, des cachots. Oui, je sais. Rien de tout cela n’est fondé, heureusement. Mais j’ai constaté dans l’existence de Jacques une misère morale cent fois pire. On te trompe quand on te dit que l’isolement lui fait du bien. Le remède est bien plus dangereux que le mal. Ses journées se passent dans une oisiveté pernicieuse. Son professeur, n’en parlons pas : la vérité est que Jacques ne fait rien, et il est visible que déjà son intelligence devient incapable du moindre effort. Prolonger l’épreuve, crois-moi, c’est compromettre à jamais l’avenir. Il est tombé dans un tel état d’indifférence, et sa faiblesse est telle, que s’il restait quelques mois encore dans cette torpeur, il serait trop tard pour lui rendre jamais la santé. »

Antoine ne quittait pas son père de l’œil ; il semblait peser de tout son regard sur cette face inerte pour en faire jaillir une lueur d’acquiescement. M. Thibault, ramassé sur lui-même, gardait une immobilité massive ; il faisait songer à ces pachydermes dont la puissance reste cachée tant qu’ils sont au repos ; de l’éléphant d’ailleurs, il avait les larges oreilles plates, et aussi, par éclairs, l’œil rusé. Le plaidoyer d’Antoine le rassurait. Il y avait eu déjà quelques embryons de scandales à la Fondation, quelques surveillants qu’il avait fallu congédier, sans ébruiter les motifs de leur renvoi, et M. Thibault avait craint un moment que les révélations d’Antoine fussent de cette nature : il respirait.

– « Est-ce que tu crois m’apprendre quelque chose ? » fit-il d’un air bonasse. « Tout ce que tu dis là fait honneur à ta générosité naturelle, mon cher : mais permets-moi de te dire, en toute conscience, que ces questions de correction sont fort complexes, et qu’en ces matières on ne s’improvise pas une compétence du jour au lendemain. Crois-en mon expérience et celle des spécialistes. Tu dis : faiblesse, torpeur. Dieu merci ! Tu sais ce que valait ton frère : crois-tu que l’on puisse broyer une pareille volonté de mal faire, sans d’abord la réduire ? En affaiblissant avec mesure un enfant vicieux, ce sont ses mauvais instincts qu’on affaiblit, et l’on peut alors en venir à bout : c’est la pratique qui apprend ça. Et vois : est-ce que ton frère n’est pas transformé ? Il n’a plus jamais de colères ; il est discipliné, poli avec tous ceux qui l’approchent. Tu dis toi-même qu’il en est arrivé déjà à aimer l’ordre, la régularité de sa nouvelle existence. Hé mais, est-ce qu’il n’y a pas lieu d’être fier d’un tel résultat, en moins d’un an ? »

Il effilait entre ses doigts boudinés la pointe de sa barbiche ; et lorsqu’il eut terminé, il glissa vers son fils un coup d’œil oblique. L’organe sonore, le débit majestueux, prêtaient une apparence de force à ses moindres paroles ; et Antoine avait une telle habitude de s’en laisser imposer par son père, qu’au fond de lui-même, il faiblit. Mais M. Thibault commit une maladresse d’orgueil :

– « D’ailleurs je me demande pourquoi je prends la peine de défendre l’opportunité d’une sanction qui n’est pas et ne sera pas remise en question. Je fais ce que je crois devoir faire, en toute conscience, et n’ai de compte à rendre à qui que ce soit. Tiens-le-toi pour dit, mon cher. »

Antoine se cabra :

– « Ce n’est pas le moyen de me réduire au silence, père ! Je te répète que Jacques ne peut pas rester à Crouy. »

M. Thibault eut de nouveau un petit rire acerbe. Antoine fit un effort pour demeurer maître de lui.

– « Non, père, ce serait un crime que de laisser Jacques là-bas. Il y a, en lui, une valeur que l’on ne doit pas laisser perdre. Laisse-moi te dire, père : tu t’es souvent trompé sur son caractère : il t’agace et tu ne vois pas ses… »

– « Qu’est-ce que je ne vois pas ? Nous ne vivons tranquilles ici que depuis son départ. Est-ce vrai ? Eh bien, quand il sera corrigé, nous verrons à le faire revenir. D’ici là… » Son poing se souleva, comme s’il allait le laisser retomber de tout son poids ; mais il ouvrit la main, et posa doucement sa paume à plat sur le bureau. Sa colère couvait. Celle d’Antoine éclata :

– « Jacques ne restera pas à Crouy, père, je t’en réponds ! »

– « Oh, oh… », fit M. Thibault sur un ton persifleur. « Est-ce que tu n’oublies pas un peu trop, mon cher, que tu n’es pas le maître ? »

– « Non, je ne l’oublie pas. Aussi je te demande : Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

– « Moi ? » murmura M. Thibault avec lenteur ; il eut un sourire froid et entrouvrit une seconde les paupières : « Cela ne fait pas de doute : semoncer vertement M. Faîsme pour t’avoir reçu sans mon autorisation ; et t’interdire à jamais l’accès de la colonie. »

Antoine croisa les bras :

– « Alors, tes brochures, tes conférences ! Toutes tes belles paroles ! Dans les congrès, oui ! Mais devant une intelligence qui sombre, fût-ce celle d’un fils, rien ne compte : pas de complications, vivre tranquille, et advienne que pourra ? »

– « Imposteur ! » cria M. Thibault. Il se mit debout. « Ah, ça devait arriver ! Je te voyais venir depuis longtemps. Certains mots qui t’échappent à table, tes livres, tes journaux… Ta froideur à accomplir tes devoirs… Tout se tient : l’abandon des principes religieux, et bientôt l’anarchie morale, et la révolte pour finir ! »

Antoine secoua les épaules :

– « N’embrouillons pas les histoires. Il s’agit du petit, et ça presse. Père, promets-moi que Jacques… »

– « Je t’interdis dorénavant de me parler de lui ! Cette fois, est-ce clair ? »

Ils se toisèrent.

– « C’est ton dernier mot ? »

– « Va-t’en ! »

– « Ah, père, tu ne me connais pas », murmura Antoine avec un rire plein de défi. « Je te jure que Jacques sortira de ce bagne ! Et que rien, rien ne m’arrêtera ! »

Le gros homme, avec une violence soudaine, marchait sur son fils, la mâchoire serrée :

– « Va-t’en ! »

Antoine avait ouvert la porte. Il se retourna sur le seuil pour lancer d’une voix sourde :

– « Rien ! Dussé-je mener moi-même une nouvelle campagne dans mes journaux ! »

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