VII

Le vieuxbeau du rez-de-chaussée déménageait le 15 avril.

Le 16 au matin, Mlle de Waize, précédée des deux bonnes, de Mme Fruhling, la concierge, et d’un homme de peine, vint prendre possession de la garçonnière. Le vieux beau ne jouissait pas d’une bonne réputation dans l’immeuble, et Mademoiselle, serrant contre son buste sa pèlerine de mérinos noir, attendit pour franchir le seuil que toutes les fenêtres eussent été ouvertes. Alors elle pénétra dans l’antichambre, fit, en trottinant, le tour des pièces, puis, à demi rassurée par l’innocente nudité des murs, elle organisa le nettoyage comme s’il se fût agi d’un exorcisme.

La vieille demoiselle avait, à la surprise d’Antoine, accepté presque sans objection l’idée d’installer les deux frères hors du foyer paternel, bien qu’un tel projet dût troubler ses traditions domestiques et bouleverser sa conception de la famille et de l’éducation. Antoine s’expliqua l’attitude de Mademoiselle par la joie que lui apportait le retour de Jacques, et par le respect qu’elle portait aux décisions de M. Thibault, surtout lorsqu’elles étaient sanctionnées par l’abbé Vécard. Mais, à la vérité, l’empressement de Mademoiselle avait une autre cause : le soulagement qu’elle éprouvait à voir Antoine quitter l’appartement. Depuis qu’elle avait recueilli Gise, la pauvre demoiselle vivait dans la terreur des contagions. N’avait-elle pas, un printemps, tenu Gise emprisonnée pendant six semaines dans sa chambre, n’osant pas lui laisser prendre l’air ailleurs que sur le balcon, et retardant le départ de toute la famille pour Maisons-Laffitte, parce que la petite Lisbeth Fruhling, une nièce de la concierge, avait attrapé la coqueluche, et qu’il eût fallu passer devant la loge pour sortir de la maison ? Il va sans dire qu’Antoine, avec son relent d’hôpital, ses trousses et ses livres, lui semblait un danger permanent. Elle l’avait supplié de ne jamais prendre Gise sur ses genoux. Si, par inadvertance, il jetait, en rentrant, son paletot sur une chaise du vestibule au lieu de le porter chez lui, ou s’il arrivait en retard et se mettait à table sans aller se laver les mains, bien qu’elle sût qu’il ne portait pas de pardessus pour soigner ses malades, et qu’il ne quittait pas l’hôpital sans passer par le lavabo, elle ne mangeait plus, oppressée par ses craintes, et, sitôt le dessert, elle emmenait Gise dans sa chambre pour lui infliger un lavage antiseptique de la gorge et du nez. Installer Antoine au rez-de-chaussée, c’était créer entre Gisèle et lui une zone protectrice de deux étages et réduire autant que possible les risques quotidiens de contagion. Elle mit donc une diligence particulière à organiser le lazaret du pestiféré. En trois jours, le logement fut gratté, lavé, tapissé, garni de rideaux et de meubles.

Jacques pouvait venir.

Dès qu’elle pensait à lui, son activité redoublait ; ou bien elle cessait une seconde son travail, fixant de ses yeux languides le cher visage qu’elle évoquait. Sa tendresse pour Gise n’avait en rien dépossédé Jacques. Elle l’aimait depuis sa naissance, elle l’aimait de plus loin encore, puisqu’elle avait aimé et élevé, avant lui, cette mère qu’il n’avait pas connue, et qu’elle avait remplacée dès le berceau. C’est entre ses deux bras écartés, qu’un soir, trébuchant sur le tapis du couloir, Jacques avait fait vers elle son premier pas ; et quatorze ans de suite, elle avait tremblé pour lui, comme elle tremblait maintenant pour Gisèle. Tant d’amour, et une incompréhension totale. Cet enfant qu’elle ne quittait presque pas des yeux restait pour elle une énigme. Certains jours elle se désespérait d’élever un monstre, et pleurait en songeant à l’enfance de Mme Thibault, qui était douce comme un Jésus. Elle ne se demandait pas de qui Jacques pouvait tenir sa violence, et n’accusait que le Diable. Mais, à d’autres jours, un de ces gestes inattendus, subits, excessifs, où s’épanouissait soudain le cœur de l’enfant, l’attendrissait, et la faisait pleurer encore, mais de joie. Elle n’avait jamais pu s’habituer à son absence. Elle n’avait rien compris à son départ ; mais elle voulait que son retour fût une fête, et que cette nouvelle chambre contînt tout ce qu’il aimait. Antoine avait dû s’opposer à ce qu’elle encombrât d’avance les placards de tous les jouets d’autrefois. Elle avait fait descendre, de sa chambre à elle, ce fauteuil qu’il aimait, dans lequel il venait toujours s’asseoir lorsqu’il boudait ; et, sur le conseil d’Antoine, elle avait remplacé l’ancien lit de Jacques par un canapé-lit tout neuf, qui, replié dans le jour, donnait à la pièce la gravité d’un cabinet de travail.

Gisèle, délaissée depuis deux jours, enfermée dans sa chambre avec des devoirs à faire, ne pouvait fixer son attention sur ses cahiers. Elle mourait d’envie de voir ce qui se faisait en bas. Elle savait que son Jacquot allait revenir, que tout ce branle-bas avait lieu à cause de lui ; et, pour calmer ses nerfs, elle tournait en rond dans sa prison.

Le troisième matin, le supplice devint intolérable et la tentation fut si forte, qu’à midi, voyant que sa tante ne remontait pas, sans réfléchir davantage, elle s’échappa et descendit l’escalier quatre à quatre. Justement Antoine rentrait. Elle éclata de rire. Il avait le don de provoquer chez elle, dès qu’il la regardait d’une certaine façon imperturbable et féroce, d’irrésistibles fous rires qui se prolongeaient d’autant qu’Antoine conservait plus longtemps son sérieux, et qui les faisaient gronder l’un et l’autre par Mademoiselle. Mais là, ils étaient seuls, et ils en profitèrent :

– « Pourquoi ris-tu ? » fit-il enfin en lui saisissant les poignets. Elle se débattait et continuait de plus belle. Puis elle s’arrêta tout à coup.

– « Il faut que je me corrige de rire comme ça, tu comprends, sans quoi je ne pourrai jamais me marier. »

– « Tu veux donc te marier ? »

– « Oui », dit-elle, en levant vers lui ses bons yeux de chien. Il regardait son petit corps potelé de sauvageonne, et songeait pour la première fois que cette gamine de onze ans deviendrait femme, se marierait. Il lâcha ses poignets.

– « Où courais-tu, seule, nu-tête, sans même un châle ? On va déjeuner. »

– « Je cherche tante. J’ai un problème que je ne comprends pas… », fit-elle, en minaudant un peu. Elle avait rougi et montrait du doigt, dans l’ombre de l’escalier, la porte mystérieuse de la garçonnière, par où filtrait un rayon de lumière. Ses yeux brillaient.

– « Tu as envie d’entrer là ? »

Elle prononça « oui » en remuant ses lèvres rouges, sans proférer un son.

– « Tu vas te faire gronder ! »

Elle hésita et lui jeta un regard hardi, pour voir s’il plaisantait. Enfin elle déclara :

– « Mais non ! D’abord, ça n’est pas un péché. » Antoine sourit ; c’était bien ainsi que Mademoiselle distinguait le bien et le mal. Il se demanda ce que valait pour l’enfant l’influence de la vieille demoiselle ; un coup d’œil sur Gise le rassura : c’était une plante saine qui se développerait n’importe où, échapperait à toutes les tutelles.

Gisèle ne quittait pas des yeux la porte entrebâillée.

– « Eh bien, entre », fit Antoine.

Elle étouffa un cri de joie et se glissa comme une souris dans l’intérieur.

Mademoiselle était seule. Grimpée sur le canapé-lit et se dressant sur ses pointes, elle achevait de suspendre au mur le christ qu’elle avait donné à Jacques pour sa première communion, et qui devait continuer à protéger le sommeil de son enfant. Elle était gaie, heureuse, jeune, et chantonnait en travaillant. Elle reconnut le pas d’Antoine dans l’antichambre et songea qu’elle avait oublié l’heure. Pendant ce temps, Gisèle avait fait le tour des autres pièces, et, incapable de contenir sa joie, s’était mise à danser en battant des mains.

– « Dieu bon ! » murmura Mademoiselle en sautant à terre. Dans une glace elle aperçut, les cheveux flottant au vent des fenêtres ouvertes, sa nièce qui bondissait sur place comme un chevreau, en glapissant à tue-tête :

– « Vive les courants d’air-rrr-e ! Vive les courants d’air-rrr-e ! »

Elle ne comprit pas, ne chercha pas à comprendre. L’idée que la fillette avait pu être amenée là par la désobéissance ne lui vint même pas à l’esprit ; elle avait depuis soixante-six ans l’habitude de se plier aux jeux de la fatalité. Mais, en un clin d’œil, elle dégrafa sa pèlerine, se précipita sur l’enfant, l’enveloppa tant bien que mal dans la capuche, et, l’entraînant sans un mot de reproche, lui fit remonter les deux étages plus vite que la petite ne les avait descendus. Elle ne reprit sa respiration qu’après avoir couché Gisèle sous une couverture et lui avoir fait boire un bol d’infusion bouillante.

Il faut dire que ses craintes n’étaient pas totalement dépourvues de fondement. La mère de Gisèle, une Malgache que le commandant de Waize avait épousée à Tamatave où il était en garnison, était morte de tuberculose pulmonaire, moins d’un an après la naissance de l’enfant ; et deux ans plus tard, le commandant lui-même avait succombé à une maladie lente, mal déterminée, et qu’on pensa lui avoir été transmise par sa femme. Depuis que, seule parente de l’orpheline, Mademoiselle l’avait fait revenir de Madagascar et l’avait prise à sa charge, la menace de cette hérédité ne cessait de la hanter, bien que l’enfant n’eût jamais eu le moindre rhume inquiétant, et que sa solide constitution fût périodiquement reconnue et confirmée par tous les médecins et spécialistes qui l’examinaient chaque année.

Le vote de l’Institut devait avoir lieu dans la quinzaine, et M. Thibault semblait pressé de voir revenir Jacques. Il fut convenu que M. Faîsme se chargerait de le ramener à Paris le dimanche suivant.

La veille, le samedi soir, Antoine quitta l’hôpital à sept heures, se fit servir à dîner dans un restaurant voisin pour n’avoir pas à prendre son repas en famille, et, dès huit heures, il pénétrait, seul et joyeux, dans son nouveau chez lui. Il devait y coucher, ce soir-là, pour la première fois. Il eut plaisir à faire jouer sa clef dans sa serrure, à claquer sa porte derrière lui ; il alluma l’électricité partout et commença, à petits pas, une promenade à travers son royaume. Il s’était réservé le côté donnant sur la rue : deux grandes pièces et un cabinet. La première était peu meublée : quelques fauteuils disparates autour d’un guéridon ; ce devait être un salon d’attente, lorsqu’il aurait à recevoir quelque client. Dans la seconde, la plus grande, il avait fait descendre les meubles qu’il possédait dans l’appartement de son père, sa large table de travail, sa bibliothèque, ses deux fauteuils de cuir, et tous les objets témoins de sa vie laborieuse. Dans le cabinet, qui contenait une toilette et une penderie, il avait fait mettre son lit.

Ses livres étaient empilés par terre, dans l’antichambre, près de ses malles non ouvertes. Le calorifère de l’immeuble donnait une douce chaleur, les ampoules neuves jetaient sur tout leur lumière crue. Antoine avait devant lui une longue soirée pour prendre possession ; il fallait qu’en quelques heures tout fût déballé, rangé et prêt à encadrer dorénavant sa vie. Là-haut, le repas s’achevait sans doute : Gise s’endormait sur son assiette ; M. Thibault pérorait. Comme Antoine se sentait tranquille, comme sa solitude lui paraissait savoureuse ! La glace de la cheminée le reflétait à mi-corps. Il s’en approcha non sans complaisance. Il avait une manière à lui de se regarder dans les glaces, en carrant les épaules, en serrant les mâchoires, et toujours de face, avec un regard dur qu’il plongeait dans ses yeux. Il voulait ignorer son buste trop long, ses jambes courtes, ses bras grêles, et sur ce corps presque gringalet, la disproportion d’une tête trop forte, dont la barbe augmentait encore le volume. Il se voulait, il se sentait un vigoureux gaillard, à large encolure. Et il aimait l’expression contractée de son visage : car, à force de plisser le front comme s’il eût besoin de concentrer toute son attention sur chacun des instants de sa vie, un bourrelet s’était formé à la ligne des sourcils, et son regard, enchâssé dans l’ombre, avait pris un éclat têtu, qui lui plaisait comme un signe visible d’énergie.

« Commençons par les livres », se dit-il en retirant sa veste, et en ouvrant avec entrain les deux battants de la bibliothèque vide. « Voyons… Les cahiers de cours en bas… Les dictionnaires à portée de la main… Thérapeutique… Bon… Tra la la ! Tout de même, me voici parvenu à mes fins. Le rez-de-chaussée, Jacques… Qui aurait cru, il y a seulement trois semaines ?… Ce bougre-là est doué d’une volonté in-domp-table », reprit-il sur un ton flûté, comme s’il imitait la voix d’une autre personne. « Persévérante et indomp-table ! » Il lança vers la glace un coup d’œil amusé et fit une pirouette qui faillit faire perdre l’équilibre à la pile de brochures qu’il tenait sous son menton. « Holà, doucement ! Bon ! Voilà les rayons qui reprennent vie… Aux paperasses, maintenant… Remettons pour ce soir les cartons dans le cartonnier, comme ils étaient… Mais il faudra bientôt procéder à une révision des notes, des observations… Je commence à en avoir une quantité respectable… Adopter un classement logique et clair, avec un répertoire bien à jour… Comme chez Philip… Un répertoire sur fiches… Tous les grands médecins, d’ailleurs… »

D’un pas léger, presque dansant, il faisait la navette de l’antichambre au cartonnier. Tout à coup il eut un rire puéril, vraiment inattendu. « Le docteur Antoine Thibault », annonça-t-il, s’arrêtant une seconde et redressant la tête. « Le docteur Thibault… Thibault, vous savez bien, le spécialiste d’enfants… » Il fit de côté un petit pas furtif, accompagné d’un bref salut, et reprit gravement ses allées et venues. « Passons à la malle d’osier… Dans deux ans je décroche la médaille d’or ; chef de clinique… Et le concours des hôpitaux… Je m’installe donc ici pour trois ou quatre ans, pas davantage. Il me faudra alors un appartement convenable, comme celui du patron. » Il reprit sa voix flûtée : « Thibault, un de nos plus jeunes médecins des hôpitaux… Le bras droit de Philip… » J’ai eu du nez de me spécialiser tout de suite dans les maladies d’enfant… Quand je pense à Louiset, à Touron… Les imbéciles… »

« Les im-bé-ciles… », répéta-t-il sans avoir l’air de songer à ce qu’il disait. Il avait les bras chargés des objets les plus divers, pour chacun desquels il cherchait, d’un œil perplexe, une place appropriée. « Si Jacques voulait être médecin, je l’aiderais, je le guiderais… Deux Thibault médecins… Pourquoi pas ? C’est bien une carrière pour des Thibault ! Dure, mais quelles satisfactions quand on a un peu le goût de la lutte, un peu d’orgueil ! Quels efforts d’attention, de mémoire, de volonté ! Et jamais au bout ! Et puis, quand on est arrivé ! Un grand médecin… Un Philip, par exemple… Pouvoir prendre cet air doux, assuré… Très courtois, mais distant… M. le Professeur… Ah, être quelqu’un, être appelé en consultation par les confrères qui vous jalousent le plus !

« Et moi, j’ai choisi la plus difficile des spécialités, les enfants : ils ne savent pas dire, et quand ils disent, ils vous trompent. C’est bien là, vraiment, qu’on est seul, en tête à tête avec le mal à dénicher… Heureusement, la radio… Un médecin complet, aujourd’hui, devrait être un radiographe, et opérer lui-même. Dès mon doctorat, stage de radio. Et plus tard, à côté de mon cabinet, un atelier de radio… Avec une infirmière… Ou plutôt un aide, en blouse… Les jours de consultations, chaque cas un peu sérieux, hop, cliché…

« Ce qui me donne confiance en Thibault, c’est qu’il commence toujours par un examen radiographique… »

Il sourit au son de sa propre voix et cligna de l’œil vers la glace : « Eh bien, oui, je le sais bien, l’orgueil », songea-t-il avec un rire cynique. « L’abbé Vécard dit : “L’orgueil des Thibault.” Mon père, lui… Soit. Mais moi, eh bien oui, l’orgueil. Pourquoi non ? L’orgueil, c’est mon levier, le levier de toutes mes forces. Je m’en sers. J’ai bien le droit. Est-ce qu’il ne s’agit pas avant tout d’utiliser ses forces ? Et quelles sont-elles mes forces ? » Un sourire découvrit ses dents. « Je les connais bien. D’abord, je comprends vite et je retiens ; ça reste. Ensuite, faculté de travail. Thibault travaille comme un bœuf ! Tant mieux ; laisse-les dire ! Ils voudraient tous pouvoir en faire autant. Et puis, quoi encore ? Énergie. Ça, oui. Une énergie ex-tra-or-di-naire », prononça-t-il lentement, en se cherchant de nouveau dans la glace. « C’est comme un potentiel… Un accumulateur bien chargé, toujours prêt, qui me permet n’importe quel effort ! Mais que vaudraient toutes ces forces, sans un levier pour m’en servir, Monsieur l’abbé ? » Il tenait à la main une trousse plate, en nickel, qui brillait sous la lumière du plafonnier, et qu’il ne savait trop où mettre ; il finit par la glisser sur le dessus de la bibliothèque. « Et tant mieux », lança-t-il, à pleine voix, avec cet accent gouailleur, normand, que prenait quelquefois son père. « Et tra la la, et vive l’orgueil, Monsieur l’abbé ! »

La malle se vidait. Antoine retira du fond deux petits cadres de peluche, qu’il regarda distraitement. C’étaient les photographies de son grand-père maternel et de sa mère : un beau vieillard, debout, en frac, la main sur un guéridon chargé de livres ; une jeune femme, aux traits fins, au regard insignifiant, plutôt doux, avec un corsage ouvert en carré et deux boucles molles tombant sur l’épaule. Il avait tellement l’habitude d’avoir sous les yeux cette image de sa mère, que c’est ainsi qu’il la revoyait, bien que ce portrait datât des fiançailles de Mme Thibault, et qu’il n’eût jamais connu sa mère avec cette coiffure. Il avait neuf ans à la naissance de Jacques, lorsqu’elle était morte. Il se rappelait mieux le grand-père Couturier, l’économiste, l’ami de Mac-Mahon, qui avait failli être Préfet de la Seine à la chute de M. Thiers, qui avait été quelques années le doyen de l’Institut, et dont Antoine n’avait jamais oublié l’aimable figure, les cravates de mousseline blanche ni le semainier de rasoirs à manches de nacre dans leur étui de galuchat.

Il plaça les deux cadres sur la cheminée, parmi des échantillons de roches et des fossiles. Restait à ranger le bureau, encombré d’objets divers, de paperasses. Il s’y mit gaiement. La pièce se transformait à vue d’œil. Lorsqu’il eut fini, il promena autour de lui un regard satisfait. « Quant au linge et aux vêtements, c’est l’affaire de la maman Fruhling », songea-t-il paresseusement. (Afin d’échapper sans réserves à la tutelle de Mademoiselle, il avait obtenu que la concierge assumât seule le ménage et le service du rez-de-chaussée.) Il prit une cigarette et s’allongea dans un des fauteuils de cuir. Il était rare qu’il eût ainsi une soirée entière à lui, sans tâche précise ; et il s’en trouvait presque gêné. L’heure n’était pas avancée ; qu’allait-il faire ? Resterait-il là, à rêvasser en fumant ? Il avait bien quelques lettres à écrire, mais baste !

« Tiens », songea-t-il tout à coup en se levant, « je voulais regarder dans Hémon ce qu’il dit du diabète infantile… » Il prit un gros volume broché et le feuilleta sur ses genoux. « Oui… J’aurais dû savoir ça, c’est évident », fit-il en fronçant les sourcils. « Je me suis bien trompé… Sans Philip, ce pauvre gosse était perdu – par ma faute… C’est-à-dire, par ma faute, non ; mais tout de même… » Il referma le livre et le jeta sur la table. « Comme il est sec, le patron, dans ces cas-là ! Il est tellement vaniteux, jaloux de sa situation ! “Le régime que vous aviez prescrit ne pouvait qu’aggraver son état, mon pauvre Thibault !” Devant les externes, les infirmières, c’est malin ! »

Il enfonça les mains dans ses poches, et fit quelques pas. « J’aurais bien dû lui répondre. J’aurais dû lui dire : “D’abord si vous faisiez votre devoir, vous !…” Parfaitement. Il me répond : “M. Thibault, je crois qu’à ce point de vue-là, personne…” Mais je lui rive son clou : “Pardon ! Si vous arriviez à l’heure, le matin, et si vous attendiez la fin de la consultation, au lieu de filer à onze heures et demie pour soigner votre clientèle payante, je n’aurais pas besoin de faire votre besogne, moi, et je ne risquerais pas de me tromper !” Vlan ! Devant tout le monde ! Il me fera la tête pendant quinze jours, mais je m’en fiche. À la fin ! »

Son visage avait pris une subite expression de méchanceté. Il haussa les épaules, et commença, sans y songer, à remonter la pendule ; mais il eut un frisson, remit sa veste et vint se rasseoir à la place qu’il venait de quitter. Sa joie de tout à l’heure s’était évanouie ; il lui restait au cœur une impression de froid. « L’imbécile », murmura-t-il, avec un sourire rancunier. Il croisa nerveusement les jambes et alluma une nouvelle cigarette. Mais tout en disant : « L’imbécile », il pensait à la sûreté de l’œil, à l’expérience, à l’instinct surprenant du docteur Philip ; et, en cet instant, le génie du patron lui semblait former un ensemble écrasant.

« Et moi, moi ? » se demanda-t-il avec une sensation d’étouffement. « Saurai-je jamais voir clair comme lui ? Cette perspicacité presque infaillible, qui, seule, fait les grands cliniciens, est-ce que je ?… Oui, la mémoire, l’application, la persévérance… Mais ai-je autre chose, moi, que ces qualités de subordonné ? Ce n’est pas la première fois que je bute devant un diagnostic… facile – oui, c’était un diagnostic très facile, en somme, un cas classique, nettement caractérisé… Ah », fit-il en tendant brusquement le bras, « ça ne viendra pas tout seul : travailler, acquérir, acquérir ! » Il pâlit : « Et demain, Jacques ! » songea-t-il. « Demain soir, Jacques sera là, dans la chambre qui est là, et moi je… je… »

Il s’était levé d’un bond. Soudain le projet qu’il avait fait de vivre avec son frère lui apparut sous son véritable jour : la plus irréparable des folies ! Il ne pensait plus à la responsabilité qu’il avait acceptée ; il ne pensait qu’à l’entrave qui dorénavant, quoi qu’il fît, paralyserait sa marche. Il ne comprenait plus par quelle aberration il avait pu prendre ce sauvetage à sa charge. Avait-il du temps à gaspiller ? Avait-il seulement une heure par semaine à détourner de son but ? Imbécile ! C’était lui qui s’était attaché cette pierre au cou ! Et plus moyen de reculer !

Il traversa machinalement le vestibule, ouvrit la porte de la chambre préparée pour Jacques, et resta sur le seuil, pétrifié, cherchant à plonger son regard dans la pièce obscure. Le découragement s’emparait de lui. « Où fuir pour être tranquille, nom de Dieu ? Pour travailler, pour n’avoir à penser qu’à soi ! Toujours des concessions ! La famille, les amis, Jacques ! Tous conspirent à m’empêcher de travailler, à me faire rater ma vie ! » Il avait le sang à la tête, la gorge sèche. Il fut à la cuisine, but deux verres d’eau glacée, et revint dans son bureau.

Il était sans courage et commença à se déshabiller. Dépaysé dans cette chambre où il n’avait pas encore d’habitudes, où les objets usuels avaient pris un air insolite, tout brusquement lui semblait hostile.

Il mit une heure à se coucher, et fut plus long encore à s’endormir. Il n’était pas accoutumé au bruit si proche de la rue ; chaque passant dont la marche sonnait sur le trottoir le faisait tressaillir. Il pensait à des riens : à faire réparer son réveil ; à la difficulté qu’il avait eue l’autre nuit, en rentrant d’une soirée chez Philip, pour trouver une voiture… Par moments la pensée du retour de Jacques lui revenait avec une pénétration lancinante, et il se retournait avec désespoir dans son lit étroit.

« Après tout », songeait-il rageusement, « j’ai ma vie à faire, moi ! Qu’ils se débrouillent ! Je l’installerai là, puisque c’est décidé. J’organiserai son travail, soit. Et puis, fais ce que tu veux ! J’ai consenti à m’occuper de lui, oui. Mais halte-là ! Que ça ne m’empêche pas d’arriver ! J’ai ma vie à faire, moi ! Et tout le reste… » De son affection pour l’enfant, ce soir, il ne restait pas trace. Il se souvint de la visite à Crouy. Il revit son frère, amaigri, usé par la solitude ; qui sait, tuberculeux peut-être ? Si cela était, il déciderait son père à envoyer Jacques dans un bon sanatorium : en Auvergne, ou dans les Pyrénées, plutôt qu’en Suisse ; et lui, Antoine, il resterait seul, libre de son temps, libre de travailler tout à sa guise… Il se surprit même à songer : « Je prendrais sa chambre, j’en ferais ma chambre à coucher… »

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