X

Un soir, avant le dîner, Antoine eut la surprise de trouver dans son courrier une enveloppe à son nom qui contenait une lettre cachetée, à l’adresse de son frère. Il ne reconnut pas l’écriture, et, Jacques étant là, il ne voulut pas avoir l’air d’hésiter :

– « Voilà qui est pour toi », dit-il.

Jacques s’approcha vivement et son visage s’empourpra. Antoine, qui feuilletait un catalogue de livres, lui remit l’enveloppe sans le regarder. Lorsqu’il leva la tête, il vit que Jacques avait glissé la lettre dans sa poche. Leurs yeux se croisèrent ; ceux de Jacques étaient agressifs.

– « Pourquoi me regardes-tu comme ça ? » fit-il. « J’ai bien le droit de recevoir une lettre ? »

Antoine considéra son frère sans rien dire, lui tourna le dos et quitta la pièce.

Pendant le dîner, il causa avec M. Thibault sans s’adresser à Jacques. Ils redescendirent ensemble, comme chaque soir, mais n’échangèrent pas une parole. Antoine gagna sa chambre ; il s’asseyait à peine à sa table, lorsque Jacques entra sans avoir frappé, s’avança d’un air provocant et jeta sur le bureau la lettre dépliée :

– « Puisque tu surveilles ma correspondance ! » Antoine replia la feuille sans la lire, et la tendit à son frère. Comme celui-ci ne la prenait pas, il écarta les doigts et la lettre tomba sur le tapis. Jacques la ramassa et l’enfonça dans sa poche.

– « Alors, ce n’est pas la peine de me faire la tête », ricana-t-il.

Antoine haussa les épaules.

– « Et puis, j’en ai assez, si tu veux savoir ! » reprit Jacques, élevant tout à coup la voix. « Je ne suis plus un enfant. Je veux… j’ai bien le droit… » Le regard attentif et calme d’Antoine l’irritait. « Je te dis que j’en ai assez ! » cria-t-il.

– « Assez de quoi ? »

– « De tout. » Sa figure avait perdu toute nuance : l’œil fixe et courroucé, les oreilles décollées, la bouche entrouverte, lui donnaient un air stupide ; il devenait très rouge. « D’ailleurs, c’est par erreur que cette lettre est arrivée ici ! J’avais ordonné qu’on m’écrive poste restante ! Là, au moins, je recevrai les lettres que je veux, sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit ! »

Antoine l’examinait toujours, sans répondre. Ce silence lui donnait beau jeu et masquait son embarras : jamais encore l’enfant ne lui avait parlé sur ce ton.

– « D’abord, je veux revoir Fontanin, entends-tu ? Personne ne m’en empêchera ! »

Ce fut un trait de lumière : l’écriture du cahier gris ! Jacques correspondait avec Fontanin, malgré sa promesse. Et elle, Mme de Fontanin, était-elle au courant ? Autorisait-elle cette correspondance clandestine ?

Antoine, pour la première fois, se voyait contraint d’endosser un rôle de parent ; le temps n’était pas éloigné où il eût pu avoir devant M. Thibault l’attitude que Jacques avait en ce moment devant lui. L’aspect des choses s’en trouvait renversé.

– « Tu as donc écrit à Daniel ? » demanda-t-il en fronçant les sourcils.

Jacques lui tint tête par un signe très affirmatif.

– « Sans m’en parler ? »

– « Et puis après ? » fit l’autre.

Antoine faillit se lever pour gifler l’impertinent. Il serra les poings. La tournure du débat risquait de compromettre ce à quoi il tenait le plus.

– « Va-t’en », prononça-t-il sur un ton qui feignait le découragement. « Ce soir, tu ne sais plus ce que tu dis. »

– « Je dis… Je dis que j’en ai assez ! » cria Jacques en tapant du pied. « Je ne suis plus un enfant. Je veux fréquenter qui bon me semble. J’en ai assez de vivre comme ça. Je veux voir Fontanin, parce que Fontanin est mon ami. Je lui ai écrit pour ça. Je sais ce que je fais. Je lui ai donné rendez-vous. Tu peux le dire à… à qui tu voudras. J’en ai assez, assez, assez ! » Il trépignait ; et rien ne subsistait plus en lui, que haine et révolte.

Ce qu’il ne disait pas, ce qu’Antoine ne pouvait guère deviner, c’est qu’après le départ de Lisbeth, le pauvre gamin s’était senti le cœur si vide et tout à la fois si lourd, qu’il avait cédé au besoin de confier à un être jeune le secret de sa jeunesse ; bien plus : de partager avec Daniel ce poids qui l’étouffait. Et, dans son exaltation solitaire, il avait par avance vécu les heures d’amitié totale, où il supplierait son ami d’aimer une moitié de Lisbeth, et Lisbeth de laisser à Daniel prendre à sa charge cette moitié d’amour.

– « Je t’ai dit de t’en aller », reprit Antoine, qui affectait de rester impassible et savourait sa supériorité. « Nous reparlerons de tout cela quand tu auras recouvré la raison. »

– « Lâche ! » hurla Jacques que ce flegme exaspérait. « Pion ! » Et il partit en claquant la porte.

Antoine se leva pour donner un tour de clef, et se jeta dans un fauteuil. Il avait pâli de rage.

« Pion ! L’imbécile. Pion ! Il me le paiera. S’il croit qu’il peut se permettre – il se trompe ! Ma soirée est perdue, je suis incapable de travailler maintenant. Il me le paiera. Ma tranquillité d’autrefois. Quelle sottise j’ai faite ! Et pour ce petit imbécile. Pion ! Plus on en fait pour eux… L’imbécile, c’est moi : je gâche pour lui une partie de mon temps, de mon travail. Mais c’est fini. J’ai ma vie, moi, mes examens. Ce n’est pas ce petit imbécile qui… » Il ne pouvait rester en place et se mit à arpenter la chambre. Il se vit tout à coup en présence de Mme de Fontanin, et ses traits prirent une expression ferme et désabusée : « J’ai fait ce que j’ai pu, Madame. J’ai essayé la douceur, l’affection. Je lui ai laissé la plus grande liberté. Et voilà. Croyez-moi, Madame, il y a des natures contre lesquelles on ne peut rien. La société n’a qu’un moyen de s’en garantir, c’est en les empêchant de nuire. Ce n’est pas sans raison que les pénitenciers s’intitulent Œuvres de Préservation sociale… »

Un grignotement de rat lui fit tourner la tête. Sous la porte close un billet venait d’être glissé :

« Je te demande pardon pour pion. Je ne suis plus en colère. Laisse-moi revenir. »

Antoine sourit malgré lui. Il eut un brusque élan d’affection, et, sans réfléchir davantage, alla vers la porte et l’ouvrit. Jacques attendait, les bras ballants. Il était encore si énervé qu’il baissa la tête et pinça les lèvres pour ne pas éclater de rire. Antoine avait pris un air irrité, distant ; il revint s’asseoir.

– « J’ai à travailler », fit-il sèchement. « Tu m’as déjà fait perdre assez de temps pour ce soir. Qu’est-ce que tu veux ? »

Jacques leva ses yeux qui restaient rieurs, et regarda son frère bien en face :

– « Je veux revoir Daniel », déclara-t-il. Il y eut un court silence.

– « Tu sais que père s’y oppose », commença Antoine. « J’ai pris la peine de t’expliquer pourquoi. Tu t’en souviens ? Ce jour-là, il a été convenu entre nous que tu accepterais cet état de choses et ne ferais aucune tentative pour renouer les relations avec les Fontanin. J’ai eu confiance en ta parole. Tu vois le résultat. Tu m’as trompé ; à la première occasion, tu as rompu le pacte. Maintenant, c’est fini : jamais plus je ne pourrai avoir confiance en toi. »

Jacques sanglotait.

– « Ne dis pas ça, Antoine. Ce n’est pas juste. Tu ne peux pas savoir. C’est vrai que j’ai eu tort. Je n’aurais pas dû écrire sans t’en parler. Mais c’est parce qu’il y avait autre chose que j’aurais été forcé de raconter, et je ne pouvais pas. » Il murmura : « Lisbeth… »

– « Il ne s’agit pas de ça », interrompit aussitôt Antoine, afin d’éluder un aveu qui l’eût gêné plus encore que son frère. Et, pour obliger Jacques à changer de sujet : « Je consens à tenter une nouvelle et dernière expérience : tu vas me promettre… »

– « Non, Antoine, je ne peux pas te promettre de ne pas revoir Daniel. C’est toi qui vas me promettre de me laisser le voir. Écoute-moi, Antoine, ne te fâche pas. Je te jure devant Dieu que je ne te cacherai plus rien. Mais je veux revoir Daniel et je ne veux pas le revoir sans que tu le saches. Lui non plus d’ailleurs. Je lui avais écrit de me répondre poste restante ; il n’a pas voulu. Écoute ce qu’il m’écrit : Pourquoi poste restante ? Nous n’avons rien à dissimuler. Ton frère a toujours été pour nous. C’est donc à lui que j’adresse ce mot, qu’il te remettra. Et, à la fin, il refuse le rendez-vous que je lui proposais derrière le Panthéon : J’en ai parlé à Maman. Le plus simple serait que tu viennes aussitôt que possible passer un dimanche à la maison. Maman vous aime bien, ton frère et toi, elle me charge de vous inviter tous les deux. Tu vois, il est loyal, lui. Papa ne s’en doute pas, il le condamne sans rien savoir de lui ; je ne lui en veux pas trop, mais toi, Antoine, ce n’est pas pareil. Tu connais Daniel, tu le comprends, tu as vu sa mère ; tu n’as aucune raison d’être comme papa. Tu dois être content que j’aie cette amitié. Il y a bien assez longtemps que je suis seul ! Pardon, je ne dis pas ça pour toi, tu sais bien. Mais toi, c’est une chose ; et Daniel, c’est une autre. Tu as bien des amis de ton âge, toi ? Tu sais bien ce que c’est d’avoir un vrai ami ? »

« Ma foi, non… », songeait Antoine, en remarquant l’expression heureuse et tendre que prenait le visage de Jacques, dès qu’il prononçait ce mot d’ami. Il eut soudain envie d’aller à son frère et de l’embrasser. Mais le regard de Jacques avait quelque chose d’irréductible et de combatif, qui était blessant pour l’orgueil d’Antoine. Aussi eut-il la velléité de heurter cette obstination, de la briser. Cependant l’énergie de Jacques lui en imposait un peu. Il ne répondit rien, allongea les jambes et se mit à réfléchir. « En réalité », se disait-il, « moi qui ai l’esprit large, je dois convenir que l’interdiction de mon père est absurde. Ce Fontanin ne peut avoir sur Jacques qu’une bonne influence. Milieu parfait. Qui m’aiderait, même, dans ma tâche. Oui, certainement, elle m’aiderait, elle verrait même plus clair que moi ; elle prendrait vite de l’ascendant sur le petit ; c’est une femme de tout premier ordre. Mais si jamais père apprenait ça… Eh bien ? Je ne suis plus un enfant. Qui a pris la responsabilité de Jacques ? Moi. J’ai donc le droit de juger en dernier ressort. J’estime que, prise à la lettre, la défense de père est absurde et injuste : je passe outre, voilà tout. D’abord, Jacques m’en sera plus attaché. Il pensera : “Antoine n’est pas comme papa.” Et puis, je suis sûr que la mère… » Il se vit, une seconde fois, devant Mme de Fontanin, qui souriait : « Madame, j’ai tenu à vous amener mon frère moi-même… »

Il se leva, fit quelques pas, et vint se placer devant Jacques, qui restait immobile, la volonté tendue, férocement décidé à combattre et à vaincre l’opposition d’Antoine.

– « Je suis bien obligé de te le dire, puisque tu m’y forces : mon intention, en dépit des ordres de père, a toujours été de te laisser revoir les Fontanin. Je projetais même de t’y conduire, ainsi tu vois ? Mais je voulais attendre que tu aies bien repris ton assiette : je comptais patienter jusqu’à la rentrée. Ta lettre à Daniel précipite les choses. Soit. Je prends tout sur moi. Père n’en saura rien ni l’abbé. Nous irons dimanche, si tu veux.

« Remarque », ajouta-t-il après une pause et sur un ton d’affectueux reproche, « combien tu t’es mépris, combien tu as eu tort de ne pas me faire meilleur crédit. Je te l’ai vingt fois répété, mon petit : franchise complète entre nous, confiance réciproque, ou bien c’est la faillite de tout ce que nous avons espéré. »

– « Dimanche ? » balbutia Jacques. Il était tout désorienté d’avoir gain de cause sans lutte. Il eut l’impression qu’il était dupe de quelque machination qu’il n’apercevait pas. Puis il eut honte de ce soupçon. Antoine était vraiment son meilleur ami. Quel dommage qu’il fût si vieux ! Mais quoi, dimanche prochain ? Pourquoi si tôt ? Il se demandait maintenant s’il était vrai qu’il désirât tant revoir son ami.

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