XI

Daniel dessinait, ce dimanche-là, auprès de sa mère, lorsque la petite chienne se mit à aboyer. On avait sonné. Mme de Fontanin posa son livre.

– « Laisse, maman », fit Daniel, en la devançant vers la porte. On avait dû, faute d’argent, congédier la femme de chambre, puis, le mois précédent, la cuisinière ; Nicole et Jenny aidaient au ménage.

Mme de Fontanin, qui prêtait l’oreille, sourit en reconnaissant la voix du pasteur Gregory, et fit quelques pas à sa rencontre. Il avait saisi Daniel aux épaules et le dévisageait avec un rire rauque :

– « Comment ? Pas dehors pour une bonne promenade, boy, par ce beau temps ? Il n’y aura donc jamais ni canot, ni cricket, ni sport, chez ces Français ? » L’éclat de ses petits yeux noirs, dont l’iris emplissait l’écartement des paupières sans laisser paraître le blanc, était si pénible à soutenir de près, que Daniel détournait la tête avec un sourire gêné.

– « Ne le grondez pas », dit Mme de Fontanin. « Il attend la visite d’un camarade. Vous savez, ces Thibault ? »

Le pasteur, en grimaçant, fouilla dans ses souvenirs : tout à coup, avec une énergie diabolique, il frotta vigoureusement l’une contre l’autre ses mains sèches, d’où semblaient jaillir des étincelles, et sa bouche se fendit en un rire étrange, silencieux.

– « Oh yes », fit-il enfin. « Le barbu docteur ? Bon, brave jeune homme. Vous souvenez-vous quel visage étonné, quand il est venu voir notre chère petite chose ressuscitée ? Il voulait mesurer la ressuscitation avec son thermomètre ! Poor fellow ! Mais, où est-elle, notre darling ? Aussi enfermée dans sa chambre, par si splendide soleil ? »

– « Non, rassurez-vous. Jenny est dehors avec sa cousine. À peine si elles ont pris le temps de déjeuner. Elles essayent un appareil de photographie… que Jenny a reçu pour sa fête. »

Daniel, qui avançait un siège pour le pasteur, leva la tête et regarda sa mère, dont la voix s’était troublée en donnant ce détail.

– « Quoi, à propos de cette Nicole ? » demanda Gregory en s’asseyant. « Rien de nouveau ? »

Mme de Fontanin fit signe que non. Elle ne désirait pas traiter ce sujet devant son fils, qui, au nom de Nicole, avait glissé un coup d’œil vers le pasteur.

– « Mais, dites-moi, boy », fit brusquement celui-ci en se tournant vers Daniel, « votre barbu docteur ami, quand viendra-t-il réellement pour nous importuner ? »

– « Je ne sais pas. Vers trois heures peut-être. »

Gregory se dressa pour extraire de son gilet de clergyman une montre d’argent large comme une soucoupe.

– « Very well ! » cria-t-il. « Vous avez presque une heure, paresseux garçon ! Jetez de côté la veste, et allez tout de suite, courant tout autour du Luxembourg, pour tirer un record de course à pied ! Go on ! »

Le jeune homme échangea un regard avec sa mère, et se leva.

– « Bien, bien, je vous laisse », fit-il malicieusement.

– « Rusé garçon ! » murmura Gregory en le menaçant du poing.

Mais dès qu’il fut seul avec Mme de Fontanin, son visage glabre prit une expression de bonté et son regard devint caressant.

– « Maintenant », dit-il, « le temps est venu où je désire parler à votre cœur seulement, dear. »Il se recueillit comme s’il priait. Puis, d’un geste nerveux, il passa ses doigts dans ses mèches noires, alla prendre une chaise et s’assit à califourchon. « Je l’ai vu », annonça-t-il, en regardant Mme de Fontanin pâlir. « Je viens de sa part. Il regrette. Comme il est malheureux ! » Il ne la quittait pas des yeux ; il semblait, en l’enveloppant de son regard obstinément joyeux, vouloir calmer cette souffrance qu’il lui apportait.

– « Il est à Paris ? » balbutia-t-elle, sans songer à ce qu’elle disait, puisqu’elle savait que Jérôme était venu lui-même l’avant-veille, jour anniversaire de la naissance de Jenny, déposer pour sa fille cet appareil de photographie, chez la concierge. Où qu’il fût, jamais encore il n’avait omis de fêter un anniversaire des siens. « Vous l’avez vu ? » reprit-elle d’une voix distraite, sans que l’expression de son visage parvînt à se fixer. Depuis des mois, elle pensait à lui d’une manière continuelle mais si diffuse, qu’une torpeur spéciale l’envahissait maintenant, dès qu’il était question de lui.

– « Il est malheureux », répéta le pasteur avec insistance. « Il est bourré de remords. Sa piteuse créature est toujours chanteuse, mais il est dégoûté réellement, il ne veut plus la revoir jamais. Il dit qu’il ne peut vraiment vivre sans sa femme, sans ses enfants ; et je crois c’est vrai. Il demande votre pardon ; il promet tout pour rester encore votre mari ; il vous prie de chasser votre volonté de divorce. Sa face, je l’ai perçu, est maintenant la face du Juste : il est réellement droit-homme, et bon. »

Elle se taisait et regardait vaguement devant elle. Ses joues pleines, le menton un peu empâté, la bouche molle et sensible, respiraient tant de mansuétude, que Gregory crut qu’elle pardonnait.

– « Il dit que vous allez tous deux, ce mois, chez le tribunal du juge », continua-t-il, « pour la conciliation ; et qu’après seulement commencera la véritable machination de divorce. Alors il mendie, parce qu’il est vraiment changé entièrement. Il dit qu’il n’est pas ce qu’il paraît, et meilleur que nous croyons. Je pense cela aussi. Il désire maintenant travailler, s’il trouve travail. Et, si vous voulez, il vivra ici avec vous, dans un chemin renouvelé et réparateur. »

Il vit la bouche se crisper et un tremblement agiter le bas du visage. Elle secoua les épaules, tout à coup, et dit :

– « Non. »

Le ton était tranchant, le coup d’œil douloureux et hautain. Sa décision semblait irréductible. Gregory renversa la tête, ferma les yeux et resta un long moment silencieux.

– « Look here », dit-il enfin, d’une voix très différente, lointaine et sans chaleur. « Je vais vous dire une histoire, voulez-vous, que vous ne connaissez pas. C’est l’histoire d’un homme qui aimait un être. Je dis : écoutez. Il était fiancé, encore très jeune homme, à une pauvre fille, si bonne et belle, si vraiment aimée de Dieu, que lui aussi l’aimait… » Son regard devint pesant. « … avec toute son âme », accentua-t-il. Puis il sembla faire un effort, chercher où il en était, et reprit, assez vite : « Alors, après le mariage, c’est ainsi que cela est arrivé : cet homme, il a perçu que sa femme, elle ne l’aimait pas lui seulement, mais qu’elle aimait un autre homme qui était leur ami et qui venait dans la maison comme un frère des deux. Alors le pauvre mari a emmené sa femme dans un long voyage, pour aider qu’elle oublie ; mais il a compris qu’elle aimerait toujours maintenant l’autre homme-ami, mais non plus jamais lui : et l’enfer a commencé pour eux. Il a vu sa femme souffrant l’adultère dans son corps ; et puis dans son cœur, et à la fin jusque dans son âme, car elle devenait injuste et mauvaise. Oui », fit-il gravement, « cette chose-là était réellement terrible : elle devenait mauvaise à cause de l’amour contrarié ; et lui aussi devenait mauvais, parce que le négatif était tout autour d’eux. Alors, qu’est-ce que vous croyez qu’il a fait, cet homme ? Il priait. Il pensait : “J’aime un être, je dois éviter le mauvais pour cet être.” Et joyeusement, il a invité sa femme et son ami dans sa propre chambre, devant le Nouveau Testament, et il a dit : “Soyez mariés solennellement l’un avec l’autre devant Dieu, par moi-même.” Ils pleuraient tous les trois. Mais il a dit après : “N’ayez pas crainte : moi, je quitte ; et jamais plus je reviendrai encore importuner votre bonheur.” »

Gregory mit sa main devant ses yeux, et prononça, à voix basse :

– « Ah, dear, quelle récompense de Dieu, que le souvenir d’un si total amour-sacrifice ! » Puis il releva le front : « Et il a fait comme il a dit : il a laissé tout son argent pour eux, parce qu’il était riche excessivement, et elle pauvre comme le misérable Job. Il est parti loin, de l’autre côté du monde, et je sais, il est tout seul encore depuis dix-sept années, sans argent, et il gagne sa propre vie, comme moi je peux faire, comme un simple infirmier disciple de la Christian Scientist Society. »

Mme de Fontanin l’examinait avec émotion.

– « Attendez », fit-il avec vivacité, « je vous dirai la fin maintenant. » Son visage était tiraillé en tous sens, et, sur le dossier de la chaise où il s’accoudait, ses doigts de squelette s’entrelacèrent brusquement. « Le pauvre, il pensait qu’il laissait le bonheur derrière lui pour eux, et qu’il emportait avec lui toutes les mauvaises choses ; mais ici est le secret de Dieu : c’est le mauvais qui est resté avec eux, là-bas. Ils ont ri de lui. Ils ont trahi l’Esprit. Ils acceptaient son sacrifice, pleurant, et dans leurs cœurs, ils moquaient. Ils disaient mensonges à propos de lui dans toute la gentry. Ils ont promené des lettres de lui. Ils ont fait étalage contre lui de sa fictive complaisance. Même ils ont dit qu’il avait abandonné sa femme sans un penny, pour la possession d’une autre femme en Europe. Ils ont dit ces choses, oui ! Et ils ont payé un jugement de divorce contre lui. »

Il baissa les paupières une seconde, fit entendre une sorte de gloussement rauque, se leva, et, soigneusement, s’en fut replacer sa chaise où il l’avait prise. Toute trace de douleur était effacée de son visage.

– « Eh bien », reprit-il en se penchant vers Mme de Fontanin immobile, « tel est Amour, et si nécessaire est le pardon, que si, à l’instant même, cette chère perfide femme venait tout à coup près de moi pour dire : “James, je reviens maintenant sous le toit de votre maison. Vous serez de nouveau mon serviteur piétiné. Quand je veux, je rirai encore de vous.” Eh bien, je lui dirais : “Venez, prenez tout ce peu que j’ai. Je remercie Dieu pour votre retour. Et je ferai tellement grand effort pour être réellement bon devant vos yeux, que vous aussi, vous deviendrez bonne : car le Mauvais n’existe pas.” Oui, en vérité, dear, si jamais ma Dolly vient un jour à mes côtés pour demander son refuge, voilà comme je ferai avec elle. Et je ne dirai pas : “Dolly, je pardonne”, mais seulement : “Christ vous garde !” Et ainsi mes paroles ne me reviendront pas à vide : parce que le Bien est le seul pouvoir capable de mettre le frein sur le Négatif ! » Il se tut, croisa les bras, saisit à pleine main son menton anguleux, et, d’une voix chantante de prédicant : « Vous, de même vous devez faire, Madame Fontanin. Parce que vous aimez cet être de tout votre amour, et Amour c’est Justice. Christ a dit : Si votre Justice n’est pas autre que celle du scribe usuel ou du pharisien, vous n’entrerez pas dans le Royaume. »

La pauvre femme secoua la tête :

– « Vous ne le connaissez pas, James », murmura-t-elle. « L’air est irrespirable autour de lui. Partout il apporte le mal. Il détruirait de nouveau notre bonheur. Il contaminerait les enfants. »

– « Quand Christ a touché la plaie du léprosé avec sa main, ce n’est pas la main du Christ qui est devenue épidémique, mais le léprosé qui a été nettoyé. »

– « Vous dites que je l’aime, non, ce n’est pas vrai ! Je le connais trop bien maintenant. Je sais ce que valent ses promesses. J’ai pardonné trop souvent. »

– « Quand Pierre demande à Christ combien il devra pardonner son frère : Faut-il jusqu’à sept fois ? Alors Christ répond : Qu’est-ce que c’est, jusqu’à sept fois. Moi je dis jusqu’à soixante et dix fois sept fois. »

– « Je vous dis que vous ne le connaissez pas, James ! »

– « Qui donc peut penser : Je connais mon frère ? Christ a dit : Je ne juge aucun. Et moi, Gregory, je dis : Celui qui vit une vie de péché sans être trouble et malheureux dans son cœur, c’est parce qu’il est encore loin de l’heure de vérité ; mais il est bien près de l’heure de vérité, celui qui pleure parce que sa vie est dans le péché. Je vous dis, il regrette, il avait la face du Juste. »

– « Vous ne savez pas tout, James. Demandez-lui ce qu’il a fait quand cette femme a dû fuir en Belgique pour échapper aux créanciers qui la traquaient. Elle était partie avec un autre ; il a tout quitté pour les suivre et consenti à toutes les compromissions. Il a tenu pendant deux mois une place de contrôleur dans le théâtre où elle chantait ! Je vous dis que c’est une honte. Elle continuait à vivre avec son violoniste, il acceptait tout, il dînait chez eux, il venait faire de la musique avec l’amant de sa maîtresse. La face du Juste ! Vous ne le comprenez pas. Aujourd’hui, il est à Paris, repentant, il dit qu’il a quitté cette femme, qu’il ne veut plus la revoir. Pourquoi donc alors paye-t-il ses dettes, si ce n’est pour se l’attacher à nouveau ? Car il désintéresse un à un les créanciers de Noémie. Oui, voilà pourquoi il est à Paris ! Avec quel argent ? Le mien, celui de ses enfants. Tenez, voici trois semaines, savez-vous ce qu’il a fait ? Il a hypothéqué notre propriété de Maisons-Laffitte pour jeter vingt-cinq mille francs à un créancier de Noémie qui perdait patience ! »

Elle baissa le front ; elle ne disait pas tout. Elle se souvenait de cette convocation chez le notaire, à laquelle elle s’était rendue sans méfiance, et où elle avait trouvé Jérôme à la porte, qui l’attendait. Il avait besoin de sa procuration pour l’hypothèque, parce que la propriété lui appartenait à elle, par héritage. Il l’avait implorée, prétextant qu’il était sans le sou, acculé au suicide ; et il faisait, sur le trottoir, le geste de retourner ses poches. Elle avait cédé, presque sans lutte ; elle l’avait accompagné chez le notaire, pour qu’il cessât de la harceler ainsi, en pleine rue – et aussi parce qu’elle était elle-même à court d’argent, et qu’il lui avait promis de prélever sur la somme quelques billets de mille francs, dont elle avait besoin pour vivre six mois, en attendant le règlement des comptes après le divorce.

– « Je vous répète que vous ne le connaissez pas, James. Il vous jure que tout est changé, qu’il désire vivre près de nous ? Si je vous apprenais qu’avant-hier, lorsqu’il est venu déposer en bas son cadeau pour l’anniversaire de Jenny, il avait laissé, à cent mètres de notre porte, une voiture… dans laquelle il n’était pas venu seul ! » Elle frissonna ; elle revit soudain, sur le banc du quai des Tuileries, Jérôme et cette petite ouvrière en noir, qui pleurait. Elle se leva : « Voilà l’homme qu’il est », cria-t-elle : « tout sens moral est chez lui à ce point aboli, qu’il se fait accompagner par une maîtresse de rencontre le jour où il va souhaiter la fête de sa fille ! Et vous dites que je l’aime encore, non, ce n’est pas vrai ! » Elle s’était redressée ; elle semblait vraiment, à ce moment-là, le haïr.

Gregory la considéra sévèrement :

– « Vous n’êtes pas dans la vérité », dit-il. « Même en pensée, devons-nous rendre mal pour mal ? L’Esprit est tout. Le Matériel est esclave du Spirituel. Christ a dit… » Les aboiements de Puce lui coupèrent la parole. « Voilà votre damné barbu docteur ! » grommela-t-il, avec une grimace. Il courut reprendre sa chaise, et s’assit.

La porte s’ouvrit en effet. C’était Antoine, que suivaient Jacques et Daniel.

Il entrait de son pas résolu, ayant accepté les conséquences de cette visite. La lumière des fenêtres ouvertes frappait en plein son visage ; ses cheveux, sa barbe formaient une masse sombre ; tout l’éclat du jour se concentrait sur le rectangle blanc du front, auquel il prêtait le rayonnement du génie ; et, bien qu’il fût de taille moyenne, il eut un instant l’air grand. Mme de Fontanin le regardait venir, et toute sa sympathie réveillée se dilatait soudain. Tandis qu’il s’inclinait devant elle et qu’elle lui prenait les mains, il reconnut Gregory, et fut mécontent de le trouver là. Le pasteur lui fit, de sa place, un signe de tête cavalier.

Jacques, à l’écart, examinait curieusement l’étrange bonhomme ; et Gregory, à califourchon sur sa chaise, le menton sur ses bras croisés, le nez rouge, la bouche grimaçant un incompréhensible sourire, contemplait les jeunes gens avec bonhomie. À ce moment, Mme de Fontanin s’approcha de Jacques, et l’expression de ses yeux était si affectueuse, qu’il se souvint du soir où elle l’avait tenu pleurant dans ses bras. Elle-même y songeait, car elle s’écria :

– « Il a tellement grandi que je n’oserai plus… » ; et comme, ce disant, elle l’embrassait, elle se mit à rire avec un rien de coquetterie : « C’est vrai que je suis une maman ; et vous êtes un peu comme le frère de mon Daniel… » Mais elle vit que Gregory s’était levé et qu’il s’apprêtait à partir : « Vous ne vous en allez pas, James ? »

– « Pardonnez-moi », fit-il, « maintenant je dois quitter. » Il serra vigoureusement les mains des deux frères, et vint à elle.

– « Encore un mot », lui dit Mme de Fontanin, en l’accompagnant hors de la pièce. « Répondez-moi franchement. Après ce que je vous ai appris, pensez-vous encore que Jérôme soit digne de reprendre sa place auprès de nous ? » Elle l’interrogeait des yeux. « Pesez votre réponse, James. Si vous me dites : “Pardonnez”, – je pardonnerai. »

Il se taisait ; son regard, son visage exprimaient cette universelle pitié où se complaisent ceux qui croient être en possession de la Vérité. Il crut voir comme une lueur d’espérance passer dans les yeux de Mme de Fontanin. Ce n’était pas ce pardon-là que Christ désirait d’elle. Il détourna la tête, et fit entendre un ricanement réprobateur.

Elle le prit alors par le bras et fit mine de le congédier affectueusement :

– « Je vous remercie, James. Dites-lui que c’est non. »

Il n’écoutait pas ; il priait pour elle.

– « Que Christ règne sur votre cœur », murmura-t-il, en s’éloignant sans la regarder.

Lorsqu’elle revint dans le salon où Antoine, regardant autour de lui, songeait à sa première visite, Mme de Fontanin dut faire effort pour refouler son agitation.

– « Comme c’est gentil d’avoir accompagné votre frère », s’écria-t-elle, forçant un peu sa bienvenue. « Asseyez-vous là. » Elle désignait à Antoine un siège auprès d’elle. « Nous ferons bien aujourd’hui de ne pas compter sur les jeunes pour nous tenir compagnie… »

Daniel avait en effet passé son bras sous celui de Jacques et l’entraînait vers la chambre. Ils étaient de même taille maintenant. Daniel ne s’attendait pas à trouver son ami si transformé : son amitié en était affermie, et plus pressant son désir de confidence. Dès qu’ils furent seuls, sa figure s’anima, prit une expression mystérieuse :

– « D’abord que je te prévienne : tu vas la voir : c’est une cousine qui habite avec nous. Elle est… divine ! » Surprit-il un léger embarras dans l’attitude de Jacques ? Fut-il troublé par un scrupule tardif ? « Mais parlons de toi », fit-il avec un sourire aimable ; il gardait jusque dans la camaraderie une courtoisie un peu cérémonieuse. « Depuis un an, pense donc ! » Et comme Jacques se taisait : « Oh, rien encore », reprit-il en se penchant. « Mais j’ai bon espoir. »

Jacques fut gêné par l’insistance du coup d’œil, par le timbre de la voix. Il s’apercevait enfin que Daniel n’était pas tout à fait comme avant, mais il n’eût su dire en quoi. Ses traits étaient restés les mêmes ; peut-être l’ovale du visage s’était-il allongé ; mais la bouche avait toujours la même circonflexion compliquée, mieux accusée encore par le liséré de la moustache ; et il avait conservé la même façon de sourire d’un seul côté, qui dérangeait brusquement l’ordonnance des lignes et découvrait les dents du haut, à gauche ; peut-être ses yeux brillaient-ils d’un éclat moins pur ; peut-être ses sourcils obéissaient-ils davantage à cette tension vers les tempes, qui donnait au regard une douceur glissante ; et peut-être aussi laissait-il percer dans sa voix, dans ses manières, une sorte de désinvolture qu’il ne se fût pas permise jadis ?

Jacques examinait Daniel sans songer à lui répondre ; et, à cause peut-être de cette nonchalance impertinente qui l’agaçait et le séduisait en même temps, il se sentit tout à coup porté vers son ami par un retour de cette tendresse passionnée qu’il éprouvait au lycée ; il en eut les larmes aux yeux.

– « Eh bien, voyons, depuis un an ? Raconte ! » s’écria Daniel qui ne tenait pas en place, et qui s’assit pour se contraindre à l’attention.

Son attitude décelait l’affection la plus vraie ; cependant Jacques y perçut une application qui le paralysa. Il commença néanmoins à parler de son séjour au pénitencier. Il retombait, sans le vouloir précisément, dans les mêmes clichés littéraires qu’il avait essayés sur Lisbeth ; une espèce de pudeur l’empêchait de raconter nûment ce qu’avait été là-bas sa vie de chaque jour.

– « Mais pourquoi m’écrivais-tu si peu ? » Jacques éluda la véritable raison, qui était de mettre son père à l’abri de toute critique malveillante ; ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas, quant à lui, de désapprouver M. Thibault en tout.

– « La solitude, tu sais, ça vous change », expliqua-t-il après une pause ; et rien que d’y songer mit sur son visage une expression de stupeur. « On devient indifférent à tout. Il y a aussi comme une peur vague qui ne vous quitte pas. On fait des gestes, mais sans penser à rien. À la longue, on ne sait presque plus qui on est, on ne sait même plus bien si on existe. On finirait par en mourir, tu sais… Ou par devenir fou », ajouta-t-il en fixant devant lui un regard interrogateur. Il frémit imperceptiblement, et, changeant de ton, conta la visite d’Antoine à Crouy.

Daniel l’écoutait sans l’interrompre. Mais dès qu’il vit que la confession de Jacques se terminait, sa physionomie se ranima.

– « Je ne t’ai même pas dit son nom », lança-t-il : « Nicole. Tu aimes ? »

– « Beaucoup », dit Jacques, qui, pour la première fois, réfléchissait au prénom de Lisbeth.

– « Un nom qui lui va. Je trouve. Tu verras. Pas jolie, jolie, si tu veux. Mais plus que jolie : fraîche, pleine de vie, des yeux ! » Il hésita : « Appétissante, tu comprends ? »

Jacques évita son regard. Lui aussi eût souhaité parler à cœur ouvert de son amour ; c’est pour cela qu’il était venu. Mais, dès les premières confidences de Daniel, il s’était senti mal à l’aise ; et maintenant encore il l’écoutait les yeux baissés, avec un sentiment de contrainte, presque de honte.

– « Ce matin », narrait Daniel, réprimant mal son entrain, « maman et Jenny étaient sorties de bonne heure ; alors nous étions seuls à prendre le thé, Nicole et moi. Seuls dans l’appartement. Elle n’était pas habillée encore. C’était exquis. Je l’ai suivie dans la chambre de Jenny, où elle couche. Alors, mon cher, cette chambre, ce lit de jeune fille… Je l’ai saisie dans mes bras. Un instant. Elle s’est débattue, mais elle riait. Ce qu’elle est souple ! Alors elle s’est sauvée, elle s’est enfermée dans la chambre de maman, elle n’a jamais voulu ouvrir… Je te raconte ça, c’est idiot », reprit-il en se levant. Il voulut sourire, mais ses lèvres restaient crispées.

– « Tu veux l’épouser ? » demanda Jacques.

– « Moi ? »

Jacques eut une impression pénible, comme s’il eût essuyé une offense. De minute en minute son ami lui devenait étranger. Un regard curieux, un peu moqueur, dont Daniel l’enveloppa, acheva de le glacer.

– « Mais toi ? » questionna Daniel, en se rapprochant. « D’après ta lettre, toi aussi, tu… »

Jacques, les yeux toujours baissés, secoua la tête. Il semblait dire : « Non, c’est fini, de moi tu ne sauras rien. » D’ailleurs, sans même attendre de réponse, Daniel venait de se lever. Un bruit de voix jeunes arrivait jusqu’à eux.

– « Tu me raconteras… Les voilà, viens ! » Il jeta un regard vers la glace, redressa la tête et s’élança dans le couloir.

– « Mes enfants », appelait Mme de Fontanin, « si vous voulez goûter… »

Le thé était servi dans la salle à manger.

Dès la porte, Jacques, le cœur battant, aperçut deux jeunes filles près de la table. Elles avaient encore leurs chapeaux, leurs gants, et le teint avivé par la promenade. Jenny vint au-devant de Daniel et se pendit à son bras. Il ne parut pas y prendre garde, et, poussant Jacques vers Nicole, fit les présentations avec une aisance enjouée. Jacques sentit glisser sur lui la curiosité de Nicole, et peser le regard investigateur de Jenny ; il détourna les yeux vers Mme de Fontanin qui, debout près d’Antoine dans la porte du salon, achevait une conversation commencée :

– « … inculquer aux enfants », disait-elle en souriant avec mélancolie, « qu’il n’y a rien de plus précieux que la vie, et qu’elle est incroyablement courte. »

Il y avait longtemps que Jacques ne s’était trouvé au milieu de personnes étrangères, et ce spectacle le passionnait au point de lui enlever toute sa timidité. Jenny lui parut petite et plutôt laide, tant Nicole avait d’élégance naturelle et d’éclat. En ce moment elle causait avec Daniel et riait. Jacques ne distinguait pas leurs paroles. Elle levait sans cesse les sourcils en signe d’étonnement et de joie. Ses yeux, d’un gris-bleu ardoisé, peu profonds, trop écartés et peut-être trop ronds, mais lumineux et gais, entretenaient un perpétuel renouvellement de vie sur son visage blanc et blond, tout en chair, qu’alourdissait une épaisse natte, roulée en couronne autour de sa tête. Elle avait une façon de se tenir un peu penchée en avant, qui lui donnait toujours l’air d’accourir vers un ami, d’offrir à tout venant la vivacité animale de son sourire. Jacques, en la dévisageant, revenait malgré lui au mot de Daniel qui lui avait si fort déplu : appétissante… Elle se sentit examinée et perdit aussitôt de son naturel, en l’exagérant.

C’est que Jacques ne se souciait nullement de dissimuler l’intérêt que lui inspiraient les êtres ; il avait l’ingénuité de l’enfant qui contemple, bouche bée : son visage devenait fixe, son regard inanimé. Autrefois, avant son retour de Crouy, il n’était pas ainsi ; il coudoyait les gens avec tant d’indifférence qu’il ne reconnaissait jamais personne. Maintenant, où qu’il fût, dans un magasin, dans la rue, son coup d’œil happait les passants. Il n’analysait d’ailleurs pas ce qu’il découvrait en eux ; mais sa pensée travaillait à son insu ; car il lui suffisait d’avoir surpris une particularité de physionomie ou d’attitude, pour que ces inconnus, croisés par hasard, devinssent dans son imagination des personnages spéciaux, auxquels il attribuait des caractéristiques individuelles.

Mme de Fontanin le tira de sa rêverie en posant la main sur son bras.

– « Venez goûter près de moi », lui dit-elle. « Faites-moi maintenant une petite visite. » Elle lui confia une tasse, une assiette. « Je suis si contente de vous voir ici. Jenny, ma mignonne, offre-nous du gâteau. Votre frère vient de me raconter la vie que vous menez tous les deux, dans le petit appartement. Je suis si contente ! Deux frères qui s’entendent comme de vrais amis, voilà une si ravissante chose ! Daniel et Jenny s’entendent bien, eux aussi, c’est ma grande joie. Et cela te fait sourire, mon grand », dit-elle à Daniel qui s’approchait avec Antoine. « Il faut toujours qu’il se moque de sa vieille maman. Embrasse-moi pour ta punition. Devant tout le monde. »

Daniel riait, un tant soit peu gêné peut-être ; mais il s’inclina et effleura de ses lèvres la tempe maternelle. Ses moindres gestes avaient de la grâce.

Jenny, de l’autre côté de la table, suivait la scène ; elle eut un délicat sourire, qui enchanta Antoine. Elle ne résista pas à venir de nouveau se suspendre au bras de Daniel. « Encore une », pensa Antoine, « qui donne plus qu’elle ne reçoit. » Dès sa première visite, ce regard de femme dans cette figure d’enfant l’avait intrigué. Il remarqua le joli mouvement d’épaules, qui lui échappait de temps à autre, pour soulever hors du corset sa poitrine naissante, puis doucement la laisser reprendre sa place. Elle ne ressemblait en rien à sa mère ; pas davantage à Daniel ; et l’on ne s’en étonnait pas : elle paraissait née pour une vie différente des autres.

Mme de Fontanin buvait son thé à petites lampées, tenant la tasse tout près de son visage rieur, et, à travers la buée, elle faisait de petits signes d’amitié à Jacques. Son regard, à force de clarté et de tendresse, donnait une impression de lumière, de chaleur ; et ses cheveux blancs couronnaient, comme un étonnant diadème, son front jeune, largement découvert. Les yeux de Jacques allaient de la mère au fils. Il les aimait tous deux, à cette minute, avec tant de force qu’il souhaitait ardemment que cela se vît ; car il éprouvait plus qu’un autre le besoin de n’être pas méconnu. Sa curiosité des êtres allait jusque-là : jusqu’à briguer une place dans leur pensée intime, jusqu’à désirer fondre sa vie dans la leur.

Devant la fenêtre, une contestation s’élevait entre Nicole et Jenny, à laquelle Daniel vint prendre part. Ils se penchèrent tous trois sur l’appareil de photographie, afin de vérifier s’il y restait ou non un dernier cliché à prendre.

– « Pour me faire plaisir ! » s’écria tout à coup Daniel, de cette voix chaude qu’il n’avait pas autrefois, fixant sur Nicole son regard caressant et impérieux. « Si ! Telle que vous êtes là, en chapeau ; et mon ami Thibault près de vous ! »

« Jacques ! » appela-t-il ; et plus bas : « Je vous en prie, je veux absolument vous prendre ensemble ! »

Jacques les rejoignit. Daniel les entraîna de force dans le salon, où la lumière, disait-il, était meilleure.

Mme de Fontanin et Antoine s’attardaient dans la salle à manger.

– « Je tiens à ce que vous ne vous mépreniez pas sur cette visite », concluait Antoine, avec cette brusquerie qui lui semblait donner à ses paroles l’accent de la franchise. « S’il savait que Jacques est ici, et que c’est moi qui l’y amène, je crois qu’il soustrairait mon frère à mon influence, et que tout serait à recommencer. »

– « Pauvre homme », murmura Mme de Fontanin, sur un tel ton qu’Antoine sourit.

– « Vous le plaignez ? »

– « De n’avoir pas su mériter la confiance de fils tels que vous. »

– « Ce n’est pas sa faute, et ce n’est pas non plus la mienne. Mon père est ce qu’il est convenu d’appeler un homme éminent et respectable. Je le respecte. Mais, que voulez-vous ? Jamais, sur aucun point, nous ne pensons, je ne dis pas seulement la même chose, mais je dis : d’une manière analogue. Jamais, quel que soit le sujet, nous n’avons pu nous placer au même point de vue. »

– « Tous n’ont pas encore reçu la lumière. »

– « Si c’est à la religion que vous pensez », dit vivement Antoine, « mon père est excessivement religieux ! »

Mme de Fontanin hocha la tête.

– « L’apôtre Paul était déjà d’avis que ce ne sont pas ceux qui écoutent la Loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui la mettent en pratique. »

Elle éprouvait pour M. Thibault, qu’elle croyait plaindre de tout son cœur, une antipathie instinctive et farouche. L’interdiction dont son fils, sa maison, dont elle-même était l’objet, lui paraissait odieusement injuste et motivée par les plus viles raisons. Se souvenant avec répugnance de l’aspect du gros homme, elle ne lui pardonnait pas de suspecter ce à quoi elle attachait le plus haut prix : son élévation morale, son protestantisme. Et elle savait d’autant plus gré à Antoine d’avoir cassé le jugement paternel.

– « Et vous », demanda-t-elle avec une soudaine appréhension, « est-ce que vous êtes resté pratiquant ? »

Il fit signe que non, et elle en fut si heureuse que son visage s’éclaira.

– « La vérité est que j’ai pratiqué fort tard », expliqua-t-il. Il lui semblait que la présence de Mme de Fontanin le rendît plus lucide ; plus loquace, assurément. C’est qu’elle avait une façon prévenante d’écouter qui prêtait de la valeur à ses interlocuteurs et les encourageait à se hisser pour elle au-dessus de leur niveau habituel. « Je suivais la routine, sans vraie piété. Dieu était pour moi une espèce de proviseur auquel rien ne pouvait échapper, et qu’il était prudent de satisfaire à l’aide de certains gestes, d’une certaine discipline ; j’obéissais, mais je n’y trouvais guère que de l’ennui. J’étais un bon élève en tout ; en religion aussi. Comment ai-je perdu la foi ? Je n’en sais plus rien. Lorsque je m’en suis avisé – il n’y a pas plus de quatre ou cinq ans – j’avais déjà par ailleurs atteint un degré de culture scientifique qui laissait peu de place à des croyances religieuses. Je suis un positif », fit-il, avec un sentiment de fierté ; à vrai dire, il exprimait là des idées qu’il improvisait, n’ayant guère eu occasion ni loisir de s’analyser si complaisamment. « Je ne dis pas que la science explique tout, mais elle constate ; et, moi, ça me suffit. Les comment m’intéressent assez pour que je renonce sans regret à la vaine recherche des pourquoi. D’ailleurs », ajouta-t-il rapidement et en baissant la voix, « entre ces deux ordres d’explications, il n’y a peut-être qu’une différence de degré ? » Il sourit comme pour s’excuser : « Quant à la morale », reprit-il, « eh bien, elle ne me préoccupe guère. Je vous scandalise ? Voyez-vous, j’aime mon travail, j’aime la vie, je suis énergique, actif, et je crois avoir éprouvé que cette activité est par elle-même une règle de conduite. En tout cas, jusqu’à présent, je ne me suis jamais trouvé hésitant sur ce que j’avais à accomplir. »

Mme de Fontanin ne répondit rien. Elle n’en voulait pas à Antoine de s’avouer si différent d’elle. Mais, en son for intérieur, elle remerciait davantage Dieu d’être si constamment présent dans son cœur. Elle puisait dans cette assistance une confiance surabondante et joyeuse, qui, véritablement, rayonnait d’elle : au point que, sans cesse malmenée par l’événement et plus malheureuse à beaucoup près que la plupart de ceux qui l’approchaient, elle avait néanmoins ce privilège d’être pour chacun une source de courage, d’équilibre, de bonheur. Antoine en faisait, à ce moment même, l’expérience ; jamais, dans l’entourage de son père, il n’avait rencontré personne qui lui inspirât cette réconfortante vénération, et autour de qui l’atmosphère fût à ce point exaltante à force d’être pure. Il désira faire un pas de plus vers elle, fût-ce au détriment de la vérité :

– « Le protestantisme m’a toujours attiré », affirma-t-il, bien qu’il n’eût jamais songé aux protestants avant d’avoir connu les Fontanin. « Votre Réforme c’est la Révolution sur le terrain religieux. Il y a dans votre religion des principes d’émancipation… »

Elle l’écoutait avec une sympathie grandissante. Il lui paraissait jeune, ardent, chevaleresque. Elle admirait sa physionomie vivante, le pli attentif de son front ; et, comme il relevait la tête, elle ressentit une joie enfantine à découvrir dans ses traits une particularité qui ajoutait au caractère réfléchi de son regard : la paupière supérieure était chez lui si étroite qu’elle disparaissait presque sous l’arcade sourcilière lorsqu’il avait les yeux grands ouverts, à tel point que les cils venaient presque doubler les sourcils et se confondre avec eux. « Celui qui possède un front pareil », pensait-elle, « est incapable de bassesse… » Alors cette pensée la traversa : qu’Antoine personnifiait l’homme digne d’être aimé. Elle était encore toute vibrante de son ressentiment contre son mari. « Lier sa vie à un être de cette trempe… » C’était la première fois qu’elle comparait quelqu’un à Jérôme ; la première fois surtout qu’un regret précis l’effleurait, et ce soupçon qu’un autre eût pu lui apporter le bonheur. Ce ne fut qu’un élan, passionné, furtif, qui la troubla, d’un coup, jusqu’aux profondeurs, mais dont elle eut honte presque aussitôt, qu’elle maîtrisa du moins sur-le-champ, tandis que s’évanouissait plus lentement l’amertume que la contrition, et peut-être le regret, laissaient derrière eux.

L’entrée de Jenny et de Jacques acheva de libérer son imagination. Du plus loin, avec un geste accueillant, elle les appela près d’elle, de crainte qu’ils ne pussent se croire importuns. Mais, au premier coup d’œil, elle eut l’intuition qu’il s’était passé quelque chose entre eux.

Effectivement.

Aussitôt pris le cliché de Nicole et de Jacques, Daniel avait offert de constater sur l’heure s’il était réussi. Il avait, le matin, promis à Jenny et à sa cousine de leur apprendre à développer, et elles avaient déjà préparé le nécessaire dans une penderie sans emploi, située à l’extrémité du couloir, et dont Daniel se servait naguère comme de chambre noire. Ce placard était si étroit qu’il était malaisé d’y tenir plus de deux. Aussi Daniel avait-il manœuvré de telle sorte que Nicole y entrât la première ; alors, s’élançant vers Jenny, et appuyant une main fébrile sur son épaule, il lui avait glissé à l’oreille :

– « Tiens compagnie à Thibault. »

Elle lui avait jeté un regard clairvoyant, réprobateur ; mais elle avait consenti, tant avait d’action sur elle le prestige de son frère, tant était irrésistible cette façon qu’il avait d’exiger, par la voix, par l’effronterie du regard, par l’impatience de toute son attitude, que l’on se soumît sans différer à son désir.

Jacques, pendant cette courte scène, était demeuré en arrière, devant une vitrine du salon. Jenny le rejoignit, crut s’assurer qu’il n’avait rien surpris du manège de Daniel, et lui dit, avec une moue :

– « Et vous, est-ce que vous faites de la photo ? »

– « Non. »

Elle comprit à l’imperceptible gêne de la réponse qu’elle n’aurait pas dû poser la question ; elle se souvint qu’il venait d’être longtemps enfermé dans une espèce de cachot. Par association d’idées, et pour dire quelque chose, elle reprit :

– « Vous n’aviez pas revu Daniel depuis longtemps, n’est-ce pas ? »

Il baissa les yeux.

– « Non. Très longtemps. Depuis… Cela fait plus d’un an. »

Une ombre passa sur le visage de Jenny. Sa seconde tentative n’était guère plus heureuse que la première : elle semblait avoir voulu rappeler à Jacques l’escapade de Marseille. Tant pis. Elle lui avait toujours gardé rancune de ce drame ; à ses yeux, il en portait toute la responsabilité. De longue date, sans le connaître, elle le détestait. En l’apercevant, ce soir-là au début du goûter, elle s’était souvenue malgré elle du mal qu’il leur avait fait ; et, dès le premier examen, il lui avait déplu sans réserve. D’abord elle le jugeait laid, même vulgaire, à cause de sa grosse tête aux traits mal formés, de sa mâchoire, de ses lèvres gercées, de ses oreilles, de ses cheveux roux qui se cabraient en épi sur le front. Vraiment elle ne pardonnait pas à Daniel son attachement pour un tel camarade ; et, dans sa jalousie, elle s’était presque réjouie de constater que le seul être qui osât lui disputer une part de l’affection fraternelle, eût si peu d’attraits.

Elle avait pris la petite chienne sur ses genoux et la caressait distraitement. Jacques gardait les yeux à terre, songeant lui aussi à sa fugue, puis au soir où il avait pour la première fois franchi le seuil de cette maison.

– « Est-ce que vous trouvez qu’il a beaucoup changé ? » demanda-t-elle afin de rompre le silence.

– « Non », fit-il ; mais, se ravisant soudain : « Pourtant si, tout de même. »

Elle remarqua ce scrupule, et lui sut gré d’être sincère ; pendant une seconde, il lui fut moins antipathique. Cette fugitive rémission fut-elle perceptible à Jacques ? Il cessa de penser à Daniel. Il regardait Jenny et se posait des questions à son sujet. Il n’aurait pas su exprimer ce qu’il entrevoyait de sa nature ; cependant, sous ce visage à la fois expressif et clos, au fond de ces prunelles vivantes mais qui ne trahissaient pas leur secret, il avait deviné l’instabilité nerveuse et le perpétuel frémissement de la sensibilité. L’idée lui vint qu’il serait doux de la mieux connaître, de pénétrer ce cœur fermé, peut-être même de devenir l’ami de cette enfant ? L’aimer ? Une minute il y rêva : ce fut une minute de béatitude. Il avait tout oublié de ses misères passées, il ne lui semblait plus possible d’être jamais malheureux. Ses regards allaient et venaient autour de la pièce, effleurant Jenny avec un mélange d’intérêt et de timidité, qui l’empêchait de remarquer combien l’attitude de la jeune fille était réservée, défensive. Tout à coup, par un renversement fatal de sa pensée, Lisbeth lui apparut : petite chose, familière, domestique, presque rien. Épouser Lisbeth ? La puérilité de cette hypothèse lui apparaissait pour la première fois. Alors ? Un vide soudain se creusait dans sa vie, un vide affreux qu’il fallait combler à tout prix – que Jenny eût tout naturellement comblé – mais…

– « … dans un collège ? »

Il tressaillit. Elle lui parlait.

– « Pardon ? »

– « Vous êtes dans un collège ? »

– « Pas encore », fit-il, tout troublé. « Je suis très en retard. Je prends des leçons avec des professeurs, des amis de mon frère. » Il ajouta, sans penser à mal : « Et vous ? »

Elle fut offensée qu’il se permît de l’interroger, et plus encore par son regard amical. Elle répondit d’un ton sec :

– « Non, je ne vais dans aucune école ; je travaille avec une institutrice. »

Il eut un mot malencontreux :

– « Oui, pour une fille, ça n’a pas d’importance. »

Elle se rebiffa :

– « Ce n’est pas l’avis de maman. Ni de Daniel. »

Elle le dévisageait avec des yeux franchement hostiles. Il s’aperçut de sa maladresse, voulut se rattraper, crut dire quelque chose d’aimable :

– « Une fille en sait toujours assez pour ce qu’elle a besoin… »

Il comprit qu’il s’enferrait ; il n’était maître ni de ses pensées ni de ses paroles ; il eut l’impression que le pénitencier avait fait de lui un imbécile. Il rougit, puis, tout à coup, cette bouffée de chaleur qui lui montait au visage l’étourdit, et il ne vit plus d’autre issue que dans la colère. Il chercha, pour se venger, un trait qu’il ne trouva pas, perdit tout bon sens, et lança avec cet accent de gouaillerie vulgaire que prenait souvent son père :

– « Le principal ne s’apprend pas dans les écoles : c’est d’avoir bon caractère ! »

Elle se retint au point de ne pas même hausser les épaules. Mais comme Puce venait de bâiller bruyamment :

– « Oh, la vilaine ! La mal élevée ! » fit elle d’une voix qui tremblait de rage. « Oh, la mal élevée ! » répéta-t-elle encore une fois, avec une insistance triomphante. Puis elle mit la chienne à terre, se leva, et fut s’accouder au balcon.

Cinq longues minutes s’écoulèrent dans un silence intolérable. Jacques n’avait pas bougé de sa chaise ; il étouffait. Dans la salle à manger, la voix de Mme de Fontanin alternait avec celle d’Antoine. Jenny lui tournait le dos ; elle fredonnait un de ses exercices de piano ; son pied battait la mesure avec impertinence. Ah, elle raconterait tout à son frère, pour qu’il cessât de fréquenter ce malotru ! Elle le haïssait. À la dérobée, elle l’aperçut, rouge et digne. Son aplomb redoubla. Elle chercha ce qu’elle pourrait inventer afin de le blesser davantage.

– « Viens, Puce ! Moi, je m’en vais. »

Et, quittant le balcon, elle passa devant lui comme s’il n’existait pas, et se dirigea sans hâte vers la salle à manger.

Jacques craignit par-dessus tout, en restant là, de ne plus savoir ensuite comment s’en aller. Il la suivit donc, mais sans l’accompagner.

L’amabilité de Mme de Fontanin changea son ressentiment en mélancolie.

– « Ton frère vous a donc abandonnés ? » dit-elle à sa fille.

Jenny, avec un visage fuyant, déclara :

– « J’ai demandé à Daniel de développer mes clichés tout de suite. Oh, il n’en a pas pour longtemps. »

Elle évitait le regard de Jacques, se doutant bien qu’il n’était pas dupe : complicité involontaire qui aggrava leur inimitié. Il la jugea menteuse, et réprouva sa complaisance à couvrir la conduite de son frère. Elle devinait son jugement et s’en trouvait blessée dans son orgueil.

Mme de Fontanin leur souriait, et leur faisait signe de s’asseoir.

– « Ma petite malade a joliment grandi », constata Antoine.

Jacques ne disait rien et regardait à terre. Il sombrait dans le désespoir. Jamais il ne redeviendrait comme autrefois. Il se sentait malade, malade jusqu’au fond de l’âme, à la fois faible et brutal, livré à ses impulsions, jouet d’une implacable destinée.

– « Êtes-vous musicien ? » lui demanda Mme de Fontanin.

Il n’eut pas l’air de comprendre ce qu’elle disait. Ses yeux s’emplirent de larmes ; il se pencha vivement, et fit mine de renouer le lacet de son soulier. Il entendit qu’Antoine répondait pour lui. Ses oreilles bourdonnaient. Il souhaita mourir. Jenny le regardait-elle ?

Il y avait plus d’un quart d’heure déjà que Daniel et Nicole étaient entrés dans le cabinet noir.

Daniel s’était hâté de pousser le loquet et de dérouler les pellicules hors de l’appareil :

– « Ne touchez pas à la porte », dit-il ; « le moindre filet de jour voilerait toute la bande. »

Aveuglée d’abord par l’obscurité, Nicole aperçut bientôt, tout près d’elle, des ombres incandescentes qui se mouvaient dans le halo rouge de la lanterne ; et peu à peu elle distingua deux mains de fantôme, longues, fines, tranchées au poignet, et qui balançaient une petite cuve. Elle ne voyait rien d’autre de Daniel que ces deux tronçons animés ; mais le réduit était si étroit, qu’elle sentait chacun de ses mouvements comme s’il l’eût frôlée. Ils retenaient leur souffle, songeant l’un et l’autre, par une fatale obsession, au baiser du matin, dans la chambre.

– « Est-ce… qu’on voit quelque chose ? » murmura-t-elle.

Il ne voulut pas répondre tout de suite : il savourait la délicieuse angoisse dont était fait ce silence ; et, dispensé de toute retenue par les ténèbres, il s’était tourné vers Nicole et dilatait les narines pour aspirer l’air qui l’enveloppait.

– « Non, pas encore », scanda-t-il enfin.

Il y eut un nouveau silence. Puis, la cuvette, que Nicole ne quittait pas du regard, devint immobile : les deux mains de flamme avaient déserté la lueur de la lampe. Ce fut un moment interminable. Brusquement, elle se sentit saisie à pleins bras. Elle n’eut aucune surprise et fut presque soulagée d’être délivrée de l’attente ; mais elle rejeta le buste en arrière, à droite, à gauche, pour fuir la bouche de Daniel qu’elle espérait et redoutait à la fois. Enfin leurs visages se trouvèrent. Le front brûlant de Daniel heurta quelque chose d’élastique, de glissant et de froid : la tresse que Nicole portait enroulée autour de la tête ; il ne put réprimer un frisson, un léger mouvement de recul ; elle en profita pour lui dérober ses lèvres, juste le temps d’appeler :

– « Jenny ! »

Il étouffa le cri avec sa main, et, debout, appuyé de tout son corps sur celui de Nicole qu’il écrasait contre la porte, il balbutiait, entre ses dents serrées, comme s’il eût le délire :

– « Tais-toi, laisse… Nicole… Chérie adorée… Écoute-moi… »

Elle se défendait moins, il crut qu’elle cédait. Elle avait glissé le bras derrière elle et cherchait le verrou : brutalement le battant céda, un flot de jour viola l’obscurité. Il la lâcha et referma la porte. Mais elle avait aperçu son visage ! Méconnaissable ! un masque chinois, livide, avec des plaques roses autour des yeux qui les allongeaient vers les tempes ; des pupilles rétractées, sans expression ; sa bouche tout à l’heure si mince, et maintenant enflée, informe, entrouverte… Jérôme ! Il n’avait guère de ressemblance avec son père, et, dans ce jet impitoyable de lumière, c’était Jérôme qu’elle avait vu !

– « Mes compliments », fit-il enfin, d’une voix sifflante. « Tout le rouleau est perdu. »

Elle répondit posément :

– « Je veux bien rester, j’ai à vous parler. Mais ouvrez le loquet. »

– « Non, Jenny va venir. »

Elle hésita, puis :

– « Alors, jurez-moi que vous ne me toucherez plus. »

Il eut envie de sauter sur elle, de la bâillonner avec son poing, de déchirer son corsage ; en même temps, il se sentit vaincu.

– « Je le jure », dit-il.

– « Eh bien, alors, écoutez-moi, Daniel. Je… Je vous ai laissé aller beaucoup, beaucoup trop loin. J’ai eu tort ce matin. Mais, cette fois, je dis non. Ce n’est pas pour en arriver là que je me suis sauvée. » Elle avait prononcé ces derniers mots, vite et pour elle seule. Elle reprit, pour Daniel : « Je vous confie mon secret : je me suis sauvée de chez maman. Oh, contre elle, il n’y a rien à dire : elle est seulement très malheureuse… et entraînée. Je ne peux pas vous en dire davantage. » Elle fit une pause. L’image exécrée de Jérôme restait devant ses yeux. Le fils ferait d’elle ce qu’elle pensait que Jérôme avait fait de sa mère. « Vous ne me connaissez pas bien », reprit-elle hâtivement, car le silence de Daniel l’effrayait. « C’est ma faute, d’ailleurs, je le sais. Je n’ai pas été avec vous ce que je suis vraiment. Avec Jenny, oui. Avec vous, je me suis laissée aller, vous avez cru… Mais, au fond, non. Pas ça. Je ne veux pas d’une vie… d’une vie qui commencerait comme ça. Est-ce que ç’aurait été la peine de venir auprès d’une femme comme tante Thérèse ? Non ! Je veux… Vous allez vous moquer de moi, mais ça m’est égal : je veux pouvoir, plus tard… mériter le respect d’un homme qui m’aimera pour de vrai, pour toujours… D’un homme sérieux, enfin… »

– « Mais je suis sérieux », hasarda Daniel, avec un sourire piteux qu’elle devina au son de sa voix. Elle eut aussitôt conscience que tout danger était écarté.

– « Oh non », fit-elle presque gaiement. « Ne vous fâchez pas de ce que je vais vous dire, Daniel : vous ne m’aimez pas. »

– « Oh ! »

– « Mais non. Ce n’est pas moi que vous aimez, c’est… autre chose. Et moi non plus, je ne vous… Tenez, je vais être franche : je crois que jamais je ne pourrai aimer un homme comme vous. »

– « Comme moi ? »

– « Je veux dire : un homme comme tous les autres… Je veux… aimer, oui, plus tard, mais alors ce sera quelqu’un de… enfin quelqu’un de pur, qui sera venu à moi autrement… pour autre chose… Je ne sais pas comment vous expliquer. Enfin un homme très différent de vous. »

– « Merci ! »

Son désir était tombé ; il ne songeait plus qu’à éviter de paraître ridicule.

– « Allons », reprit-elle, « la paix ; et n’y pensons plus. » Elle entrouvrit la porte ; cette fois, il la laissa faire. « Amis ? » fit-elle, en lui tendant la main. Il ne répondit pas. Il regardait ses dents, ses yeux, sa peau, ce visage étalé qu’elle offrait comme un fruit. Il eut un sourire forcé et ses paupières battirent. Elle prit sa main et la serra.

– « Ne gâchez pas ma vie », murmura-t-elle avec une inflexion câline. Et, drôlement, les sourcils levés : « Un rouleau de clichés, ça suffit pour aujourd’hui. »

Il consentit à rire. Elle ne lui en demandait pas tant, et en ressentit un peu de tristesse. Mais, en somme, elle était assez fière de sa victoire, et de l’opinion qu’il aurait d’elle, plus tard.

– « Eh bien ? » cria Jenny dès qu’ils reparurent dans la salle à manger.

– « Raté », fit Daniel sèchement.

Jacques, par dépit, en éprouva du plaisir. Nicole eut un sourire malicieux :

– « Complètement raté ! » répétait-elle.

Mais, voyant que Jenny détournait son visage crispé, et qu’un afflux de larmes troublait son regard, elle courut à elle et l’embrassa.

Jacques, depuis l’entrée de son ami, avait cessé de songer à lui-même : il ne pouvait détacher de Daniel son attention. Le masque de Daniel avait une expression nouvelle, pénible à voir : une contradiction entre le bas et le haut du visage, un désaccord entre le regard voilé, soucieux, fuyant, et le sourire cynique qui relevait la lèvre et désaxait les traits vers la gauche.

Leurs yeux se rencontrèrent. Daniel fronça légèrement les sourcils et changea de place.

Cette défiance blessa Jacques encore plus profondément que tout le reste. Depuis son arrivée, Daniel n’avait cessé de le décevoir. Il en prit conscience, enfin. Pas une minute de véritable contact entre eux : il n’avait même pas pu révéler à son ami le nom de Lisbeth ! Il crut un instant souffrir de cette désillusion ; il souffrait surtout, en réalité, mais sans bien s’en rendre compte, d’avoir osé pour la première fois porter sur son amour un jugement critique, et de s’en être ainsi lui-même dépossédé. Comme tous les enfants, il ne vivait que du présent, car le passé s’évanouissait tôt dans l’oubli, et l’avenir n’éveillait en lui qu’impatience. Or, le présent s’obstinait à avoir aujourd’hui un intolérable goût d’amertume ; l’après-midi s’achevait dans un découragement sans limites. Et lorsque Antoine lui fit signe de s’apprêter pour le départ, ce fut une impression de soulagement pour lui.

Daniel avait aperçu le geste d’Antoine. Il se hâta de rejoindre Jacques.

– « Vous ne partez pas encore ? »

– « Mais si. »

– « Déjà ? » Il ajouta, plus bas : « On s’est si peu vu. »

Lui aussi ne recueillait de sa journée que du désappointement. Il s’y ajoutait du remords vis-à-vis de Jacques ; et, ce qui le navrait davantage encore, vis-à-vis de leur amitié.

– « Excuse-moi », fit-il tout à coup, en poussant Jacques dans l’embrasure de la fenêtre, avec un air humble et si bon, que Jacques, oubliant tous ses déboires, se sentit de nouveau soulevé par un élan de sa tendresse passée. « Aujourd’hui, ça tombait si mal… Quand te reverrai-je ? » continua Daniel d’une voix pressante. « Il faut que je te voie seul, longuement. Nous ne nous connaissons plus bien. Ce n’est pas extraordinaire, toute une année, pense donc ! Mais il ne le faut pas. »

Il se demanda soudain ce qu’allait devenir cette amitié, que, depuis si longtemps, rien n’alimentait plus, rien qu’une fidélité mystique dont ils venaient d’éprouver la fragilité. Ah, il ne fallait pas laisser dépérir ça ! Jacques lui paraissait un peu enfant ; mais son affection pour lui restait entière, et, qui sait ? plus vive peut-être de se sentir ainsi l’aîné.

– « Nous restons chez nous tous les dimanches », disait, au même moment, Mme de Fontanin à Antoine. « Nous ne quitterons Paris qu’après la distribution des prix. » Ses yeux s’éclairèrent. « Car Daniel a des prix », chuchota-t-elle, sans dissimuler son orgueil. « Tenez », ajouta-t-elle brusquement, en s’assurant que son fils lui tournait le dos et ne pouvait l’entendre, « venez, je veux vous montrer mes trésors. » Elle s’élança gaiement vers sa chambre ; Antoine l’accompagna. Dans un tiroir de son secrétaire, gisaient, alignées, une vingtaine de couronnes de laurier en carton peint. Elle referma presque aussitôt le meuble et se mit à rire, un peu gênée de s’être laissée aller à cet enfantillage. « Ne le dites pas à Daniel », dit-elle, « il ne sait pas que je les garde. »

Ils revinrent en silence jusqu’au vestibule.

– « Eh bien, Jacques ? » appela Antoine.

– « Aujourd’hui, ça ne compte pas », dit Mme de Fontanin en tendant à Jacques ses deux mains : elle le regardait avec insistance ; on eût dit qu’elle avait tout deviné. « Vous êtes ici chez des amis, mon petit Jacques : toutes les fois que vous voudrez venir, vous serez le bienvenu. Et le grand frère aussi, cela va sans dire », reprit-elle en se tournant vers Antoine, avec un geste gracieux.

Jacques chercha Jenny des yeux ; mais elle avait disparu avec sa cousine. Il se pencha vers la petite chienne, et mit un baiser sur son front satiné.

Mme de Fontanin revint dans la salle à manger afin de remettre la table en ordre. Daniel, qui la suivait distraitement, vint s’adosser au chambranle de la porte, et, silencieux, alluma une cigarette. Il pensait à ce que lui avait dit Nicole : pourquoi lui avait-on caché que sa cousine s’était sauvée de chez elle, qu’elle était venue chercher refuge chez eux ? Un refuge contre quoi ?

Mme de Fontanin allait et venait avec cette aisance de mouvements qui lui conservait l’allure d’une jeune femme. Elle songeait à la conversation d’Antoine, à tout ce qu’il lui avait appris sur lui, sur ses études et ses projets d’avenir, sur son père. « Un cœur loyal », se disait-elle ; « et quel beau front… » Elle chercha une épithète : « méditatif », ajouta-t-elle avec un élan joyeux. Elle se souvint alors de l’idée qui l’avait traversée : une seconde, en esprit, n’avait-elle pas péché, elle aussi ? Les paroles de Gregory lui revinrent à la mémoire. Et tout à coup, sans raison précise, elle sentit monter une telle allégresse, qu’elle posa l’assiette qu’elle tenait pour passer les doigts sur son visage, pour palper, lui semblait-il, cette joie sur ses traits. Elle vint à son fils, surpris, mit gaiement les mains sur ses épaules, le regarda jusqu’au fond des yeux, l’embrassa sans rien dire, et brusquement quitta la pièce.

Elle alla droit à son bureau, et, de sa grosse écriture d’enfant, un peu tremblée, elle écrivit :

« Mon cher James,

« J’ai été bien orgueilleuse devant vous. Qui de nous a le droit de juger ? Je remercie Dieu de m’avoir éclairée encore une fois. Dites à Jérôme que je renonce à demander le divorce. Dites-lui… »

Les mots dansaient à travers ses larmes.

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