VIII

Le lendemain, à son réveil, Antoine se trouvait dans une disposition d’esprit tout opposée, et pendant la matinée qu’il passa à l’hôpital, à plusieurs reprises il consulta sa montre avec une joyeuse impatience ; il lui tardait d’aller recevoir son frère des mains de M. Faîsme. Il fut à la gare bien avant l’heure, et tout en faisant les cent pas, il se remémorait ce qu’il avait décidé de dire à M. Faîsme sur la Fondation. Mais, dès que le train fut à quai et qu’il eut aperçu dans la file des voyageurs la silhouette de Jacques et les lunettes du directeur, il oublia les paroles bien senties qu’il avait préparées, et courut à la rencontre des arrivants.

M. Faîsme avait une figure radieuse et semblait retrouver dans Antoine son ami le plus cher ; il était vêtu avec recherche, ganté de clair, et rasé de si près qu’il avait dû s’enfariner le visage afin d’éteindre le feu de la lame. Il paraissait disposé à accompagner les deux frères jusque chez eux et les pressait d’accepter quelque chose à la terrasse d’un café. Antoine brusqua la séparation en hélant un taxi. M. Faîsme hissa lui-même le balluchon de Jacques sur le siège, et quand la voiture se mit en marche, au risque de laisser écraser le bout de ses souliers vernis, il passa encore une fois le buste dans la portière pour serrer avec effusion les mains des deux jeunes gens et charger Antoine de ses plus humbles salutations à l’adresse de Monsieur le Fondateur.

Jacques pleurait.

Il n’avait pas encore dit un mot ni fait un geste pour répondre au cordial accueil de son frère. Mais cette prostration augmentait la pitié d’Antoine et les sentiments nouveaux qui lui emplissaient le cœur. Si quelqu’un se fût avisé de lui rappeler son animosité de la veille, il l’eût niée et eût affirmé de bonne foi qu’il n’avait jamais cessé de sentir que le retour de l’enfant donnait enfin un but à son existence, jusque-là désespérément vide, stérile.

Lorsqu’il fit entrer son frère dans leur appartement et qu’il referma la porte derrière eux, il avait l’âme en fête d’un amant qui fait à sa première maîtresse les honneurs d’un logis préparé pour elle seule. Il y songea et se moqua de lui-même : mais peu lui importait qu’il fût ridicule ; il se sentait heureux et bon. Et bien qu’il guettât, sans succès, une lueur de satisfaction sur le visage de son frère, il ne doutait pas un instant de réussir dans la tâche qu’il entreprenait.

La chambre de Jacques avait été visitée au dernier moment par Mademoiselle : elle y avait allumé du feu, afin que la pièce fût plus accueillante, et elle avait disposé bien en vue une assiettée de gâteaux aux amandes saupoudrés de sucre vanillé, une spécialité du quartier pour laquelle Jacques montrait jadis une prédilection. Sur la table de nuit, dans un verre, trempait un petit bouquet de violettes, d’où s’échappait une banderole de papier découpé, sur laquelle Gisèle avait tracé en lettres multicolores :

Pour Jacquot.

Mais Jacquot ne remarqua aucun de ces préparatifs. À peine entré, et tandis qu’Antoine se débarrassait de son manteau, il s’assit près de la porte, son chapeau entre les doigts.

– « Viens donc faire le tour du propriétaire ! » cria Antoine.

L’enfant le rejoignit sans hâte, jeta un regard distrait dans les autres pièces, et revint s’asseoir. Il semblait attendre et craindre.

– « Tu veux que nous montions les voir ? » proposa Antoine. Et il comprit, au frémissement de Jacques, que celui-ci ne pensait pas à autre chose depuis son arrivée. Sa physionomie devint livide. Il avait baissé les yeux, mais il s’était levé aussitôt, comme s’il eût été en même temps terrifié par l’approche du moment fatal et impatient d’en finir.

– « Eh bien, allons. Nous ne ferons qu’entrer et sortir », ajouta Antoine pour lui donner du courage.

M. Thibault les attendait dans son cabinet. Il était de bonne humeur : le ciel était beau, le printemps proche ; et, le matin, en assistant à la grand-messe paroissiale, dans le banc d’œuvre, il avait pris plaisir à se répéter que le dimanche suivant il y aurait sans doute, assis à cette même place, un nouveau membre de l’Institut. Il vint au-devant de ses fils et embrassa le cadet. Jacques sanglotait. M. Thibault vit dans ces larmes une preuve de ses remords, de ses bonnes résolutions ; il en fut ému plus qu’il ne voulut le laisser paraître. Il fit asseoir l’enfant sur un des fauteuils à hauts dossiers qui encadraient la cheminée, et, debout, les mains au dos, allant, venant, et soufflant à son habitude, il prononça une brève admonestation, affectueuse et ferme à la fois, rappelant sous quelles conditions Jacques avait le bonheur de réintégrer le foyer paternel, et lui recommandant de témoigner à Antoine autant de déférence et de soumission que s’il se fût agi de lui-même.

Un visiteur inespéré écourta la péroraison ; c’était un futur collègue, et M. Thibault, soucieux de ne pas le laisser se morfondre dans le salon, congédia ses fils. Il les reconduisit néanmoins jusqu’à la porte de son cabinet, et tandis qu’il soulevait d’une main la portière, il posa l’autre sur la tête du pupille repenti. Jacques sentit les doigts paternels caresser ses cheveux et tapoter sa nuque avec une familiarité si nouvelle pour lui, qu’il ne put retenir son émotion, et, se retournant, saisit la grosse main flasque pour la porter à ses lèvres. M. Thibault, surpris, ouvrit un œil mécontent, et retira la main avec un sentiment de gêne.

– « Allons, allons… » grommela-t-il en tirant plusieurs fois de suite le cou hors du col. Cette sensiblerie ne lui présageait rien de bon.

Ils trouvèrent Mademoiselle qui habillait Gisèle pour les vêpres. En voyant entrer, à la place du petit diable turbulent qu’elle attendait, ce grand garçon pâle, aux yeux rougis, Mademoiselle joignit les mains, et le ruban qu’elle nouait dans les cheveux de la fillette lui glissa des doigts. Son saisissement était tel qu’à peine d’abord elle osa l’embrasser.

– « Dieu bon ! C’est donc toi ? » fit-elle enfin, se jetant sur lui. Elle le serrait contre sa capuche, puis se reculait pour le regarder, et ses yeux brillants dévoraient le visage de Jacques, sans parvenir à y retrouver les traits qu’elle avait aimés.

Gise, plus déçue encore et fort intimidée, regardait le tapis, mordant ses lèvres pour ne pas éclater de rire. Ce fut elle qui obtint le premier sourire de Jacques :

– « Tu ne me reconnais pas ? » fit-il en allant vers elle. La glace était rompue. Elle se jeta dans ses bras, puis se mit à sauter comme un cabri, sans lâcher la main qu’elle lui avait prise. Mais elle n’osa rien lui dire ce jour-là, pas même pour lui demander s’il avait vu ses fleurs.

Ils redescendirent tous ensemble. Gisèle ne lâchait toujours pas la main de son Jacquot et elle se collait silencieusement contre lui, avec la sensualité d’un animal jeune. Ils se séparèrent au bas de l’escalier. Mais, sous la voûte, elle se retourna et lui adressa, à travers la porte vitrée, un gros baiser des deux mains : qu’il ne vit pas.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, chez eux, Antoine, au premier coup d’œil qu’il jeta vers Jacques, comprit que son frère éprouvait un vif soulagement d’avoir revu les siens, et qu’il y avait déjà une amélioration dans son état.

– « Crois-tu pas que nous allons être bien ici, tous les deux ? Réponds ! »

– « Oui. »

– « Eh bien, assieds-toi, installe-toi : prends ce grand fauteuil, tu verras comme on y est bien. Je vais faire du thé. As-tu faim ? Va nous chercher les gâteaux. »

– « Non, merci. »

– « Mais j’en veux bien, moi ! » Rien ne pouvait altérer la bonne humeur d’Antoine. Ce bûcheur solitaire découvrait enfin la douceur d’aimer, de protéger, de partager. Il riait sans raison. C’était une ivresse heureuse, qui le rendait expansif comme jamais il n’avait été.

– « Une cigarette ? Non ? Tu me regardes… Tu ne fumes pas ? Tu me regardes tout le temps comme si… comme si je te tendais des pièges ! Voyons, mon vieux, un peu d’abandon, que diable, un peu de confiance ; tu n’es plus au pénitencier ! Tu te méfies encore de moi ? Dis ? »

– « Mais non. »

– « Quoi donc ? Tu as peur que je t’aie trompé, que je t’aie fait revenir et que tu ne sois pas libre comme tu l’espérais ? »

– « N… non. »

– « Qu’est-ce que tu crains ? Regrettes-tu quelque chose ? »

– « Non. »

– « Alors ? Que se passe-t-il donc derrière ce front buté ? Hein ? »

Il vint à l’enfant, et fut sur le point de se pencher jusqu’à lui, de l’embrasser ; mais il ne le fit pas. Jacques leva vers Antoine un œil morne ; il vit que l’autre attendait une réponse :

– « Pourquoi me demandes-tu tout ça ? » fit-il. Et après un léger frisson, il ajouta, très bas : « Qu’est-ce que ça peut faire ? »

Il y eut un court silence. Antoine enveloppait son cadet d’un regard si compatissant, que Jacques eut de nouveau envie de pleurer.

– « Tu es comme un malade, mon petit », constata Antoine sur un ton attristé. « Mais cela passera, aie confiance. Laisse-toi seulement soigner… Aimer », ajouta-t-il avec timidité, sans regarder l’enfant. « Nous ne nous connaissons pas bien encore. Songe donc, neuf ans de différence, c’était un abîme entre nous, tant que tu étais un enfant. Tu avais onze ans quand j’en avais vingt ; nous ne pouvions rien mettre en commun. Mais maintenant ce n’est plus du tout la même chose. Je ne sais même pas si je t’aimais autrefois ; je n’y pensais pas. Tu vois que je suis franc. Mais je sens bien que cela aussi est changé. Je suis très content, très… ému même, de te voir là, près de moi. La vie va être plus facile à deux, et meilleure. Tu ne crois pas ? Vois-tu, quand je rentrerai de l’hôpital, je suis sûr que je me dépêcherai pour être plus tôt revenu chez nous. Et je te trouverai là, assis à ton bureau, ayant travaillé avec entrain. N’est-ce pas ? Et le soir, on redescendra de bonne heure, on s’installera chacun de son côté, sous la lampe, et on laissera les portes ouvertes, pour se voir, pour se sentir voisins… Ou bien, certains soirs, on bavardera, on bavardera ensemble comme deux amis, sans pouvoir se décider à se coucher… Qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ? »

Il s’approcha de Jacques, s’assit sur le bras de son fauteuil, et, après une hésitation, lui prit la main. Jacques tenait détourné son visage en larmes, mais il gardait dans les siennes la main d’Antoine, et pendant une grande minute, il la serra fébrilement, à la broyer.

– « Antoine ! Antoine ! » s’écria-t-il enfin d’une voix étouffée. « Ah, si tu savais tout ce qui s’est passé en moi depuis un an… »

Il sanglotait si fort qu’Antoine se garda bien de l’interroger. Il avait jeté son bras autour des épaules de Jacques et tenait son cadet tendrement pressé contre lui. Une fois déjà, lors de leur première expansion, dans l’obscurité du fiacre, il avait connu cet instant de pitié enivrante, cette surabondance soudaine de force, de volonté pour deux. Et bien souvent depuis, une certaine pensée lui était venue, qui, ce soir, prenait soudain un relief étrange. Il se leva et se mit à arpenter la chambre.

– « Tiens », commença-t-il avec une exaltation particulière, « je ne sais pas pourquoi je te parle de ça dès aujourd’hui. D’ailleurs, nous aurons l’occasion d’y revenir. Vois-tu, je pense à ceci : que nous sommes deux frères. Ça n’a l’air de rien, et pourtant c’est une chose toute nouvelle pour moi, et très grave. Frères ! Non seulement le même sang, mais les mêmes racines depuis le commencement des âges, exactement le même jet de sève, le même élan ! Nous ne sommes pas seulement deux individus, Antoine et Jacques : nous sommes deux Thibault, nous sommes les Thibault. Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ? Et ce qui est terrible, c’est justement d’avoir en soi cet élan, ce même élan, l’élan des Thibault. Comprends-tu ? Nous autres, les Thibault, nous ne sommes pas comme tout le monde. Je crois même que nous avons quelque chose de plus que les autres, à cause de ceci : que nous sommes des Thibault. Moi, partout où j’ai passé, au collège, à la Faculté, à l’hôpital, partout, je me suis senti un Thibault, un être à part, je n’ose pas dire supérieur, et pourtant si, pourquoi pas ? oui, supérieur, armé d’une force que les autres n’ont pas. Et toi, penses-y. À l’école, est-ce que tu ne sentais pas, tout cancre que tu étais, cet élan intérieur qui te faisait dépasser tous les autres, en force ? »

– « Oui », articula Jacques, qui ne pleurait plus. Il dévisageait son frère avec un intérêt passionné, et sa physionomie avait pris à l’improviste une expression d’intelligence et de maturité qui lui donnait dix ans de plus que son âge.

– « Voilà longtemps que j’ai constaté ça », reprit Antoine. « Il doit y avoir en nous une combinaison exceptionnelle d’orgueil, de violence, d’obstination, je ne sais comment dire. Ainsi, tiens, je pense à père… Mais tu ne le connais pas bien. D’ailleurs, lui, c’est autre chose encore. Eh bien », continua-t-il après une pause, et il vint s’asseoir vis-à-vis de Jacques, le buste penché, les mains sur les genoux, comme faisait M. Thibault, « ce que je voulais seulement te dire aujourd’hui, c’est que cette force secrète, elle apparaît sans cesse dans ma vie, je ne sais comment dire, à la manière d’une vague, à la manière de ces brusques lames de fond qui vous soulèvent quand on nage, qui vous portent, qui vous font franchir, d’un grand bond, tout un espace ! Tu verras ! C’est merveilleux. Mais il faut savoir en tirer parti. Rien n’est impossible, rien n’est même difficile, quand on a cette force-là. Et nous l’avons, toi et moi. Comprends-tu ? Ainsi moi… Mais je ne te dis pas ça pour moi. Parlons de toi. Voilà le moment de mesurer cette force en toi, de la connaître, de t’en servir. Le temps perdu, tu le rattraperas d’un seul coup, si tu le veux. Vouloir ! Tout le monde ne peut pas vouloir. (Il n’y a d’ailleurs pas bien longtemps que j’ai compris ça.) Moi, je peux vouloir. Et toi aussi tu peux vouloir. Les Thibault peuvent vouloir. Et c’est pour ça que les Thibault peuvent tout entreprendre. Dépasser les autres ! S’imposer ! Il le faut. Il faut que cette force, cachée dans une race, aboutisse enfin ! C’est en nous que l’arbre Thibault doit s’épanouir : l’épanouissement d’une lignée ! Comprends-tu ça ? » Jacques avait toujours ses yeux rivés à ceux d’Antoine, avec une attention douloureuse. « Comprends-tu ça, Jacques ? »

– « Mais oui, je comprends ! » cria-t-il presque. Ses yeux clairs brillaient ; une sorte d’irritation vibrait dans sa voix. Il avait un pli bizarre au coin des lèvres : on eût dit qu’il en voulait à son frère d’avoir ainsi bouleversé son âme par ce souffle inattendu. Il eut un rapide frisson ; puis son visage se détendit, prit une expression de fatigue extrême.

– « Ah, laisse-moi ! » fit-il tout à coup, et il laissa tomber le front entre ses mains.

Antoine s’était tu. Il examinait son frère. Comme il avait encore maigri, pâli, depuis quinze jours ! Ses cheveux roux, tondus de près, accusaient le volume anormal du crâne, et rendaient plus visible le décollement des oreilles, la fragilité de la nuque. Antoine remarqua la peau transparente des tempes, la flétrissure du teint, le cerne des yeux.

– « T’es-tu corrigé ? » lança-t-il à brûle-pourpoint.

– « De quoi ? » murmura Jacques. La limpidité de son regard se troubla. Il rougit, mais garda une expression étonnée, qui était feinte.

Antoine ne répondit rien.

L’heure avançait. Il consulta sa montre et se leva ; il avait sa contre-visite à passer, vers cinq heures. Il hésitait à prévenir son frère qu’il allait le laisser seul jusqu’au dîner ; mais, contrairement à son attente, Jacques parut presque content de le voir partir.

En effet, resté seul, il se sentit comme allégé. Il eut l’idée de faire le tour de l’appartement. Mais dans l’antichambre, devant les portes closes, il fut pris d’une angoisse inexplicable, revint chez lui et s’enferma. Il avait à peine regardé sa chambre. Il aperçut enfin le bouquet de violettes, la banderole. Tous les détails de la journée s’enchevêtraient dans sa mémoire, l’accueil du père, la conversation d’Antoine. Il s’allongea sur le canapé, et recommença à pleurer ; sans aucun désespoir : non, il pleurait d’épuisement surtout, et aussi, à cause de la chambre, des violettes, de cette main que son père avait posée sur sa tête, des attentions d’Antoine, de cette vie nouvelle et inconnue ; il pleurait parce qu’on semblait de toutes parts vouloir l’aimer ; parce qu’on allait maintenant s’occuper de lui, et lui parler, et lui sourire ; parce qu’il faudrait répondre à tous, parce que c’en était fini pour lui d’être tranquille.

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