I LA FILLE DU PRINCE DE BAKHTAN ET L’ESPRIT POSSESSEUR

Le monument qui nous a conservé ce curieux récit est une stèle découverte par Champollion dans le temple de Khonsou à Thèbes, enlevée en 1846 par Prisse d’Avenue et donnée par lui à la Bibliothèque Nationale de Paris. Il a été publié par :

Prisse d’Avenue, Choix de monuments égyptiens, in f°, Paris, 1847, Pl. XXIV et p. 5.

Champollion, Monuments de l’Égypte et de la Nubie, in-4°, Paris, 1846-1874. Texte, t. II, p. 280-290.

Champollion avait étudié cette inscription et il en a cité plusieurs phrases dans ses ouvrages. Elle fut traduite et reproduite avec luxe sur une feuille de papier isolée, composée à l’Imprimerie Impériale pour l’Exposition universelle de 1855, sous la surveillance d’Emmanuel de Rougé. Deux traductions en parurent presque simultanément :

Birch, Notes upon an Egyptian Inscription in the Bibliothèque Impériale of Paris (from the Transactions of the Royal Society of Literature, New Series, t. IV), Londres, in-8°, 46 p.

E. de Rougé, Étude sur une stèle égyptienne appartenant à la Bibliothèque Impériale (Extrait du Journal Asiatique, cahiers d’Août 1856, Août 1857, Juin et Août-Septembre 1858), Paris, in-8°, 222 p. et la planche composée pour l’Exposition de 1855.

Les travaux postérieurs n’ajoutèrent d’abord que peu de chose aux résultats obtenus par E. de Rougé. Ils furent acceptés entièrement par :

H. Brugsch, Histoire d’Égypte, in-4°, Leipzig, 1859, p. 206-210,

H. Brugsch, Geschichte Ægyptens, in-8°, Leipzig, Hinrichs, 1877, p. 627-641.

Le récit a partout l’allure d’un document officiel. Il débute par un protocole royal au nom d’un souverain qui a les mêmes nom et prénoms que Ramsès II-Sésostris. Viennent ensuite des dates échelonnées tout le long du texte ; les détails du culte et du cérémonial pharaonique sont mis en scène avec un soin scrupuleux, et l’ensemble présente un caractère de vraisemblance tel qu’on a pendant longtemps considéré notre inscription comme étant un document historique. Le Ramsès qu’elle nomme fut inséré dans la XXe dynastie, au douzième rang, et l’on s’obstina à chercher sur la carte le pays de Bakhtan qui avait fourni une reine à l’Égypte. Erman a reconnu avec beaucoup de sagacité qu’il y avait là un véritable faux, commis par les prêtres de Khonsou, dans l’intention de rehausser la gloire du dieu et d’assurer au temple la possession de certains avantages matériels.

A. Erman, Die Bentreschstele, dans la Zeitschrift für Ægyptische Sprache, 1883, p. 54-60.

Il a démontré que les faussaires avaient eu l’intention de mettre au compte de Ramsès II l’histoire de l’esprit possesseur, et il nous a rendu le service de nous débarrasser d’un Pharaon imaginaire. Il a fait descendre la rédaction jusqu’aux environs de l’époque ptolémaïque ; je crois pouvoir l’attribuer aux temps moyens des invasions éthiopiennes. Elle fut composée au moment où la charge de grand-prêtre d’Amon venait de tomber en déshérence, et où les sacerdoces qui subsistaient encore devaient chercher à s’approprier, par tous les moyens, la haute influence qu’avait exercée le sacerdoce disparu.

Depuis lors, le texte a été traduit, en anglais par Breasted, Ancient Records of Egypt, t. III, pp. 429-447, en allemand par A. Wiedemann, Altægyptische Sagen und Mærchen, in-8°, Leipzig, 1906, p. 86-93.

Le récit renferme un thème fréquent dans les littératures populaires : un esprit, entré au corps d’une princesse, lutte avec succès contre les exorcistes chargés de l’expulser, et il ne s’en va qu’à de certaines conditions. La rédaction égyptienne nous fournit la forme la plus simple et la plus ancienne de ce récit. Une rédaction différente, adaptée aux croyances chrétiennes, a été signalée par :

O. de Lemm, die Geschichte von der Prinzessin Bentresch und die Geschichte von Kaiser Zeno und seinen zwei Töchtern, dans les Mélanges Asiatiques tirés du Bulletin de t’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 599-603, et dans le Bulletin, t. XXXII, p. 473-476.

Un égyptologue moderne a repris la donnée de notre texte pour en faire le sujet d’une petite nouvelle :

H. Brugsch-Bey, Des Priesters Rache, Eine historisch beglaubigte Erzählung aus der Ægyptische Geschichte des zwölften Jahrhunderts vor Chr., dans la Deutsche Revue, t. V, p. 15-41.

Erman a signalé dans notre document une recherche d’archaïsme et des fautes de grammaire assez graves. On comprend que les prêtres de Khonsou aient cherché à imiter le langage de l’époque à laquelle ils attribuaient le monument. On comprend également qu’ils n’aient pas pu soutenir partout avec autant de fidélité le ton vieillot et qu’ils aient pris parfois l’incorrection pour l’archaïsme. Leurs propositions sont gauchement construites, l’expression de leur idée vient mal, leur phrase est courte et sans relief. Enfin, ils ont prêté à un roi de la XIXe dynastie des procédés de gouvernement qui appartiennent surtout aux souverains de la XXe. Ramsès II, dévot qu’il était, ne se croyait pas obligé de soumettre à l’approbation des dieux toutes les affaires de l’État : ce sont les derniers successeurs de Ramsès III qui introduisirent l’usage de consulter la statue d’Amon en toute circonstance. Ces réserves faites, on peut avouer que le texte ne présente plus de difficultés à l’interprétation et qu’il se laisse traduire sans peine, avec un peu d’attention : comme le Conte des deux Frères, on peut le placer avec avantage entre les mains des débutants en égyptologie.

La stèle est surmontée d’un tableau où l’une des scènes du conte est mise en action sous nos yeux. À gauche, la bari de Khonsou, le bon conseiller, arrive portée sur les épaules de huit individus et suivie de deux prêtres qui lisent des prières : le roi, debout devant elle, lui présente l’encens. À droite, la bari de Khonsou, qui règle les destinées en Thèbes, est figurée, tenue par quatre hommes seulement, car elle est plus petite que la précédente : le prêtre qui lui offre l’encens est le prophète de Khonsou, qui règle les destinées en Thèbes, Khonsouhânoutirnabit. C’est probablement le retour du second dieu à Thèbes qui est illustré de la sorte : Khonsou le premier vient recevoir Khonsou le second, et le prêtre et le roi rendent un hommage égal chacun à sa divinité.

*

* *

L’Horus, taureau vigoureux, chargé de diadèmes et établi aussi solidement en ses royautés que le dieu Atoumou ; l’Horus vainqueur, puissant par le glaive et destructeur des Barbares, les rois des deux Égyptes Ouasimarîya-satpanrîya, fils du Soleil, Rîyamasâsou Maîamânou, aimé d’Amonrâ maître de Karnak et du cycle des dieux seigneurs de Thèbes ; le dieu bon, fils d’Amon, né de Maout, engendré par Harmakhis, l’enfant glorieux du Seigneur universel, engendré par le Dieu mari de sa propre mère, roi de l’Égypte, prince des tribus du désert, souverain qui régit les barbares, à peine sorti du sein maternel il dirigeait les guerres, et il commandait à la vaillance encore dans l’œuf, ainsi qu’un taureau qui pousse en avant, – car c’est un taureau que ce roi, un dieu qui sort, au jour des combats, comme Montou, et qui est très vaillant comme le fils de Nouît.

Or, comme Sa Majesté était en Naharaina selon sa règle de chaque année, que les princes de toute terre venaient, courbés sous le poids des offrandes qu’ils apportaient aux âmes de Sa Majesté, et que les forteresses apportaient leurs tributs, l’or, l’argent, le lapis-lazuli, la malachite, tous les bois odorants de l’Arabie, sur leur échine et marchant en file l’une derrière l’autre, voici, le prince de Bakhtan fit apporter ses tributs et mit sa fille aînée en tête du cortège, pour saluer Sa Majesté et pour lui demander la vie. Parce qu’elle était une femme très belle, plaisante à Sa Majesté plus que toute chose, voici, il lui assigna comme titre celui de Grande épouse royale, Nafrourîya, et, quand il fut de retour en Égypte, elle remplit tous les rites de l’épouse royale.

Et il arriva en l’an XV, le 22 du mois de Payni, comme Sa Majesté était à Thèbes la forte, la reine des cités, occupé à faire ce pourquoi il plaît à son père Amonrâ, maître de Karnak, en sa belle fête de Thèbes méridionale, le séjour favori où le dieu est depuis la création, voici qu’on vint dire à Sa Majesté : « Il y a là un messager du prince de Bakhtan, qui vient avec beaucoup de cadeaux pour l’épouse royale ». Amené devant Sa Majesté avec ses cadeaux, il dit en saluant Sa Majesté : « Gloire à toi, Soleil des peuples étrangers, toi par qui nous vivons », et, quand il eut dit son adoration devant Sa Majesté, il se reprit à parler à Sa Majesté : « Je viens à toi, Sire, mon maître, au sujet de Bintrashît, la sœur cadette de la royale épouse Nafrourîya, car un mal pénètre ses membres. Que ta Majesté fasse partir un savant pour la voir ». Lors, le roi dit : « Amenez-moi les scribes de la double maison de vie qui sont attachés au palais ». Dès qu’ils furent venus, Sa Majesté dit : « Voici, je vous ai fait appeler pour que vous entendissiez cette parole : « Amenez-moi d’entre vous un habile en son cœur, un scribe savant de ses doigts ». Quand le scribe royal Thotimhabi fut venu en présence de Sa Majesté, Sa Majesté lui ordonna de se rendre au Bakhtan avec ce messager. Dès que le savant fut arrivé au Bakhtan, il trouva Bintrashît en l’état d’une possédée, et il trouva le revenant qui la possédait un ennemi rude à combattre. Le prince de Bakhtan envoya donc un second message à Sa Majesté, disant : « Sire, mon maître, que ta Majesté ordonne d’amener un dieu pour combattre le revenant ».

Quand le messager arriva auprès de Sa Majesté, en l’an XXIII, le 1er de Pakhons le jour de la fête d’Amon, tandis que Sa Majesté était à Thèbes, voici que Sa Majesté parla de nouveau en présence de Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil, disant : « Excellent seigneur, me voici de nouveau devant toi, au sujet de la fille du prince de Bakhtan ». Alors, Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil, fut transporté vers Khonsou qui règle les destinées, le dieu grand qui chasse les étrangers, et Sa Majesté dit en face de Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil : « Excellent seigneur, s’il te plait tourner ta face à Khonsou qui règle les destinées, dieu grand qui chasse les étrangers, on le fera aller au Bakhtan ». Et le dieu approuva de la tête fortement par deux fois. Alors Sa Majesté dit : « Donne-lui ta vertu que je fasse aller la Majesté de ce dieu au Bakhtan, pour délivrer la fille du prince de Bakhtan ». Et Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil, approuva de la tête fortement, par deux fois, et il fit la transmission de vertu magique à Khonsou qui règle les destinées en Thèbes, par quatre fois. Sa Majesté ordonna qu’on fît partir Khonsou qui règle les destinées en Thèbes, sur une barque grande, escortée de cinq nacelles, de chars et de chevaux nombreux qui marchaient, de droite et de gauche. Quand ce Dieu fut arrivé au Bakhtan en l’espace d’un an et cinq mois, voici que le prince de Bakhtan vint avec ses soldats et ses généraux au-devant de Khonsou, qui règle les destinées, et il se mit à plat ventre, disant : « Tu viens à nous, tu te rejoins à nous, selon les ordres du roi des deux Égyptes Ouasimarîya-satpanrîya ». Voici, dès que ce Dieu fut allé au lieu où était Bintrashît et qu’il eut fait les passes magiques à la fille du prince de Bakhtan, elle se trouva bien sur-le-champ et le revenant qui était avec elle dit en présence de Khonsou, qui règle les destinées en Thèbes :

« Viens en paix, dieu grand qui chasses les étrangers, Bakhtan est ta ville, ses gens sont tes esclaves et moi même je suis ton esclave. Je m’en irai donc au lieu d’où je suis venu, afin de donner à ton cœur satisfaction au sujet de l’affaire qui t’amène, mais ordonne Ta Majesté qu’on célèbre un jour de fête pour moi et pour le prince de Bakhtan ». Le Dieu fit à son prophète un signe de tête approbateur pour dire : « Que le prince de Bakhtan fasse une grande offrande devant ce revenant ». Or, tandis que cela se passait entre Khonsou qui règle les destinées en Thèbes et entre ce revenant, le prince de Bakhtan était là avec son armée frappé de terreur. Et, quand on eut fait une grande offrande par-devant Khonsou qui règle les destinées en Thèbes, et par-devant le revenant du prince de Bakhtan, en célébrant un jour de fête en leur honneur, le revenant s’en alla en paix au lieu qu’il lui plut, selon l’ordre de Khonsou qui règle les destinées en Thèbes.

Le prince de Bakhtan se réjouit grandement ainsi que tous les gens de Bakhtan, et il s’entretint avec son cœur, disant : « Puisque ce Dieu a été donné au Bakhtan, je ne le renverrai pas en Égypte ». Or, après que ce Dieu fut resté trois ans et neuf mois au Bakhtan, comme le prince de Bakhtan était couché sur son lit, il vit en songe ce Dieu sortant de sa châsse, en forme d’un épervier d’or qui s’envolait vers l’Égypte ; quand il s’éveilla, il était tout frissonnant. Alors il dit au prophète de Khonsou qui règle les destinées en Thèbes : « Ce Dieu qui était demeuré avec nous, il retourne en Égypte : que son char aille en Égypte ! » Le prince de Bakhtan accorda que ce Dieu partît pour l’Égypte, et il lui donna de nombreux cadeaux de toutes bonnes choses, ainsi qu’une forte escorte de soldats et de chevaux. Lorsqu’ils furent arrivés à Thèbes, Khonsou qui règle les destinées en Thèbes se rendit au temple de Khonsou en Thèbes, le bon conseiller : il mit les cadeaux que le prince de Bakhtan lui avait donnés de toutes bonnes choses en présence de Khonsou en Thèbes, le bon conseiller, il ne garda rien pour son propre compte. Or, Khonsou, le bon conseiller en Thèbes, rentra dans son temple en paix, l’an XXXIII, le 19 Méchir, du roi Ouasimarîya-satpanrîya, vivant à toujours, comme le Soleil.

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